dimanche 25 octobre 2009

la mathématique du square


Il y a là cette étrange folie, dans nos mégapoles, de créer une chaîne improbable partant de concepteurs de mobilier urbain et aboutissant face à nos sociétés malades où tout ce qui est donné en pâture aux gens finira invariablement par subir un assaut visant à le détruire.
Eux créent des objet devant allier -théoriquement - confort, utilité et pragmatisme à modernité, pureté, voire beauté dans le paysage urbain.
Ensuite, il y a les ouvriers municipaux et leur poésie dadaïste.
Enfin, voilà les dispositifs livrés au peuple.


Aujourd'hui, je jette mes canettes vides dans un container, à l'entrée d'un square. Comme la plupart de ces petites placettes ayant, vers la fin du XIXème, égayé les fins de semaines des citadins grâce à leur carré de verdure ironisant sous l'assaut des premiers véhicules à moteur, celle-là a fini par être recouverte de ce bitume rose incroyablement envahissant, qui, une fois sali (ce qui arrive très vite), prend la couleur d'une viande à la fraîcheur douteuse.
Les quatre sempiternels platanes qui ceignent ce square, le tronc parsemé de bubons difformes, tous atteints de cette lèpre mystérieuse faisant se déliquescer leur écorce, s'enfoncent dans leur carré délimité, asphyxiés de déjections canines. Jusque là, rien de très surprenant.
Mais voilà, il y a ces chaises.


Elles sont incassables, parce qu'en acier. Elles sont intransportables, parce que scéllées au béton dans le fameux bitume rose. De fait, quelqu'un a dû décider de leur agencement, et ce, pour l'éternité. Au nombre de huit, elles sont implantées selon des logiques distinctes et cohabitantes, soit: un petit ilot de 3, deux petits ilots de 2, et une toute seule. Le problème, c'est que: l'ilot de 3 chaises rend toute conversation impossible tant elles ont été scéllées au sol loin les unes des autres; du coup, le dispositif est très inconfortable aussi en l'absence de discussion, puisque les gens qui s'y installent sont matériellement face à face, malgré tout.
Les deux ilots de deux sièges, eux, obéissent à la logique inverse : les chaises se tournent le dos. Venir en amoureux dans ce square est inutile, venir à deux avec qui que ce soit, stérile. Enfin, la chaise toute seule, comme un fait-exprès, trône presque au beau milieu du square lui-même. Quiconque souhaite s'y installer prend le risque de subir immédiatement le regard de tous les occupants du square, des passants, des gens attablés au café d'en face et des mégères Rmistes rivées à leur balcon, et se devra d'adopter un flegme de circonstance, comme jadis l'aurait fait une statue d'Edmond Rostand.


Inutile de se voiler la face : les squares de quartier ne sont plus que les prés carrés des exclus de l'abondance : des grappes anémiées de rebus de notre dadaïste société suicidaire, paricide et infanticide, se les approprient en catimini. C'est à eux de s'adapter à ce Saugrenu. Là où ils en sont arrivés, ils ne s'interrogent d'ailleurs plus guère sur la logique de cette disposition ouvertement à l'encontre de tous sens humain, et finalement, ça leur va à merveille : ils peuvent se cotoyer sans se parler, se regrouper sans se mélanger, s'ignorer sans se banir, et crever au vu et au su de nous autres, plantés sur leurs chaises incassables comme les platanes dans leurs merdes de chien : seuls, exposés, humiliés et las.
Les chaises, elles sont belles. Plutôt réussies, niveau design. Confortables, je sais pas. Je n'ai jamais trouvé le courage de m'immiscer dans ce monde parallèle et immobile auquel elles ont donné corps, quelquepart entre oeuvre contemporaine illustrant la beauté imbécile de notre époque, ou enfer silencieux et sadique aménagé dans les entrailles de ma ville devenue folle.

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