mardi 5 novembre 2024

Profession : Charon

Au tournant des années 90 j’étais à une croisée des chemins. Enfin, c’est ce que je croyais à ce moment-là. Je pouvais compter sur une éducation rock empruntée à un frère aîné né en 66 via une impressionnante collection de vinyles, et donc d’un socle assez solide en matière de rock sudiste, de nouvelle vague heavy metal anglaise et de fondamentaux blues et rock progressif, que je venais de copieusement malmener le long d’années collège, puis lycée. On était fin 80, en plein dans le courant goth-wave que j’avais personnellement atteint via une courte incartade punk initiée au contact des 1er albums de Trust ou d’Iron Maiden (je ne connaissais encore ni les New York Dolls, ni les Stooges, ni le Gun Club), quelques morceaux de bravoure de Motörhead, et de joyeux drilles hexagonaux comme Oberkampf : les Cramps et autres Stray Cats avaient mis assez vite tricardes les excentricités de The Exploited et autres Dead Kennedys en finissant de me tracer une voie royale bordée des coups d’éclats de New Model Army jusqu’aux bras des Lords Of The New Church, de Birthday Party puis de Bauhaus, et de là, la longue nationale 80’s s’était déroulée dans la spirale Siouxsie&The Banshees/Joy Division/The Cure/And Also The Trees, avec une approche prudente de Leonard Cohen et une autre de Laurie Anderson : le 1er me demanderait plus d’attention bien plus tard, la 2nde m’entraîna dans les limbes électroniques de Krafwerk, de Devo, de Yazoo puis d’Anne Clark, et enfin, de Depeche Mode.

Ce fut grâce à cet ultime engouement synthétique, et l’achat de cette batterie électronique pour les répétitions de « Vox In Excelso », projet de deux frères camarades de classe joueurs de DX7 m’ayant « recruté » pour jouer dans leur garage, que j’entamais une longue ère de répétitions fumeuses en qualité de pseudo-batteur (stoppée finalement à temps, heureusement).

Je ne crois pas aux apprentissages isolés. En matière de musique, je reste convaincu que seul l’échange, à défaut d’une certaine forme de mentorat, permet de dépasser ses certitudes et ses zones de confort : c’est la chambre d’ado de mon frère, jouxtant ma chambre d’enfant, qui m’a  forgé aux décibels australiens d’AC/DC et de Rose Tatoo, aux riffs teutons d’Accept et de Scorpions, ou français de l’Abrial Stratagème Group et de Warning ; transformée en coin fumeur de bacheliers, c’est encore à cette chambre mitoyenne que je dois ma découverte d’Echo & The Bunnymen, des Dogs, de Flock Of Seagulls, d’Hoodoo Gurus, d’Opposition, des Chameleons, de The Passions ou encore de The The, quand mes nouveaux camarades de collège aux cheveux encore timidement crêpés m’ouvraient les portes d’Xmal Deutschland, de The Cult, de Christian Death et de Kas Product, jusqu’à ce qu’une muse aux chaussures pointues ne m’initie aux Jesus And Mary Chain, à Cocteau Twins, à Dead Can Dance et aux Sisters Of Mercy.

Pour une raison que je ne m’explique pas, personne ne parlait vraiment de Bowie, à ce moment-là. Dieu sait ce que la « new-wave » lui devait pourtant, à lui et à Brian Ferry, mais il ne se résumait  essentiellement qu’à une scène de l’adaptation cinématographique d’Uli Edel du « Nous, les enfants de la Station Zoo » (plus connu en  tant que « Moi, Christiane F… »), dans lequel il délivrait un live terriblement graphique… Pour l’anecdote, j’apprendrais bien plus tard que Bowie se produisant chaque soir à Broadway à l'époque du tournage (octobre 1980), Ulrich Edel a dû redécorer le Hurrah, un nightclub de New York, pour tourner cette séquence afin qu’elle rappelle à peu près le club de Berlin dans lequel la scène s’était réellement passée… Tout avait l’air pourtant si « allemand », dans ce « Station To Station » en blouson rouge… Je suis donc resté fasciné par David Bowie uniquement à l’image, dans « Furyo » d’abord, puis évidemment dans « The Hunger » (avec cette autre scène d’ouverture inoubliable, tous les fans de Bauhaus me comprennent) sans me douter un seul instant, durant encore dix longues années (oui, je sais…) qu’il était tellement autre chose que l’andouille gesticulante de « Dancing In The Street »… Bref.

