dimanche 2 décembre 2012

On l'appelait La Titanide

Quand force est de s’apercevoir que l’on a dépassé l’âge de l’enthousiasme et que de surcroît, on a cumulé quantité d’heures enfermé dans les salles obscures (celles où l’on regarde des gens vivants en vrai prendre des poses sous des faisceaux de lumière en générant un bruit plus ou moins harmonieux, pas les autres où l’on se dispute un accoudoir avec un troupeau d’ados décérébrés qui baissent la tête dans le noir pour loucher sur un tweet luminescent en gloussant avant d’éventrer à plusieurs l’encolure de sachets plastiques bruyants tout en faisant rouler des canettes vides sous les sièges ou faisant d’atroces bruits de succion à l’aide d’une paille plongée dans une poche plastique contenant le jus d’un fruit inexistant, et accessoirement, levant la tête vers un écran sur lequel est projeté un film) au contact de musiciens en attente de scène, avant qu’ils y montent, pendant qu’ils y sont, puis après qu’ils en soient descendus, on en vient inexorablement à bougonner plus que nécessaire. Oh, pas à se lasser, ça non, être récepteur de musique vivante reste en soi une expérience sensationnelle, mais bougonner, ça oui. Si l’on tente quelques audacieuses métaphores, le gourmand du dimanche matin au visage encore marqué des stigmates d’une taie d’oreiller ne s’émerveille plus non plus totalement devant une fournée d’éclairs au café pourtant tout frais luisants derrière la plaque vitrée de son boulanger, ça aurait même tendance à finir par l’agacer un peu cette habitude dominicale à ramener un dessert à partager en famille, pas plus que le brocanteur ne se sent davantage ému quand il tombe sur son neuvième buffet en noyer, comme il le fut à l’acquisition du premier qu’il allât chercher lui-même au volant de sa fourgonnette dans un hangar de banlieue... Mais il arrive encore que certaines lueurs reparaissent dans un regard un peu prématurément ferreux : ce nouveau beignet mis en vitrine à la boulangerie ce matin-là, à base de vanille Tahiti ; ce nœud dans le bois d’un pied de lampe qui luit soudain sous la patine jusqu’à ressembler à un sarment de vigne… Parce qu’évidemment, l’amateur de pâtisserie garde toujours au cœur l’émotion de sa gourmandise qui, de façon certaine, ne manquera pas d’allumer son petit interrupteur, et pareillement, l’amateur de vieux meubles patinés guettera en permanence cette caresse qu’il pourrait laisser courir du revers de la main sur une courbe bosselée ou le long d’une arête de tiroir. Pareillement, l’amateur de musique vieillissant, s’il bougonne désormais davantage que ce qu’il s’enthousiasme, garde dans sa poitrine ce même genre d’interrupteur qui tient les gens vivants, dans le même coin de ventricule, prêt à être commuté. Bien souvent, il rentre à la nuit tombée l’esprit las, les oreilles usées, le goût des choses un peu émoussé. Bien souvent il arpente, circonspect, des étendues infinies de fichiers aux titres laconiques qui s’entredévorent sur des serveurs numériques, des océans de vidéos empilées les unes au dessus des autres dans d’interminables descentes d’écrans, des stations d’écoute de grands magasins se succédant comme des poteaux électrifiés exposant de nouvelles pochettes comme des totems jetables, des rivières de commentaires à la l’éternelle surenchère de compliments consanguins, des forêts d’articles de presse tronqués, acerbes ou inutilement dithyrambiques, éternellement à la recherche de l’étincelle qui allumera son commutateur, englué et morose dans une quête aussi têtue qu’éperdue tapissée de souvenirs pendus comme des oripeaux dans une chambre d’adolescent abandonnée à la poussière. Et voilà qu’arrive ce vendredi soir. Le vendredi, bien sûr, c’est, au choix, l’ancien jour de paie des ouvriers (cf « Le vendredi c’est demi » de Desproges), celui du début du week-end (qui, crise et dérive oblige, a été finalement avancé au jeudi, lui-même ex-mercredi pour les écoliers d’antan), celui des « Bordels » du brillant blog « Après la pub », celui de la création d’Adam et Eve (erreur magistrale qui a demandé au Très Haut de prendre une RTT immédiatement après pour digérer sa boulette), bref, le jour dédié à Vénus (la mère d’Eros, qui trompe son mari Vulcain avec son frère Mars, et qui, à ce titre, a logiquement été déclarée Reine de l’Amour parce que prendre le Dieu de la Guerre pour amant après avoir accompli son devoir conjugal avec le Dieu Forgeron, faut être balèze, hein, faut avoir la santé…).

