dimanche 25 décembre 2011

Aie... 40 années... écossaises ?

Que n'ai-je appris la luge
Que n'ai-je appris à skier
Sans me soucier du déluge
De la texture des glaciers
Que n'ai-je glissé
Que n'ai-je fondu
Sur ton balconnet
Que n'ai-je été torride
Que n'ai-je tombé la veste
Lâché du lest
Pris de l'altitude
Avant de piquer
Déchaîner les esprits
Parmi les êtres et les cèdres
Faire la tournée des grands ducs
La nuit de l'Epiphanie
Et puis les autres nuits
Tendre l'arquebuse
Jusqu'à me rompre

Que n'ai-je pris l'Everest
Pour une aspérité
Sommé l'amour et le reste
De s'entrelacer à jamais
Que n'ai-je visé
Que n'ai-je été stupide
Au point de succomber
En Ecosse des gosses écossent
Des chimères en chair et en os
D'accortes soubrettes les escortent
En Ecosse des gosses précoces
Chopent des crampes
A faire l'amour à tue-tête
A bâtons rompus

(A. Bashung / J. Fauque)

jeudi 22 décembre 2011

Trop court...

Neuf jours. La course a été si rapide que me voilà déjà parvenu, dernière page repliée, couverture carressée. Et il reste neuf jours. Et moi qui pensais tenir avec "L'épaisse fourrure des Quadricornes" mon dernier livre de 2011... Me voilà bredouille. En dehors de collecter quelques informations sur ce couple (?), J et D Le May, je n'ai plus qu'à goûter au souvenir déjà nostalgique de cette plongée fulgurante dans la Science-Fiction des 70's avec laquelle j'ai pensé tenir une fin d'année de lecture fantastique : "Un bohneur insoutenable" d'Ira Levin, et ce surprenant "L'épaisse fourrue des Quadricornes", avalés sans aucune pause l'un à la suite de l'autre. Ira Levin et sa fresque grandiose, épique, dont se sont inspirées tant de remarquables oeuvres d'anticipation ; les mystérieux J et D Le May et leur récit somptueux, au style radical et essentiel. Deux livres de poche aux couvertures ridées, aux pages brunes et odorantes, aux reliures en perdition, passés de mains en mains depuis quatre décennies au moins. Quel voyage ! Mais voilà qu'il est cruel de constater, après ces 370 + 218 pages d'anticipation, que je n'ai été moi même capable d'aucune anticipation sur la probabilité de venir à bout de ces deux ouvrages bien plus vite que prévu ! Car me voilà bel et bien orphelin d'un livre, et d'un ultime : celui qui finira cette année à laquelle je devrai mes quarante ans. Merde. Et si je tombe sur une bouse ? Me voilà soudainement contrarié. Non, bien plus que ça. Je me sens menacé. La médiocrité et la bêtise rôdent derrière d'innombrables couvertures, d'innombrables auteurs, d'innombrables rayonnages. Parmi eux, un livre, un seul. Et neuf jours. La nuit va être longue.