C’est de la même façon qu’un énième groupe de garage (de cave, en l’occurrence) dans lequel je me suis retrouvé un peu plus tard derrière les fûts d’une Tama Superstar couleur lie-de-vin m’a fait rencontrer un guitariste qui m’a fait à son tour l’offrande d’une découverte, et changer de route. Vaguement obsessionnel comme on le devient tous probablement un peu à la pratique d’un instrument, je me vautrais alors dans le travers de la fascination pour la virtuosité, noyé dans la discographie de Zappa, des premiers Yes et de King Krimson, en avouant quelques détours du coté de Toto et de Steve Lukather, voire de Joe Satriani, ne choisissant plus que  la plupart de mes nouveaux « coups de cœur » en fonction de la technique du batteur : je dévorais Jack DeJohnette avec Herbie Hancock ou Miles Davis, Narada Michael Walden avec Jeff Beck, Dennis Chambers avec John Scofield, Sheila E. avec Prince, et « Spectrum » de Billy Cobham me servait de livre de chevet.  Autant dire que ma culture Blues se résumait à quelques brûlots sudistes musclés du type du « Marauder » de Blackfoot et des deux premiers AC/DC : finalement presque rien. Un immense retard à rattraper. Un fossé, un autre univers à explorer. Ce guitariste m’ouvrit une nouvelle « porte de conscience » : Robert Johnson, BB King, puis très vite Larry Mc Cray, Johnny Winter, Jimi Hendrix évidemment, JJ Cale, Robert Cray, Muddy Waters, Lightnin’ Hopkins, la liste finirait par être ennuyeuse mais tous me ramenèrent aux sources de la passion initiale ancrée par mon frère aîné, jusqu’à trois bombes allant durablement dynamiter ma décennie suivante : le ZZTop de la décennie 70>79, Stevie Ray Vaughan, et Rory Gallagher.

De fil en aiguille, période aidant, de Zappa je passai à Living Colour (avec sa triplette associée King’s X/Fishbone/Jane’s Addiction), de Prince aux Funkadelic et Parliament de George Clinton, de John Scofield à John Mellencamp, d’Herbie Hancock à TM Stevens, dans un joyeux foutoir de blues pur et dur d’une part, et de « funk fusion » de l’autre.

Pendant ce temps, la vague Grunge et le revival rock anglais passaient sous mes fenêtres dans mon indifférence crasse et distanciée : j’étais occupé ailleurs. Je jetais un œil désabusé sur le clip de « Smells Like Teen Spirits » passant sur TV6, ignorais scrupuleusement Oasis, The Verve, Eels, et Blur : le seul combo « anglais » ayant mon attention était Supergrass, et le seul combo grunge, Soundgarden. Aérien, royal, indéboulonnable, Nick Cave continuait d’hanter mes platines avec une constance invariable, me rapprochant aussi sûrement de Leonard Cohen que possible, auquel je succombai, paradoxalement, après à la lecture de « Beautiful Losers ».

Probablement saturé de qualitatif (!), je finis par replonger dans le heavy-metal jusqu’à la lie à mes 30 ans, assoiffé de 2nd degré, d’adrénaline et de colère ouvrière : il faut dire que j’officiais dans une salle de concert en pleine apogée, et que le maelstrom permanent de lives auxquels j’assistais m’avait placé dans une posture inédite : j’étais moi-même devenu un « passeur/prescripteur ».

