Au tournant des années 90 j’étais à une croisée des chemins. Enfin, c’est ce que je croyais à ce moment-là. Je pouvais compter sur une éducation rock empruntée à un frère aîné né en 66 via une impressionnante collection de vinyles, et donc d’un socle assez solide en matière de rock sudiste, de nouvelle vague heavy metal anglaise et de fondamentaux blues et rock progressif, que je venais de copieusement malmener le long d’années collège, puis lycée. On était fin 80, en plein dans le courant goth-wave que j’avais personnellement atteint via une courte incartade punk initiée au contact des 1er albums de Trust ou d’Iron Maiden (je ne connaissais encore ni les New York Dolls, ni les Stooges, ni le Gun Club), quelques morceaux de bravoure de Motörhead, et de joyeux drilles hexagonaux comme Oberkampf : les Cramps et autres Stray Cats avaient mis assez vite tricardes les excentricités de The Exploited et autres Dead Kennedys en finissant de me tracer une voie royale bordée des coups d’éclats de New Model Army jusqu’aux bras des Lords Of The New Church, de Birthday Party puis de Bauhaus, et de là, la longue nationale 80’s s’était déroulée dans la spirale Siouxsie&The Banshees/Joy Division/The Cure/And Also The Trees, avec une approche prudente de Leonard Cohen et une autre de Laurie Anderson : le 1er me demanderait plus d’attention bien plus tard, la 2nde m’entraîna dans les limbes électroniques de Krafwerk, de Devo, de Yazoo puis d’Anne Clark, et enfin, de Depeche Mode.
Ce fut grâce à
cet ultime engouement synthétique, et l’achat de cette batterie électronique pour
les répétitions de « Vox In Excelso », projet de deux frères
camarades de classe joueurs de DX7 m’ayant « recruté » pour jouer
dans leur garage, que j’entamais une longue ère de répétitions fumeuses en
qualité de pseudo-batteur (stoppée finalement à temps, heureusement).
Je ne crois pas
aux apprentissages isolés. En matière de musique, je reste convaincu que seul
l’échange, à défaut d’une certaine forme de mentorat, permet de dépasser ses
certitudes et ses zones de confort : c’est la chambre d’ado de mon frère,
jouxtant ma chambre d’enfant, qui m’a forgé
aux décibels australiens d’AC/DC et de Rose Tatoo, aux riffs teutons d’Accept
et de Scorpions, ou français de l’Abrial Stratagème Group et de Warning ;
transformée en coin fumeur de bacheliers, c’est encore à cette chambre
mitoyenne que je dois ma découverte d’Echo & The Bunnymen, des Dogs, de
Flock Of Seagulls, d’Hoodoo Gurus, d’Opposition, des Chameleons, de The
Passions ou encore de The The, quand mes nouveaux camarades de collège aux
cheveux encore timidement crêpés m’ouvraient les portes d’Xmal Deutschland, de
The Cult, de Christian Death et de Kas Product, jusqu’à ce qu’une muse aux
chaussures pointues ne m’initie aux Jesus And Mary Chain, à Cocteau Twins, à
Dead Can Dance et aux Sisters Of Mercy.
Pour une raison
que je ne m’explique pas, personne ne parlait vraiment de Bowie, à ce
moment-là. Dieu sait ce que la « new-wave » lui devait pourtant, à
lui et à Brian Ferry, mais il ne se résumait
essentiellement qu’à une scène de l’adaptation cinématographique d’Uli
Edel du « Nous, les enfants de la Station Zoo » (plus connu en tant que « Moi, Christiane F… »),
dans lequel il délivrait un live terriblement graphique… Pour l’anecdote, j’apprendrais
bien plus tard que Bowie se produisant chaque soir à Broadway à l'époque du
tournage (octobre 1980), Ulrich Edel a dû redécorer le Hurrah, un
nightclub de New York, pour tourner cette séquence afin qu’elle rappelle à
peu près le club de Berlin dans lequel la scène s’était réellement passée… Tout
avait l’air pourtant si « allemand », dans ce « Station To
Station » en blouson rouge… Je suis donc resté fasciné par David Bowie
uniquement à l’image, dans « Furyo » d’abord, puis évidemment dans
« The Hunger » (avec cette autre scène d’ouverture inoubliable, tous
les fans de Bauhaus me comprennent) sans me douter un seul instant, durant encore
dix longues années (oui, je sais…) qu’il était tellement autre chose que
l’andouille gesticulante de « Dancing In The Street »… Bref.