mardi 13 décembre 2011

Indie-niais

A la recherche désespérée d’une cause ou d’une idée qui parvienne encore, in extremis, à rassembler des hommes revenus de tout autour d’une émotion commune pour ne pas avouer que tout est foutu, l’ensemble des média, internet en tête, s’est rué sur le plus pathétique mouvement politique que les sociétés humaines aient jamais généré depuis l’agora grecque : les indignés. Une révolte désabusée brandissant l’étendard de sa propre déprime, une bouderie adulte terrassée par sa médiocrité, assise en place publique avec pour unique existentialisme la poignée de secondes durant laquelle elle sera délogée par une escouade de gendarmes, engloutie par sa revendication stérile : violés par leurs propres amants, baisés avec leurs propres capotes, souillés par leurs propres fluides, les citoyens des années deux mille se réveillent pâteux, et aigris, se mettent à grommeler quelque chose d’inaudible là où leurs aïeux hurlaient, criaient et se menaçaient de mort, haine et espoir mêlés dans la foi d’un lendemain autre. Parce que leur acte fondateur réside dans le seul fait d’avoir réussi à être écœuré de ce que leur délivre en masse leur télé, leur ordinateur ou leur portable, simplement parce qu’ils se sont surpris à vouloir arrêter le défilé de ce surréaliste mépris, de cet affront obséquieux, de ce permanent outrage à leur égard les voilà descendus sur un trottoir, moitié badaud moitié expérimentateur urbain, la remontrance dans les poches, la rebiffade dans la barbe, la contradiction dans le sittin, partageant une même lassitude, aussi ridicules que méprisables, un caprice laidement utopique en bandoulière, à la recherche de l’épanouissement personnel ultime déguisé sous un costume pseudo-altruiste mal raccommodé. Aucun d’entre eux n’est vraiment prêt à lâcher ce qu’il possède. Aucun d’entre eux n’est prêt à soutenir une idée au point de s’y sacrifier, d’ailleurs, quelle idée ? Ils partagent juste un grand écœurement de ce que le monde qu’ils conduisent à bout de bras est. Et comme cela ne sert strictement à rien, et qu’ils ne font peur à personne, et qu’ils ne font frémir personne, et qu’ils ne font rêver personne, et qu’ils ne donnent de l’espoir à personne, et qu’ils ne font rien briller, les gendarmes les délogent, et le reste des autres les regarde se faire déloger, sans parvenir à en penser quelque chose. Les Indignés, c’est le degré zéro de la révolte populaire, un programme politique de patron de bistrot mais sans le verre ni l’ivresse ni les potes, bref, la politique de tonton Jeannot mais sans le repas de Baptême arrosé au Bordeaux.
Et bien, voilà qu’arrivent aussi les indignés de la musique. Merde. Enfants difformes et débiles du mouvement Indie des 90’s, voilà les punk-voteurs : les Indie-niais. A l’image de leurs homologues qui s’indignent de la tournure de la politique sans avoir aucune idée politique à proposer, les Indie-niais de la musique se mettent en colère après le système de la musique sans chercher à en bâtir un autre : ils veulent la musique libre – à bas la Sacem – mais quand après d’innombrables péripéties ils finissent par signer sur un label, merde si personne la paye jamais cette musique, finalement c’est pas si cool parce que les artistes c’est aussi des travailleurs; ils abhorrent les mass media vendus aux major mais dès qu’un de leur titre a l’heur d’être joué par l’un d’eux – souvent à une heure creuse et confidentielle, dans une émission « indie quelque chose » (hé hé…)), ils inondent les réseaux sociaux pour prévenir la terre entière de ce succès d’estime ; ils assurent ne pas courir après le succès mais passent leur temps à payer de pseudo photographes branchés pour réaliser des clichés d’icônes fashion visibles sur internet – sur quoi d’autre ? – accompagnés de l’éternelle supplique : « faites tourner »… Comme leurs homologues pseudo-politiques, les indie-niais sont en train d’inventer un nouveau courant pour succéder à l’Indie révolutionnaire violent et propagandiste de leurs haineux aînés talentueux bienheureux dont tous se revendiquent car désormais, faire de la musique n’est plus une question d’éthique, plus même une question de choix mais bel et bien de fatalité : faire de la musique, c’est forcément être condamné à être Indie, n’est-ce pas ? Les maisons de disque sont partie intégrante de la société : en dehors des intégristes, les familles nombreuses disparaissent, on se contente tous d’un ou deux enfants, que l’on élève consciencieusement dans un confort et un soin constant, et on ne peut prendre en charge toute la misère du monde n’est-il pas ?

Allons, pour les groupes post 2010, l’Indie est devenu le Findie.

Finally Dependant.