Avec le recul, rien de pire que cette situation où l’on n’apprend plus rien, convaincu qu’une « culture 360° » laquée, acquise jour après jour au contact quasi quotidien du rock, du rap, du reggae, du jazz, du blues, de la chanson française, du nu-métal et de l’émo avait fait de moi une sorte d’érudit. J’étais devenu blasé, et donneur de leçons.  Je m’acoquinai donc avec un trio de survivants 80’s et en leur compagnie, replongeai avec délectation dans l’univers de mon enfance dans une aventure amplifiée de reprises méticuleusement piochées dans le spectre des slim-héros : Judas Priest, Accept, Trust, UFO, Rainbow, Scorpions, Iron Maiden, Uriah Heep, WASP : les santiags aux pieds, j’avais quitté les fûts pour le chant et écumai les bars de bikers le micro à la main dans une catharsis libératoire (et logiquement avinée).

Un nouveau prophète me sortit de cette ornière à l’aube des années 2000 : leader charismatique d’un groupe shoegaze en train de créer une hype locale, érudit au possible et fan de Brian Eno, il me renvoya dans les cordes salvatrices de mon ignorance, avec un rattrapage en bonne et due forme de toute la vague indie à laquelle j’avais fait la nique : à mesure que l’époque me confrontait à l’arrivée des Strokes, des Arctic Monkeys, des Rakes et autres Franz Ferdinand, il me fit découvrir Oneida, Sonic Youth, Shellac, DeerHunter, les Liars et (re)découvrir calmement les Beatles, My Bloody Valentine, David Bowie et le Velvet Undeground tandis que je m’intéressai à nouveau à de nouvelles choses et en recreusai certaines autres, de Morphine à Talk Talk et à Sixteen Horse Power en passant par Ween et les Swans ou Godspeed You Black Emperor, jusqu’à cette claque inopinée reçue en pleine poire un beau matin de juin 2012, au réveil d’une soirée particulièrement arrosée, à souffler devant ma télé : un quintet d’inconnus habillés de noir déboulant sur le plateau du Live de la Semaine de Canal +. Ce fut ma dernière révélation, 12 ans en arrière : Mark Lanegan. Pas un mois sans que ne revienne sur ma platine, depuis, un des albums solo de ce gars-là.

Plus une seule révolution émotionnelle de cette ampleur-là, non plus. Ce fut la dernière.

Je navigue désormais entre de régulières incursions dans l’Americana des 70’s (CSN&Y en tête), d’incontournables retours dans les discographies de Lou Reed, de Nick Cave et des Beatles, quelques incartades chez Jack Black, Lana Del Rey et David Eugene Edwards, ceci pour compenser la probable dernière prescription stylistique de cette longue quête musicale d’un Graal : celle de ma fille, et de ses propres enthousiasmes encore génialement totalitaires pour la « musique urbaine », dans laquelle je trouve parfois de nouveaux plaisirs fugaces à mesure que je m’efforce de m’intéresser à ses propres fulgurances.

Je ne pense plus, désormais, connaître d’autre illumination de l’ampleur de celles que j’ai connues : je pense que ma quête de « prescripteur/mentor » a pris fin, et que j’ai réuni autour de moi l’ensemble des œuvres qui constituent mon bonheur acoustique, où se sont glissées entretemps quelques œuvres de Debussy et de Chopin.  

J’assiste encore à quelques concerts avec plaisir, sans jamais plus ressentir de déflagration massive physique. J’aime la musique dans son ensemble, sans parti pris, mais ma famille est constituée. Son arbre généalogique, fort de près de 900 pièces, est à portée de ma main.

Je me sens comblé, et serein, en regardant une époque qui génère des œuvres et des auteurs avec une frénésie inégalée et une richesse déroutante, dans une facilité d’accès, de diffusion et de partage inédite ; je la regarde reléguer définitivement le rôle de « passeur » au passé, en pensant qu’il n’y a plus de prescripteur ni de découvreur, et qu’il n’y a désormais plus rien à transmettre que de l’Histoire.

Je me suis régalé.