Donc, en ce vendredi soir 30 novembre et alors que je rejoins en partie une bande d’amis fidèles pour aller assister au concert donné par l’autre partie de ces amis fidèles ayant l’heur d’être musiciens, je ne me doute pas vraiment que Phoebe Killdeer & The Short Straws sera l’occasion précieuse de commuter mon interrupteur personnel, qui avait d’ailleurs vaguement tendance à gripper depuis quelques temps… Oui, impossible de prévoir ce genre de choses à l’avance, dès lors que l’on ne se rend pas au chevet scénique d’un de ces groupes légendaires dont on sait à l’avance qu’ils combleront sans coup férir nos attentes: Phoebe Killdeer et les Short Straws, c’est de toute évidence un bon pari, en toute probabilité un groupe terrible mais soyons réalistes, à l’Espace Julien et en première partie d’Eiffel, à priori, peu de chances de voir« rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux ». Une émotion sincère, un plaisir ouvert, une chaleur réconfortante, ça oui, incontestablement, mais le coup du commutateur, non, quand même… Alors me voilà à pénétrer dans le hall d’accueil de l’Espace julien - qui mérite toujours son titre de « hall d’accueil le moins accueillant de tous les halls d’accueils de la terre, toutes catégorie de halls d’accueil confondues – décontracté du gland, presque jovial, sans la moindre vigilance, seul car vaguement en avance sur ceux de mes amis spectateurs mais néanmoins vaguement en retard sur ceux de mes amis ferraillant déjà sur scène, aussi innocent que l’enfant Jésus dans son petit panier, à pousser la porte à double battant me séparant de la salle pour atterrir sur l’amoncellement traditionnel de spectateurs aux mains dans les poches qui vous lancent ce regard haineux qui veut dire « merde, encore un con qui pousse la porte, fais chier, on peut pas être tranquille deux minutes » auquel je réponds instinctivement par un non-moins classique regard signifiant « hey mec, si tu plantais pas pile devant la porte, d’une part ça aiderait les gens à pouvoir rentrer sans avoir à te frotter le dos, et tu sais quoi, ça te permettrait même de profiter du concert en t’approchant de la scène, t’es quand même pas là pour regarder le truc de loin sinon t’as qu’à aller au Dôme (ben oui, ce soir, y’a Scorpions au Dôme… Scorpions… Si si, les teutons spécialistes en slows) et puis tu sais quoi, si t’es pas content, reste chez toi et mets-toi un DVD de Polnareff, ok ? » et là, ben, là, je tourne la tête. Vers la droite. Clac. Me voilà toutes lumières allumées. Plein feux dans mon salon personnel. Giga-lumens dans mon ampoule neuronale. Bûche de hêtre jetée dans le corps de cheminée, crépitements de pommes de pins. Comme mon cerveau va tout de suite plus vite, je remarque, en même temps et sans confusion : que le son est (vraiment) génialement tenu, que les lumières sont chaleureusement idoines, qu’ Alexandre Maillard est beau comme un Leonidas (celui du film, pas celui des chocolats) invité chez des mormons dissidents, que Phoebe Killdeer est aux Short Straws ce que Siouxsie a été aux Banshees, mais en mieux, (si tu préfères, ce que Nina Hagen a été au Band, mais toujours en mieux), que Cedric Leroux a le son de guitare que promettent les guitares dans les vitrines mais là il l’a en vrai, et qu’il joue de la sienne comme un héros des trente glorieuses (50’s>70’s) mais vivant, que Sylvain Joasson est le batteur que l’on a tous rêvé d’avoir au moins une fois dans son groupe mais non a l’on n’a jamais eu (ou l’éternel syndrome Vache Qui rit pour les batteurs : trop fort / trop technique / trop volubile / trop pas assez / trop maniaque / trop susceptible / trop bourré / trop pas là ), et, commutateur grésillant à la limite de la rupture de fusible, je réceptionne dans mon corps - que j’avais eu l’imbécilité de croire sous l’emprise finale du Grand Bougon- la Vague Divine et le Remous Voluptueux. Toutes deux génèrent sans le moindre effort deux symptômes ancestraux : le Sourire Imbécile et la Tremblote de la Botte Gauche. Je pense une seconde au miracle mais heureusement je me ressaisis : non, nul miracle dans ce show de Phoebe Killdeer & The Short Straws. Du terrestre, rien que du terrestre, auquel il aurait pu être (presque) de bon ton d’élimer à mon tour encore un peu plus cette corde de qualificatifs usés jusqu’à l’écœurement dans les sphères des rock-critic de l’An 2000, jusqu’au dernier filin des « viscéral », « primitivement génial », « tribal », « rageur », « transe », « hypnotique », « orgasmique », heu, lequel j’oublie, ha oui, « obsessionnel », bref, tout ça. Mais non. Le seul truc, c’est que c’est classieux. Et vrai. Le seul truc c’est que ces quatre-là posent incroyablement, mais qu’ils posent nature. Qu’ils possèdent éhontément, mais qu’ils déversent ouvertement. C’est qu’ils jouent impeccablement quelque chose d’indomptable, avec la cohésion d’un poing fermé, dans la cohérence d’une célébration codée, le tout avec la fébrilité d’un désir pornocrate assouvi dans l’élégance d’un décor de velours souillé. J’avais quitté Phoebe Killdeer et ses Short Straws dans une demi-teinte vaporeuse un soir d’octobre 2008, je les retrouve les doigts rivés à mon commutateur, qui en rosit comme un appendice sous l’effet d’une électrification mécaniquement concupiscente, tandis que mon cortex enregistre comme un reporter animalier l’élégance de cet animal musical racé comme un guerrier Peul, survivance contemporaine des légendes vinyliques. Tout à ce transport oublié dont les réminiscences spectrales d’anciennes extases aux atours nostalgiques sont avalées sans vergogne par un instant présent millénariste, je fais des « Ah » et des « Oh » avec mon cul, des « Shabam » avec mes oreilles et des « Wizz » dans mes orbites - bref, je suis mauvais en Brigitte Bardot mais l’idée est là…

A trois heures vingt-deux, lorsque je me glisse dans mon lit silencieux, c’est la machine scintillante comme un grand boulevard un soir de Noël. Tant pis pour la durabilité de ma bio-individualité : cette nuit, j’aurai surconsommé mon énergie fossile à outrance. Je ne pense pas que cela soit si grave, cependant : le reste du temps, je m’éclairais à la bougie.

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