Faire de la musique soit disant intellectuelle, incomprise, fragile, subtile, planante, captivante, remplie de références, un peu chiante, vaguement dépressive, un peu anonyme, un peu timide, un peu abstraite, un peu bancale, faire semblant que le fait qu’elle reste confidentielle est plus ou moins voulu pendant qu’on rame corps et trippes à la recherche désespérée de contacts professionnels viables, et qu’en attendant, on écume toutes les formes de mécénat possibles pour survivre avec cette épée de Damoclès pendue au-dessus de la trentaine - atroce perspective de devoir se résigner à aller travailler comme une merde -, à commencer par ces incontournables subventions publiques disséminées avec un raffinement sadique comme les miettes de pain du petit poucet tout au long d’un chemin sans fin qui ne mène nulle part dans l’immense périmètre d’une forêt domaniale sombre et incompréhensible abritant très régulièrement des cabanes de passeurs de toutes sortes qui ne savent plus eux-mêmes où se trouve la clairière...

Indignés comme leurs compères politiques (avec lesquels ils ont souvent des accointances d’ailleurs), nos indie-niais dénoncent ainsi, tout le long de leur ballade champêtre famélique et dénuée du talent viscéral qui fait les aventures, l’indifférence de ces châteaux surplombant les bois dans lesquels ils s’échinent, mignonnes créatures célestes ridicules et confiantes, et ils se sentent obligés de les vilipender d’autant plus violemment que du haut de leurs donjons ils les ignorent et les snobent, eux qui n’ont d’autre issue que de compter, depuis la fange des basses-fosses, les meurtrières qui les séparent de la chambrine princière.

Sort noblement « indie ». Enfin… atrocement Findie.

Moi je dis que soit l’on se lasse et l’on se désintéresse, on se détourne, on passe son chemin et on devient un inutile je-m’en-foutiste zombifiant heureux aux dents cariées, on fait des bubulles avec sa bouche, on mâche des brins d’herbe et on continue à fumer, ce qui est parfaitement dans l’air du temps, plus joyeux, plus nihiliste, plus égo-jouissif, con et proto-chaotique, soit on invente, surprend, créée, façonne, détourne, bâtit, prouve, innove, bataille, change, ahane, sue, érige, bourdonne, cloue, étaye, éveille, foisonne, dissémine, voyage, consolide, échange, visionne, sourit, rayonne.

Mais s’indigner, à part faire chier, je vois pas.

