lundi 16 décembre 2024

McBrain, le cerveau trompé.

 

Il a 72 ans et après une première victoire sur un cancer du larynx, un AVC a fini par avoir raison de sa carrière au sein du plus emblématique des groupes de survivants de la New Wave Of British Heavy Metal, dans lequel il aura officié durant 42 ans : en regardant les adieux passablement orchestrés de Nicko McBrain sur la scène d’un énième stadium (à Sao Paulo en l’occurrence), je me demande combien de temps ce véritable personnage du rock anglais aurait décidé de continuer à marteler sa théâtrale construction de fûts et de cymbales moulé dans une combinaison vinyle ou un ensemble maillot/short de sport si sa santé ne s’était pas autant dégradée, et je réalise soudain que ce que j’ai assez tendance à reprocher aux politiques s’illustre finalement tout aussi brutalement chez les stars du rock, et par extension, parmi les grands artistes en général.
Le cabotin Pierre Arditi qui foule encore désespérément les planches à en faire un malaise en direct, les Monsieur-muscle Schwarzenegger et Stallone qui endurent obstinément la souffrance de la fonte en espérant continuer à jouer des gros bras (devenus flasques), le triste panorama de téléfilms minables de Bruce Willis qui ne pouvait plus prétendre à retenir ses textes, la mutation mutante de Madonna en Donatella Versace de la pop ou le come-back défiguré de Debbie Harry : qu’il est long et triste le film des stars en panique, documentaire infini d’ego dynamités refusant leur crépuscule… Et il semble bien, soudain, que c’est à l’argent, à la mise en lumière, à la starification, à l’idolâtrie et au Culte de la personnalité que l’on doive cet acharnement à vouloir rester, à vouloir poursuivre, à vouloir jouir encore et toujours de l’ivresse des foules acclamantes et des ors de la notoriété, et non à la seule addiction au pouvoir.
Il y a donc bien une pulsion irrépressible commune à tous ces faux demi-dieux à vouloir durer coûte que coûte dans cet aveuglement entretenant une flamme à l’oxygène gâté dans un pacte faustien voué à l’échec : cette quête impossible n’est donc pas l’apanage des cercles de pouvoir, où d’aucuns tiennent le destin de peuples entre leurs mains manucurées : elle dévore chaque être humain ayant goûté un tant soit peu à l’adulation, sous quelque forme que ce soit…
 
Nicko McBrain (indépendamment du fait qu’on a pu lui reprocher de cacher un manque d’inventivité, voire même de technique, vis-à-vis de son prédécesseur Clive Burr*par une débauche clinquante d’effets de style pompiers mais diablement efficaces) semblait pourtant initialement assez protégé des affres de la starisation : se rendant (volontairement ?) quasiment invisible sur scène derrière une forêt de fûts et de cymbales masquant totalement sa silhouette, jouant pieds nus par confort, un sourire super débonnaire toujours accroché aux lèvres, tout dans ce batteur aux faux airs de quarterback américain extirpé par hasard d’un obscur groupe français en vogue en 1982 semblait contredire une appétence ininterrompue pour «  le pouvoir et la gloire ».
* le plus affreux switch de l’histoire du heavy-metal : chassé d’Iron Maiden après 3 premiers albums sur lesquels sa créativité, sa technique et son avant-gardisme sautaient aux oreilles, Clive Burr se retrouvera à jouer dans le groupe franchouillard dans lequel officiait Nicko McBrain avant lui sitôt à la fin d’une tournée où nos héros nationaux de Trust ouvraient le bal pour la Vierge de Fer : débauché, Nicko Mc Brain passe alors de « Marche ou Crève » à Iron Maiden tandis que le pauvre Clive Burr, tout juste sorti du splendide « The Number Of The Beast », atterrit sur l’affligeant « IV » des déjà demi-pitres de la bande à Bernie Bonvoisin…
Et pourtant. D’humeur totalement cyclothymique malgré cette image faussement positive, le nouveau batteur d’Iron Maiden deviendra très vite une véritable icône dans les milieux spécialisés, non seulement pour avoir été adoubé par le « boss » réputé exigeant d’un des groupes les plus adulés de la planète (le bassiste Steve Harris) grâce à sa capacité à suivre et jouer quasiment toutes les notes de ses compositions virevoltantes, mais aussi pour son renoncement à utiliser une double grosse-caisse comme la quasi-totalité de ses alter-egos, et quelques « signatures » rythmiques clinquantes bardées de syncopes : le galavard continuera donc les tournées marathon et les successions d’albums dans ce groupe ressemblant chaque année davantage à une entreprise menée de main de maître aux codes, au style, au design et aux opérations de marketing impeccablement calibrées, et ce, durant 42 ans.
Partie prenante d’une starification mondiale, Nicko McBrain se retrouvera englué dans l’addiction à la notoriété, aux frasques du rock’n roll, aux royalties en cascade et aux séances de dédicaces : il y ira de ses méthodes, de ses tutos, de ses solo-sessions multi-angles, et c’est la mort dans l’âme, 42 années plus tard, qu’il lui faudra renoncer à ce grand bazar de collants fluos, de slims en cuir, de ceintures à clous, de crop-tops zèbre et de brushing californiens orchestrés sous les caricatures de moins en moins drôles de la mascotte « Eddie », devenue au fil des ans une sorte de grand-guignol tout juste bon à finir sur des t-shirt vintage de top-models et de lycéennes bourgeoises.
72 ans. Même si l’iconographie (et les albums) des seniors d’Iron Maiden sont de moins en moins digestes, Nicko Mc Brain s’est accroché à son statut de star comme un Gérard Larcher de la caisse-claire, un Jacques Attali de la cymbale, un Alain Duhamel du rimshot ou un…François Bayrou du tom-bass. Hélas, il n’arrivait plus à suivre le rythme, au sens propre du terme. Faut dire que la batterie Heavy-Metal, c’est autre chose que la buvette du Sénat ou les salons privés de France 2…