C’est de la
même façon qu’un énième groupe de garage (de cave, en l’occurrence) dans lequel
je me suis retrouvé un peu plus tard derrière les fûts d’une Tama Superstar couleur
lie-de-vin m’a fait rencontrer un guitariste qui m’a fait à son tour l’offrande
d’une découverte, et changer de route. Vaguement obsessionnel comme on le devient
tous probablement un peu à la pratique d’un instrument, je me vautrais alors dans
le travers de la fascination pour la virtuosité, noyé dans la discographie de
Zappa, des premiers Yes et de King Krimson, en avouant quelques détours du coté
de Toto et de Steve Lukather, voire de Joe Satriani, ne choisissant plus
que la plupart de mes nouveaux
« coups de cœur » en fonction de la technique du batteur : je
dévorais Jack DeJohnette avec Herbie Hancock ou Miles Davis, Narada Michael
Walden avec Jeff Beck, Dennis Chambers avec John Scofield, Sheila E. avec
Prince, et « Spectrum » de Billy Cobham me servait de livre de
chevet. Autant dire que ma culture Blues
se résumait à quelques brûlots sudistes musclés du type du
« Marauder » de Blackfoot et des deux premiers AC/DC :
finalement presque rien. Un immense retard à rattraper. Un fossé, un autre
univers à explorer. Ce guitariste m’ouvrit une nouvelle « porte de
conscience » : Robert Johnson, BB King, puis très vite Larry Mc Cray,
Johnny Winter, Jimi Hendrix évidemment, JJ Cale, Robert Cray, Muddy Waters,
Lightnin’ Hopkins, la liste finirait par être ennuyeuse mais tous me ramenèrent
aux sources de la passion initiale ancrée par mon frère aîné, jusqu’à trois
bombes allant durablement dynamiter ma décennie suivante : le ZZTop de la
décennie 70>79, Stevie Ray Vaughan, et Rory Gallagher.
De fil en
aiguille, période aidant, de Zappa je passai à Living Colour (avec sa triplette
associée King’s X/Fishbone/Jane’s Addiction), de Prince aux Funkadelic et
Parliament de George Clinton, de John Scofield à John Mellencamp, d’Herbie
Hancock à TM Stevens, dans un joyeux foutoir de blues pur et dur d’une part, et
de « funk fusion » de l’autre.
Pendant ce
temps, la vague Grunge et le revival rock anglais passaient sous mes fenêtres
dans mon indifférence crasse et distanciée : j’étais occupé ailleurs. Je
jetais un œil désabusé sur le clip de « Smells Like Teen Spirits »
passant sur TV6, ignorais scrupuleusement Oasis, The Verve, Eels, et
Blur : le seul combo « anglais » ayant mon attention était
Supergrass, et le seul combo grunge, Soundgarden. Aérien, royal,
indéboulonnable, Nick Cave continuait d’hanter mes platines avec une constance
invariable, me rapprochant aussi sûrement de Leonard Cohen que possible, auquel
je succombai, paradoxalement, après à la lecture de « Beautiful
Losers ».
Probablement
saturé de qualitatif (!), je finis par replonger dans le heavy-metal jusqu’à la
lie à mes 30 ans, assoiffé de 2nd degré, d’adrénaline et de colère
ouvrière : il faut dire que j’officiais dans une salle de concert en
pleine apogée, et que le maelstrom permanent de lives auxquels j’assistais
m’avait placé dans une posture inédite : j’étais moi-même devenu un
« passeur/prescripteur ».