lundi 12 décembre 2011

Japoniaiseries

J’ai découvert Murakami avec « Le Passage de la Nuit » ; pas celui de ses romans le plus poussé mais il a eu, pour moi, le mérite d’introduire son œuvre avec beaucoup d’intelligence. Ce fût donc une sorte de chance, car connaissant mes goûts en matière de littérature les probabilités eurent été grandes que je me trouve réfractaire à ce Hit-writer se réclamant de Fante ; il s’en est donc fallu de peu pour que je rate l’embranchement de son autoroute génialement singulière. Pour autant, je ne me considère pas in fine comme un grand lecteur de Murakami. Son onirisme surréaliste persiste à m’incommoder d’une façon ou d’une autre, me renvoyant aux réticences que j’éprouve quasi-systématiquement au contact des formes artistiques issues de la culture nippone, à quelques exceptions près.
Il m’a fallu beaucoup plus de temps pour comprendre qu’il existait un autre Murakami ; en y réfléchissant, j’avais posé à plusieurs reprises un œil circonspect au hasard de critiques et d’allusions à l’auteur nippon m’ayant parues très décalées, voire totalement incongrues par rapport à ce que j’avais pu en goûter. Le voile s’est finalement levé grâce à Frédéric Beigbeder (encore lui !), à l’occasion d’un vibrant hommage rendu à un Murakami, mais non à celui qu’il qualifie lui-même de « grand auteur nobelisable » mais à « l’autre », le prénommé Ryû… comme le héros de Street Fighter.
Sans même avoir pris la peine d’en savoir plus je suis donc tombé amoureux de ce double, recollant enfin les morceaux tout en salivant à l’avance de ce Dark Vador murakamien, interface néfaste et graisseuse de l’autre, jumeau féroce à demi caché, car enfin, qui, en dehors d’une certaine élite et bien sûr des japonais eux-mêmes qui eux, l’adulent et le récompensent de prix, connaît ce Ryû ayant eu le désagréable destin de se vouloir non seulement écrivain, mais aussi homonyme ET compatriote d’un des auteurs contemporains les plus adulés de sa génération ? Avouons-le, ce qui m’excitait tenait dans la promesse d’un plaisir auquel je goûte tout particulièrement : devenir capable de minimiser un talent universel auquel j’avais dû rendre grâce à contrecœur, non pas par pur esprit de contradiction, mais au moyen d’un argument fondé, brillant et quasi-confidentiel m’extrayant soudainement d’une masse consensuelle inévitable – car enfin, il faudrait être con ou aveugle ou ignare ou les trois à la fois pour ne pas reconnaître à Haruki Murakami un véritable génie littéraire - au profit d’une identité distinguée - et distinguable - : à priori, j’en étais convaincu, il allait falloir être con, aveugle ou ignare pour ne pas reconnaître à Ryû Murakami un indéniable terrible talent.
Une fois « Thanatos » en main, la confrontation s’est donc présentée comme la finalisation purement protocolaire d’un contrat conclu par avance et à distance entre Ryû et moi. Il ne restait plus qu’à jouir de mes deux cent trente deux pages et rien que le titre me le disait : l’affaire était entendue. Et puis curieusement – devra-t-on dire, évidemment ? – une sensation s’est installée dès les premières pages : celle d’être plongé dans un bain déjà goûté, un bain que je qualifierai désormais de… tokyoïde. Certes, tout différenciait Ryû d’Haruki : sa crudité, sa narration métallique (qualificatif dont il use d’ailleurs à l’envi), ses personnages inversement maniérés, le décor totalement décalé, l’incongruité de la trame, la virulence des actes, la violence des dialogues, le fatalisme torturé, mais d’autre part, oui, d’autre part, je retrouvais sans l’ombre d’un doute une atmosphère que j’avais rencontrée pour la première fois dans… Le Passage De La Nuit. Creusement insectoïde de la solitude, délabrement affectif, errance nocturne, distanciation entre sexe et amour, délitement des racines et des références, peur primale et lassitude atavique, cruauté gratuite, la liste s’allongeait au fil des pages, inexorablement.
Existait-il donc un nouveau « Tokyo style » littéraire, un courant romanesque nippon en pleine ascension ? Autre hypothèse : j’étais moi-même la cible d’un auto-conditionnement ayant soudé d’une façon ou d’une autre les deux auteurs dans mon esprit au point de trouver de profondes similitudes entre les deux ouvrages, phénomène inconscient par lequel je refoulais une trop grande envie d’y trouver de profondes différences. Troisième hypothèse : je n’étais qu’un lecteur ouest-européen face à deux auteurs japonais, et n’étais capable d’appréhender leur expression respective qu’au moyen d’un cadre restreint dans le giron duquel les deux ouvrages devenaient inévitablement voisins ; les japonais appréhendaient-ils pareillement deux romans d’auteurs français traduits dans leur langue au point de trouver, par exemple, de nombreuses similitudes entre, disons, Maurice Dantec et Jean-Philippe Toussaint ?
