Il se demanda
si l’un d’entre eux au moins avait conscience de l’état dans lequel ils se
trouvaient. A quel point ils étaient eux-mêmes perdus, épuisés par une lutte interminable
d’où rien n’émergeait que de sombres envies de solitudes immédiatement
annihilées par la panique de se retrouver seul. Quand il cherchait à se
remémorer sa propre adolescence il retombait systématiquement sur ce mélange
confus d’envie de liberté et de dégoût pour le conformisme qui lui paraissait
inexact et tronqué, mais ne trouvant rien de plus réaliste il mesurait alors
inutilement la distance séparant cette image-là de leurs propres enfants. Avaient-ils
à ce point, elle et lui, échoué à masquer le poids du fardeau consistant à
continuer de passer un aspirateur derrière une table de nuit ou trouver une
idée de repas devant des placards en désordre, pour que les poils de leur
progéniture se hérissent à ce point à l’idée de devoir s’y obliger à leur
tour ? Quel mystérieux retournement de situation avait abouti à ce que ces
êtres en âge de rêver à faire une vaisselle collante dans leur propre évier de
studio de dernier étage ou d’y mitonner à plusieurs d’affreux plats de pâtes
trop cuites et mal égouttées, soient devenus si rétifs à cette pulsion d’autonomie
?
Il lui semblait ne pas trop trahir sa propre adolescence en estimant qu’il aurait lui-même donné tout ce qu’il possédait – c'est-à-dire rien – pour pouvoir quitter le nid, échapper aux mornes rituels de famille et à la sordide quiétude de l’appartement banlieusard longiligne : que s’était-il donc passé qui fît se transformer leurs propres adolescents en ces malignes créatures égotistes horriblement avides d’amour parental ? Pourquoi cette génération-là, en dehors de fugaces éclairs réveillés au hasard de consultations web, ne trouvait-elle plus la force de haïr ses prédécesseurs comme s’en étaient chargé toutes les précédentes ? Comment pouvait-elle renverser l’ordre naturel des choses avec tant de cruauté pour en venir à quémander cette injuste prolongation d’amour quand eux-mêmes à bout de forces, ne trouvaient plus de direction à suivre au milieu du brouillard s’étant abattu sur leur propre décor en les laissant proches du renoncement à peu près chaque matin au moment de s’habiller, et chaque soir au moment de rentrer ?
Il lui semblait ne pas trop trahir sa propre adolescence en estimant qu’il aurait lui-même donné tout ce qu’il possédait – c'est-à-dire rien – pour pouvoir quitter le nid, échapper aux mornes rituels de famille et à la sordide quiétude de l’appartement banlieusard longiligne : que s’était-il donc passé qui fît se transformer leurs propres adolescents en ces malignes créatures égotistes horriblement avides d’amour parental ? Pourquoi cette génération-là, en dehors de fugaces éclairs réveillés au hasard de consultations web, ne trouvait-elle plus la force de haïr ses prédécesseurs comme s’en étaient chargé toutes les précédentes ? Comment pouvait-elle renverser l’ordre naturel des choses avec tant de cruauté pour en venir à quémander cette injuste prolongation d’amour quand eux-mêmes à bout de forces, ne trouvaient plus de direction à suivre au milieu du brouillard s’étant abattu sur leur propre décor en les laissant proches du renoncement à peu près chaque matin au moment de s’habiller, et chaque soir au moment de rentrer ?
Ils continuaient
pourtant de réclamer avec un naturel déconcertant. Il leur fallait écoute,
prévenance, encouragements ; tout signal de refus ou d’agacement, si léger
était-il, revêtait instantanément les atours d’un crime. Existait-il au
moins dans leur tête un terme à ce sacrifice ? Et si oui, à quand
l’avaient-ils fixé ? Il lui semblait que lorsque le moment acide était venu de
mettre en avant le fait de ne pas avoir demandé à être là, ils avaient, sa
femme et lui, associé à cette révolte typiquement adolescente une farouche
pulsion d’autonomie : leurs enfants, eux, y liait l’exigence despotique qu’ils
assument leur parentalité jusqu’au bout, dussent-ils puiser dans leurs ultimes
forces. Pire, il lui semblait qu’au plus sa femme et lui signifiaient leur
abattement, les jambes tremblantes, les cernes creusés et le cœur au bord des
lèvres la main crispée sur un verre, au plus les enfants semblaient horrifiés à
l’idée qu’on les bombarde dans ce marasme dont les adultes eux-mêmes parvenaient
objectivement si mal à masquer la pénibilité : que ne voulait-on leur
mort, à eux-aussi ? Cet alcoolisme déprimant ?
Ainsi, on en était apparemment
venu à accepter comme immoral de souhaiter confronter ses enfants à pareille
épreuve et selon cette affreuse logique, il fallait d’autant plus les en
préserver en continuant indéfiniment de les chérir et de les servir. Sadisme
ultime, il s’agissait de trouver les mots justes pour les rassurer et
évacuer leurs angoisses alors même qu'il coulait de plus en plus fréquemment
en dessous de sa propre ligne de flottaison, vidé de la vigueur qui lui avait
permis autrefois de transformer toute cette dérision en révolte et quand il lui arrivait de tomber sur sa femme enfermée dans la salle de bain, il la découvrait immobile, qui ne faisait même plus l'effort de faire semblant de lire ou de se s'appliquer une crème quelconque.
Finalement, il se
rappela ce repas vespéral réunissant sa famille dans la salle-à-manger de cet
appartement d’une interminable tour HLM durant lequel sans crier gare, devant
l’auditoire médusé de son épouse et de ses trois fils, son propre père avait
éructé à haute voix, en bout de table, les yeux rivés sur son assiette à moitié
entamée, à quel point ils le faisaient chier. Que sa vie était nulle, merdique
et sans attrait. Il devait avoir dix ans, peut-être douze.
Décontenancé, il
éteignit sa cigarette, rassembla ses forces et se leva pour s’approcher du
lavabo. En se superposant soudainement à l’âcreté du café, le goût du
dentifrice lui donna la nausée. Il redressa légèrement la tête et tomba sur son
reflet, un filet baveux garni de bulles maculant les poils de son menton.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire