Contracter la maladie du baiser lors de sa toute jeune adolescence fait, usuellement, en garder un souvenir doucereux, où la pénibilité d’une immense fatigue physique s’est élevée au rang d’une noblesse à la fois révolutionnaire - devenir soudain tout ce que l’on espère, une sorte de Marquis de Sade dépravé en proie à quelque vile affection liée au stupre et suscitant une évidente gêne sociale chez ses parents dès lors que le voisinage s’enquiert-, et résolument romantique, tout soumis que l’on se trouve, tel un Lautréamont ignorant, à la fois aux aléas d’un spleen le plus terrible, et des attaques perfides, invisibles et sinueuses du poison de l’Amour… Comme souvent avec cette maladie, le diagnostic est tardif : l’on végète ainsi dans un état semi langoureux quelques jours, à la frontière de quelque chose de foncièrement désagréable, avant que le diagnostic ne tombe, aussi surprenant pour soi que pour ses géniteurs effarés.
Bien plus tard, au lendemain d’une mi-vie, il ne s’agit guère de salive ; ou plutôt si : ce serait le baiser de la vie qui empoisonne parfois gentiment les humeurs et laisse pantelant, inerte, vaguement neurasthénique, coincé entre deux mondes.
Comme par exemple, cerné d’une part par Marc Aurèle et ses « Pensées à moi-même », pur chef d’œuvre de stoïcisme antique rabat-joie et pompeux, délicieusement désuet, terriblement moralisateur, ignoblement juste et visionnaire. Il s’acoquine immédiatement avec le mini fascicule de Schopenhauer putassièrement intitulé «L’Art d’avoir toujours raison », éloge décortiquant l’outrageux principe de la Dialectique éristique. Ces deux-là, coude à coude, n’ont alors de cesse de faire les yeux doux au sachet de runes feutré précautionneusement rangé dans le dos d’une étagère discrète, dont les méandres interprétatifs ne se lassent d’abandonner l’interrogateur pantelant dans de longues errances mystiques dépourvues de sens pratique mais inversement gorgées de méditations dont l’égocentrisme chic réconforte très agréablement le fantasme d’être un passeur de Mondes.
De l’autre, des séries minutieuses d’exercices physiques astreignants mais stériles, de longues marches dans ce vent glacé venu du nord dont on sort les muscles endoloris, des brossages de dents interminables menés debout en arpentant la demeure couvert d’un châle de femme, sans but mais avec ordonnance, des kilomètres d’exercices mentaux (calcul, cruciverbie compulsive, mnémotechnique), une humeur soupe-au-lait explosive, une consommation monomaniaque de tabac et de café, séparés ou conjugués, et d’assourdissantes sommes de télé-travail.
Au milieu, à peine refermé, Jim Harrison. On pourrait probablement se déposséder de tous les ouvrages qui s’entassent dans un logis pour former cette bibliothèque incontrôlable que l’on finit généralement par arpenter avec cette même amnésie stupide, et remplacer tout ça uniquement par des livres de Jim Harrison : on ne regretterait rien. Et il y a les meubles, aussi. Ce rapport étroit et inexplicable que l’on noue avec eux. Et puis quand on rit c’est finalement de soi-même, avec tellement de franchise, avec tellement de laisser-aller, de libération que ça étonne. S’enfermer dans un cirque empierré de vides préoccupants, un même sourire imbécile aux lèvres, insupportablement morne. Faire brûler l’Oliban, qui est un acte pur abandonné à une populace hébétée constituée de pseudo-hippies, d’atroces amateurs de reggae et d’aficionados de philosophies Fen-Shui puisées dans des magazines de mode criards ; choisir dans l’éventail précis des senteurs musquées millénaires celle qui imprègnera sans la moindre pitié chaque centimètre carré de son logis. Les Boswellia mâles, seuls végétaux producteurs de la précieuse résine à côté de laquelle, dans l’antiquité, l’Or même ne faisait que pâle figure, vont disparaître.
Rester.
Comme ça, pour rien.
Plus que l'Arbre. Plus que l'Arbre que l'on brûle.
Plus que le livre et plus que les meubles.
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarg.>