Les livres c’est toujours de grandes quantités d’eau. J’en étais à me dire des choses inutiles comme celle-là tout en me rendant compte, mais très lentement, que mon esprit n’inventait rien. Il n’était pas question d’idée nouvelle ou d’une progression quelconque mais juste d’un vagabondage qui m’avait fait échouer sur un lieu commun. Lorsque j’en suis venu à matérialiser l’expression « se plonger dans un livre », j’ai réalisé à quel point mon cheminement venait d’être vain. J’en étais arrivé là tout en lisant ce Thanatos bizarre et obsédant qui venait de me ramener au souvenir d’une après-midi d’août bien réelle où je m’étais retrouvé à déjeuner dehors chez une famille de gitans sédentaires. Leur maison n’avait rien de particulier, elle était vaste et meublée sans aucun goût, il s’agissait de l’une de ces constructions modernes bon marché aux plans rabâchés à l’infini, perchée sur une colline entourée d’un bois humide. En dehors de deux chevaux décharnés paissant dans un pré à l’entrée de la propriété, rien ne ressemblait vraiment à l’idée que je m’étais faite d’une maison de gitan. Les gens eux-mêmes m’avaient semblé très éloignés de l’idée que je m’en étais faite, bien que nous ayons reçu quelques vagues recommandations sur la route concernant quelques élémentaires fautes de goût à éviter. Ils étaient nombreux mais je venais moi-même d’une famille nombreuse ; les femmes étaient brunes et buvaient comme des hommes mais ma femme était d’origine juive et aimait boire. Les hommes étaient petits et très musclés et seul quelque chose dans leur yeux faisaient légèrement vaciller, une sorte de férocité sous-jacente, quelque chose qui fouillait votre propre regard mais dont on pouvait finalement se détourner sans grande difficulté et c’était en fait une sorte de pique-nique élaboré, une grande tablée bancale installée à l’ombre de quelques arbres distordus, il faisait bon, je ne me rappelle pas de ce que nous avions mangé, quelque chose d’assez ordinaire, de la viande et de la salade et des chips par exemple. Après le repas, comme cela arrive souvent, une sorte de léthargie s’était emparée des convives et la tablée s’était flétrie sans réelle organisation ; nous avions fini par nous allonger à même l’herbe à quelques pas à peine des reliefs du repas et les hommes parlèrent de leur voisin qui tirait parfois à la carabine dans la direction de leur maison quand ils faisaient trop de bruit. Les heures ont passé, des conversations décousues et calmes bruissaient sans longueur, des échanges paresseux dénués de fond prononcés à voix basse, tantôt autour de chaises longues tantôt debout, une assiette ou un verre à la main, un bout de gâteau à moitié mangé à débarrasser, avant qu’un mouvement de réveil ne se produise sur les coups de seize heures. Il s’agissait « d’aller se baigner », idée toujours à moitié plaisante mais porteuse de l’espoir de venir à bout de derniers restes de torpeur. En fait nous n’avons fait que quelques pas pour tomber sur une sorte d’étang rectangulaire sans berges, large d’une bonne trentaine de mètres, entouré de buissons d’herbes hautes jaunies. L’eau était verte et quelques canards gisaient au hasard d’ajoncs émergeant par touffes depuis le fond. Une odeur rance remplie d’humidité et de moustique voletait dans l’air avec une certaine gentillesse, rien ne donnait vraiment envie de se plonger là-dedans pas même une véritable chaleur, pourtant ils sont descendus sur les fesses jusqu’à la surface immobile épaisse, s’y sont plongés lentement puis ont effectué quelques brasses grimaçantes à l’affût de remontées de vases ou de nuages de coléoptères, ca a fait des remous marrons, des cris ont fusé, quelqu’un a amené du café puis ils sont remontés sur un bord moins boueux grâce à une main tendue. L’impression générale qui m’en était restée était celle d’un bain putride et une sorte de dégout m’avait saisi à l’idée de plonger des corps dans cette matière pourtant nappée d’une lumière étincelante presque divine dispensée par un soleil à mi-hauteur. En fait, le plaisir doucereux du dîner en fut assombri. Le livre de Ryû Murakami était en train de me faire penser à cet étang, je me baignais dedans à reculons tout en éprouvant un plaisir incompréhensible à cette onde poisseuse et odorante. C’était un instant étrange, je me suis dit aussi que je n’arriverai plus jamais à travailler tout en sachant que ce n’était pas vrai, que je n’avais pas pu arriver à ce stade ou j’aurai pu oublier mon éducation laboriste pour affronter une oisiveté complexe et dépressive telle que je la vivais pour l’heure. Je me suis dit que j’aimerai qu’écrire devienne mon travail, que j’en retire un moyen de subsistance. Je ne suis pas arrivé à m’astreindre à aller me laver et j’ai traîné une grande partie de la matinée dans de vieux vêtements poussiéreux en fumant des cigarettes, les yeux rougis par la nuit mauvaise et inutile que j’avais passée. Je savais que j’avais encore trois livres en réserve et ce sentiment était rassurant, je pouvais tenir encore un certain temps entre lire et écrire, je me disais aussi que lire n’est finalement pas une activité oisive mais plutôt éprouvante où il faut donner de sa personne et subir d’étranges déambulations le corps couvert d’eaux putrides d’étangs inattendus, je me suis dit qu’en fait, la plupart des gens trouveraient ça contraignant de passer des journées entières à lire des choses qui interfèrent l’esprit et maculent le corps, sans autre but, je me suis dit que cela pourrait s’apparenter à une sorte de travail puis j’ai trouvé que cette idée était aussi fausse qu’il était possible d’avoir une idée fausse et il a fallu que je range ma cuisine car l’heure du repas s’avançait, très timide, mais obtuse.