Avec le recul,
rien de pire que cette situation où l’on n’apprend plus rien, convaincu qu’une
« culture 360° » laquée, acquise jour après jour au contact
quasi quotidien du rock, du rap, du reggae, du jazz, du blues, de la chanson
française, du nu-métal et de l’émo avait fait de moi une sorte d’érudit.
J’étais devenu blasé, et donneur de leçons.
Je m’acoquinai donc avec un trio de survivants 80’s et en leur
compagnie, replongeai avec délectation dans l’univers de mon enfance dans une
aventure amplifiée de reprises méticuleusement piochées dans le spectre des
slim-héros : Judas Priest, Accept, Trust, UFO, Rainbow, Scorpions, Iron Maiden,
Uriah Heep, WASP : les santiags aux pieds, j’avais quitté les fûts pour le
chant et écumai les bars de bikers le micro à la main dans une catharsis
libératoire (et logiquement avinée).
Un nouveau
prophète me sortit de cette ornière à l’aube des années 2000 : leader
charismatique d’un groupe shoegaze en train de créer une hype locale, érudit au
possible et fan de Brian Eno, il me renvoya dans les cordes salvatrices de mon
ignorance, avec un rattrapage en bonne et due forme de toute la vague indie à
laquelle j’avais fait la nique : à mesure que l’époque me confrontait à
l’arrivée des Strokes, des Arctic Monkeys, des Rakes et autres Franz Ferdinand,
il me fit découvrir Oneida, Sonic Youth, Shellac, DeerHunter, les Liars et
(re)découvrir calmement les Beatles, My Bloody Valentine, David Bowie et le
Velvet Undeground tandis que je m’intéressai à nouveau à de nouvelles choses et
en recreusai certaines autres, de Morphine à Talk Talk et à Sixteen Horse Power
en passant par Ween et les Swans ou Godspeed You Black Emperor, jusqu’à cette
claque inopinée reçue en pleine poire un beau matin de juin 2012, au réveil d’une
soirée particulièrement arrosée, à souffler devant ma télé : un quintet
d’inconnus habillés de noir déboulant sur le plateau du Live de la Semaine de
Canal +. Ce fut ma dernière révélation, 12 ans en arrière : Mark Lanegan.
Pas un mois sans que ne revienne sur ma platine, depuis, un des albums solo de
ce gars-là.
Plus une seule
révolution émotionnelle de cette ampleur-là, non plus. Ce fut la dernière.
Je navigue désormais entre de régulières incursions dans l’Americana des 70’s (CSN&Y en tête), d’incontournables retours dans les discographies de Lou Reed, de Nick Cave et des Beatles, quelques incartades chez Jack Black, Lana Del Rey et David Eugene Edwards, ceci pour compenser la probable dernière prescription stylistique de cette longue quête musicale d’un Graal : celle de ma fille, et de ses propres enthousiasmes encore génialement totalitaires pour la « musique urbaine », dans laquelle je trouve parfois de nouveaux plaisirs fugaces à mesure que je m’efforce de m’intéresser à ses propres fulgurances.
Je ne pense plus, désormais, connaître d’autre illumination de l’ampleur de celles que j’ai connues : je pense que ma quête de « prescripteur/mentor » a pris fin, et que j’ai réuni autour de moi l’ensemble des œuvres qui constituent mon bonheur acoustique, où se sont glissées entretemps quelques œuvres de Debussy et de Chopin.
J’assiste
encore à quelques concerts avec plaisir, sans jamais plus ressentir de
déflagration massive physique. J’aime la musique dans son ensemble, sans parti
pris, mais ma famille est constituée. Son arbre généalogique, fort de près de
900 pièces, est à portée de ma main.
Je me sens
comblé, et serein, en regardant une époque qui génère des œuvres et des auteurs
avec une frénésie inégalée et une richesse déroutante, dans une facilité
d’accès, de diffusion et de partage inédite ; je la regarde reléguer
définitivement le rôle de « passeur » au passé, en pensant qu’il n’y
a plus de prescripteur ni de découvreur, et qu’il n’y a désormais plus rien à
transmettre que de l’Histoire.
Je me suis
régalé.