Son remplaçant a immédiatement été nommé : Iron Maiden, c’est pas le gouvernement français, et Steve Harris n’est pas aussi imbu de lui-même qu’Emmanuel Macron, il a un business à faire tourner ; le super-groupe du Heavy-Metal mondial ne connaîtra ni tergiversation, ni pause, y compris commémorative. Le successeur de Nicko McBrain s’appelle Simon Dawson et il a 66 ans. Un Gabriel Attal du rock, quoi.

vendredi 6 décembre 2024

La chair de la chair


Il se demanda si l’un d’entre eux au moins avait conscience de l’état dans lequel ils se trouvaient. A quel point ils étaient eux-mêmes perdus, épuisés par une lutte interminable d’où rien n’émergeait que de sombres envies de solitudes immédiatement annihilées par la panique de se retrouver seul. Quand il cherchait à se remémorer sa propre adolescence il retombait systématiquement sur ce mélange confus d’envie de liberté et de dégoût pour le conformisme qui lui paraissait inexact et tronqué, mais ne trouvant rien de plus réaliste il mesurait alors inutilement la distance séparant cette image-là de leurs propres enfants. Avaient-ils à ce point, elle et lui, échoué à masquer le poids du fardeau consistant à continuer de passer un aspirateur derrière une table de nuit ou trouver une idée de repas devant des placards en désordre, pour que les poils de leur progéniture se hérissent à ce point à l’idée de devoir s’y obliger à leur tour ? Quel mystérieux retournement de situation avait abouti à ce que ces êtres en âge de rêver à faire une vaisselle collante dans leur propre évier de studio de dernier étage ou d’y mitonner à plusieurs d’affreux plats de pâtes trop cuites et mal égouttées, soient devenus si rétifs à cette pulsion d’autonomie ?
Il lui semblait ne pas trop trahir sa propre adolescence en estimant qu’il aurait lui-même donné tout ce qu’il possédait – c'est-à-dire rien – pour pouvoir quitter le nid, échapper aux mornes rituels de famille et à la sordide quiétude de l’appartement banlieusard longiligne : que s’était-il donc passé qui fît se transformer leurs propres adolescents en ces malignes créatures égotistes horriblement avides d’amour parental ? Pourquoi cette génération-là, en dehors de fugaces éclairs réveillés au hasard de consultations web, ne trouvait-elle plus la force de haïr ses prédécesseurs comme s’en étaient chargé toutes les précédentes ? Comment pouvait-elle renverser l’ordre naturel des choses avec tant de cruauté pour en venir à quémander cette injuste prolongation d’amour quand eux-mêmes à bout de forces, ne trouvaient plus de direction à suivre au milieu du brouillard s’étant abattu sur leur propre décor en les laissant proches du renoncement à peu près chaque matin au moment de s’habiller, et chaque soir au moment de rentrer ?
Ils continuaient pourtant de réclamer avec un naturel déconcertant. Il leur fallait écoute, prévenance, encouragements ; tout signal de refus ou d’agacement, si léger était-il, revêtait instantanément les atours d’un crime. Existait-il au moins dans leur tête un terme à ce sacrifice ? Et si oui, à quand l’avaient-ils fixé ? Il lui semblait que lorsque le moment acide était venu de mettre en avant le fait de ne pas avoir demandé à être là, ils avaient, sa femme et lui, associé à cette révolte typiquement adolescente une farouche pulsion d’autonomie : leurs enfants, eux, y liait l’exigence despotique qu’ils assument leur parentalité jusqu’au bout, dussent-ils puiser dans leurs ultimes forces. Pire, il lui semblait qu’au plus sa femme et lui signifiaient leur abattement, les jambes tremblantes, les cernes creusés et le cœur au bord des lèvres la main crispée sur un verre, au plus les enfants semblaient horrifiés à l’idée qu’on les bombarde dans ce marasme dont les adultes eux-mêmes parvenaient objectivement si mal à masquer la pénibilité : que ne voulait-on leur mort, à eux-aussi ? Cet alcoolisme déprimant ? 
Ainsi, on en était apparemment venu à accepter comme immoral de souhaiter confronter ses enfants à pareille épreuve et selon cette affreuse logique, il fallait d’autant plus les en préserver en continuant indéfiniment de les chérir et de les servir. Sadisme ultime, il s’agissait de trouver les mots justes pour les rassurer et évacuer leurs angoisses alors même qu'il coulait de plus en plus fréquemment en dessous de sa propre ligne de flottaison, vidé de la vigueur qui lui avait permis autrefois de transformer toute cette dérision en révolte et quand il lui arrivait de tomber sur sa femme enfermée dans la salle de bain, il la découvrait immobile, qui ne faisait même plus l'effort de faire semblant de lire ou de se s'appliquer une crème quelconque. 
Finalement, il se rappela ce repas vespéral réunissant sa famille dans la salle-à-manger de cet appartement d’une interminable tour HLM durant lequel sans crier gare, devant l’auditoire médusé de son épouse et de ses trois fils, son propre père avait éructé à haute voix, en bout de table, les yeux rivés sur son assiette à moitié entamée, à quel point ils le faisaient chier. Que sa vie était nulle, merdique et sans attrait. Il devait avoir dix ans, peut-être douze.
Décontenancé, il éteignit sa cigarette, rassembla ses forces et se leva pour s’approcher du lavabo. En se superposant soudainement à l’âcreté du café, le goût du dentifrice lui donna la nausée. Il redressa légèrement la tête et tomba sur son reflet, un filet baveux garni de bulles maculant les poils de son menton.