lundi 5 décembre 2011

Ailleurs, peut-être...

Continuer à boire, c’est tout ce qu’ils cherchent. Tous les trois, comme l’éternelle formule du vivant, un plus un plus un, triangle équilatéral de toutes les aventures. Au tournant du virage, les deux premiers s’engouffrent face au vent glacial, ils serrent les coudes à l’intérieur de leur veste d’hiver, soudainement pris par un froid terrible à la sortie de l’antre cocoonique dans laquelle ils s’étaient liquéfiés jusqu’à l’instant d’avant, œuf chaleureux de paroles ébrouées et de néons vitrifiants. Le troisième, car le troisième est toujours la pointe maîtresse, a pris un peu de retard, parce qu’il boite. Cheveux longs catogan à l’indienne sur casquette Motul, cheveux blancs moustache, tout de jean vêtu, ne craint pas le froid. Il craint la marche, pas le froid. Le poison court déjà dans ses veines à la vitesse du diésel, lent et effroyable, brûlant comme un sexe de femme trop visité, la morsure du froid, la claque du vent n’y peuvent rien faire, il est passé dans le corps du serpent, peu importe le froid, c’est la pente qui fait mal, mal à son dos, à ses jambes, à sa boiterie. Le plus frileux, veste en mauvais cuir trop grande sur pantalon de toile noir aux plis marqués, se réfugie derrière ses lunettes en fourrant ses mains osseuses au fond de ses poches gigantesques. Quant au troisième, il part de l’avant comme un boxeur. Continuer à boire. Continuer à boire. Le premier bar vient de fermer et il est à peine neuf heures, on a beau être en hiver quand le feu brûle les tempes c’est à peine l’aube, mais l’homme au catogan fait déjà peser l’ombre sur cette expédition suicide au milieu de l’hiver du crépuscule, il vitupère il est fermé les gars il est fermé mais les deux autres ne l’écoutent pas, il fait froid ils veulent marcher ils veulent boire il faut marcher vers l’avant vers là-haut vers la lumière bon sang qu’il fait froid merde, tous veulent continuer à boire parce que boire c’est chaud c’est fort c’est bruyant c’est lumineux c’est bon, c’est salé de cacahuètes de monde refait de colères bouffonnes, c’est chaud de filles rêvées de filles faciles de filles qu’on insulte, alors certainement que peut-être en haut de la côte, après le carrefour l’autre est encore ouvert il est moins chaud il est moins matriciel il est moins copains mais y’aura de la musique ou le tiercé sur l’écran du fond, de la liqueur jaune qui rend beau qui rend fou qui rend fier qui rend fort, alors marchons le long de la côte même si l’homme au catogan dit qu’il sera fermé, d’ailleurs il les a rattrapés parce qu’il force davantage, il boîte mieux car faut dire qu’il était là depuis le milieu de l’après-midi peut-être même avant et que lorsque les deux autres sont arrivés il était déjà à l’affût, déjà familier, il voulait déjà que les néons s’éclairent et arrosent de leur crachat pourri la galerie de gueules d’anges qui arpentent sur place d’éternels kilomètres de rancœur, alors il boîte et il n’a pas froid malgré sa veste en jean qui laisse s’engouffrer le vent de la côte comme un pont d’autoroute, même si l’autre serre ses mains dans ses poches stupides au point que son manteau de cuir s’en resserre ridiculement autour de sa taille en lui dessinant une jupe d’hébétude, même si le premier fonce toujours vers la promesse mitigée dans ses épaules carrées de docker brisé aux cheveux ras poivre et sel, mâchoire au vent, parce que peut-être là-haut, après la côte, après le carrefour, la porte sera encore ouverte et la lumière allumée, là-haut, à l’autre bar qui pue le cigare.
Mais arrivé au carrefour, l’homme à la casquette et au catogan l’avait dit, ils le voient bien que c’est fermé, alors le froid devient soudainement plus mordant, la vie retrouve immédiatement sa laideur en pire, la nuit est vraiment tombée et neuf heures merde en fait c’est déjà neuf heures, alors le trio éclate comme sous l’effet d’un gaz lacrymogène et s’étoile en trois branches distinctes, l’homme au catogan blanc qui luit sous le réverbère s’attarde en plein milieu de la route déserte en gesticulant sur le passage clouté, prêt à haranguer une voiture insistante, le second s’enroule dans sa veste de cuir comme dans une couverture et comme c’est le moins chanceux il ne lui reste qu’à faire demi-tour et redescendre de là d’’où ils étaient venus, gaillards et bruyants, au pas de course comme un fantôme coupable hésitant et frigorifié, et le troisième, le docker, s’engouffre dans la rue adjacente pour profiler sa silhouette massive et renfrognée à l’angle mort d’un trottoir tangent. Continuer à boire. Mais chacun chez soi, cette fois, avec ses emmerdes, sa femme ulcérée, sa solitude affreuse, sa cuisine carrelée, une bouteille émergeant d’un placard à bouton de cuivre et un verre qui se boira sans plus d’ivresse, juste parce qu’il faut continuer de boire. Demain, nous serons tous morts, de toutes façons.

