jeudi 21 novembre 2019

Vieux cons, petites putes (épisode 5)

- Je travaille pas avec Gilbert, je vous l’ai déjà dit. Ce type est cinglé.
Elle a fini par lui faire miroiter une somme rondelette, ce qui l’a fait hésiter une fraction de seconde. Cet appartement était étroit et surtout, moins bien exposé : le soleil n’y rentrait par aucune des fenêtres, quelle que soit la pièce. Rien à voir avec le triplex dont il venait de rendre les clés à contrecœur il y a une heure à peine à son retour d’Ardèche, et qu’il avait regretté sitôt franchie la porte de celui-ci. Tout en l’écoutant parler il balaya la cuisine du regard en grattant une poussière imaginaire du bout du doigt. Faut que j’y réfléchisse encore avança-t-il d’un ton maussade avant de raccrocher. Fallait qu’ils soient drôlement embêtés, à l’Agence. Le vieux ne leur réserverait pas de meilleur accueil.
Certainement que de son côté il le trouvait trop mou, trop scrupuleux, ou je ne sais pas quoi. Pas assez direct. Il le traiterait de fiotte ou de tarlouze, quand ils l’appelleraient. Peut-être même de sale arabe, ça l’étonnerait pas. Gilbert ne prenait pas vraiment de gants avec ça. Un sacré connard, dans son genre. Dire que sa mère passait son temps à bosser avec lui. Un vrai mystère. Qu’aurait-il à dire au sujet d’Ethan alors ? On croyait rêver. Pas plus tard qu’il y a quelques heures, Ethan l’avait encore sermonné, en tout cas. Rustique, il lui avait dit. T’es franchement rustique, Feyssal. Tel quel, pendant que le gros glougloutait dans sa propre merde. Il avait pas bien compris le rapport ; peut-être parce qu'ils étaient à la campagne. Avec Ethan, fallait pas forcément tout chercher à comprendre. C’est pour ça qu’il l’aimait bien finalement. Un peu trop silencieux à son goût, lui qui aimait bien blaguer, mais très organisé, très professionnel, et en règle générale, plutôt respectueux. L’opposé du vieux. C’est sûr, Gilbert aimait bien rigoler, lui. Avant, ou après. Parce que pendant le boulot, c’était autre chose. Plus drôle du tout. Le truc avec Gilbert, c’est qu’il avait surtout tendance à rigoler de vous plutôt que d’autre chose, et qu’on n’était jamais vraiment sûr qu’il ne finisse pas par vous flanquer une beigne si vous vous hasardiez à lui retourner le compliment. Sa mère devait être à peu près la seule – non, disons vraiment la seule – avec qui il ne la ramenait pas, allez savoir pourquoi. Ethan ferait jamais ça, lui. Ethan est un cérébral. Le genre à tout parfaitement calculer dans sa tête, et à être contrarié par les imprévus. Pourtant, il n’y avait pas été pour grand chose, tout à l’heure : cet abruti d’obèse gesticulait dans tous les sens, il avait bien vu qu’ils ne s’en sortiraient pas comme ça. La binette, c’était le premier truc qu’il avait trouvé dans ce fichu atelier. C’était tombé comme ça, qu’aurait-il pu y faire ? Passer l'établi en revue à la recherche d'un truc plus chic ? Après tout, ils étaient pas venus pour lui chanter des comptines, merde. Après un dernier tour dans la maigre enfilade de pièces qui ne lui apprit rien de plus sur son nouveau logis, il saisit sa doudoune au vol et claqua bruyamment la porte.
A l’intérieur, la densité des flashes et des lasers multifaisceaux était telle qu’il était quasiment impossible de reconnaître qui que ce soit à plus d’un mètre. Même les types installés derrière les platines, tout au fond du hangar, étaient méconnaissables. Des silhouettes noyées dans un brouillard de fumée mauve. Le son était terriblement fort mais il aima ça. Il se fraya un chemin jusqu’au comptoir en jouant des coudes puis repartit en sens inverse en tenant haut son verre, zigzaguant entre des corps anonymes. La chaleur était suffocante, teintée de sueur. Calé contre le pilier, il parcourut enfin les alcôves à la recherche d’une allure familière, la doudoune repliée sur son bras comme un boudin cerné de fourrure. Sur scène, les types venaient d’enchaîner sur un mix assez dur. Les corps s’agitèrent en soulevant une houle, une forêt de têtes dodelinantes lui masquaient maintenant l’horizon par saccades. Quelqu’un sans particularités lui demanda quelque chose, mais à la vue du petit carton qu’il lui présentait discrètement par en-dessous il secoua négativement la tête et retourna à son observation. Des gens gobaient des choses un peu partout, indifféremment gars et filles, à moitié dans le noir. A la faveur d’un nouveau programme informatique, une bordée de flashes vint balayer l’alcôve du fond, de l’autre côté du dépôt. Il fendit aussitôt la foule, heurtant un groupe hilare, et grimpa en deux bonds la petite volée de marches.
T’es redescendu finalement ? Je croyais que tu restais là-haut, cria-t-il. Ethan lui répondit en lui montrant son verre à moitié vide, pas vraiment enthousiaste. Il devait pas être loin de quatre heures, de longs cernes entouraient ces yeux, à moins qu’il ne fût question de l’éclairage : les fauteuils plastiques illuminés de l’intérieur projetaient de drôle de halos sur les visages, surtout le vert sur lequel il était avachi. Je te rapporte un truc ? Il se retourna pourvoir ce qu’Ethan lui désignait en disant non de la tête. Une fille de petite taille, un peu ronde, qui le gratifia d’un sourire à demi interrogateur en tendant un verre-tube rempli d’un liquide bleu électrique qu’Ethan saisit en vidant le fond du sien de l’autre main. La vingtaine, de jolis yeux. De gros seins. Léia, lui dit-elle. Comme la Princesse ? Sourire blasé. Comme plus un seul fauteuil n’était disponible, il s’assit sur le rebord de la marche : presque instantanément, une fille s’excusa en passant à moitié par-dessus lui pour regagner la salle. Il leva la tête pour tenter d’apercevoir son entrejambe et quand il se retourna, Ethan le regarda bizarrement. Après tout, il aurait peut-être dû accepter, tout à l’heure. Un peu de speed, ou même de l’ecstasy. Pourquoi pas. Ca aurait été pas mal. Il chercha machinalement à travers la foule mais il ne se rappelait ni du visage du type, ni même de ses fringues. Un sweat à capuche, peut-être. Tu parles. Il vida son verre à son tour, regarda Léia glisser quelque chose à l’oreille d’Ethan qui venait de se pencher de l’autre côté pour l’occasion, et se leva laborieusement en s’aidant du garde-corps. A son retour, ils n’étaient plus là. Dehors, l’aube se levait. La voie ferrée, qui surplombait d’ordinaire le parking de façon lugubre, lui sembla belle avec ses grandes structures métalliques bardées de câbles tranchant sur ce rose poudré encore timide qui montait à l’assaut du petit matin depuis le derrière du talus. Il savoura sa cigarette en crachant de longs jets de fumée rectilignes vers le firmament naissant. C’est ok, lui dit-il. Ca marche, pour le job. Puis il raccrocha et se dirigea vers la gare.            



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