jeudi 1 décembre 2011

Comment tu chausses ?

D’une part, les Converse deviennent définitivement l’attribut « lol » des bourgeoises quinquagénaires tandis que les sneakers du Bronx bourgeonnent aux pieds d’emo-gothiques white-trash ; puis voilà que Joey Starr arbore toutes dents dehors de rutilantes paires de Doc Martens, et que Rihanna prend la pose chaussée de Creepers. Ce multi-mix désinvolte, accumulation de crimes fashion, est bien l’apanage de cette méta-culture mondialisée en plein nihilisme identitaire : fi des tribus, clans et familles proto-urbaines appliquées à instaurer des codes millimétrés et initiatiques, l’ère est au fourre-tout, et dans ce capharnaüm contemporain les chaussures, qui n’ont jamais rien fait d’autre que de refléter avec une précision chirurgicale le pouls du cœur inexorablement renouvelé de la mode, son éternelle soif adolescente d’une place à se faire dans une société qui s’interdit de s’installer plus d’une génération dans un même univers, noient inexorablement leur puissance iconographique dans de savants mésusages sans plus de message, si creux soit il.
Car, si l’on y réfléchit, contre qui ou quoi les générations futures pourront-elles s’élever, se distinguer, se révolter, se distancier ou se soustraire si tout n’est plus que bouillie redondante et colorée et que plus aucun clan, mouvement ni modèle n’émerge de ce magma faussement jouissif et virtuellement ignorant ? Sommes-nous inexorablement condamnés par ce mécanisme anthropophage à regarder en arrière pour revisiter à contre-coeur les temps glorieux des singularités culturelles urbaines ? Nos enfants devront-ils se contenter de remâcher de façon compulsive la très courte histoire de phénomènes culturels passés, toujours usurpateurs et systématiquement dictatoriaux, ayant superbement émaillé le demi-siècle précédent ?
Heureusement, les pires d’entre tous continuent de préserver jalousement une distinction que personne ne songe à leur envier : le port de la Derby ou du mocassin de cuir carré, rejoint depuis peu sur ce podium de la chaussure infecte par l’apparition du modèle Todd’s dont la semelle picotée remonte légèrement derrière le talon, à porter de préférence pieds nus.
Une fois de plus, si les riches n’étaient pas là, le monde courrait à sa perte. Que les pauvres soient maudits, eux et leur manie de tout vouloir tout de suite et en même temps.