jeudi 11 février 2010

Je ne suis pas là pour être aimé.


Le vent gronde partout autour de la maison. On le sent hurler à l'extérieur, rapide, très rapide, traverser les corridors des villes en plein galop et renâcler partout, soufflant dans le tronc de tuyaux branlants dont on ne peut soupçonner la profondeur depuis l'intérieur des appartements, dans des tuyères cachées derrière les cloisons ou horizontalement, prenant de la vitesse dans les goulots de gouttières invisibles; furibard, il s'agglutine aussi au pourtour des fenêtres et les griffe comme un vol compact d'insectes en grappe à la recherche d'un trou dans le mastic. Tout tremble. Des bruits sourds trouent la nuit, des chocs, des claquements de volets ou de couvercles de poubelles au plastique tabassé. Je me sens comme dans une cabane. Le double rideau qui masque la porte du couloir se gonfle en plein milieu sous l'effet d'un souffle noir arrogant. La télé est impuissante à faire oublier ça, ce qu'elle fait plutôt bien d'habitude. Il lui souffle dessus, derrière, autour, il parasite son attractivité, décolore ses images, brise le silence entre les dialogues, et je me mets à aimer Patrick Chesnais. J'ai trente huit ans et je n'ai jamais porté de cravate. Pas une fois. J'ai beau faire un tour scrupuleux de mes souvenirs tout en guettant le mouvement de mes rideaux, c'est comme ça. Je n'en ai même pas une dans mon armoire, pendue sur un cintre ou roulée en boule dans un tiroir à chaussettes, ni même soigneusement pliée dans sa petite boîte d'origine (j'imagine qu'on emporte les cravates qu'on achète dans les magasins qui vendent des cravates dans de petites boîtes en carton, avec une fenêtre aménagée sur une face pour voir le motif à travers). Inutile de penser au noeud, parce que les femmes qui vivent avec des hommes qui mettent des cravates adorent nouer le noeud au cou des hommes qui mettent une cravate, je me dis. Probablement que ma femme aimerait ça. Probablement qu'elle aimerait aussi me regarder en nouer un tout seul, un parfait, et avec classe, une certaine assurance virile qui viendrait renforcer toute cette force phallique. Mais je n'en ai pas, de cravate. Je n'en ai jamais porté, comme Parick Chesnais qui porte beaucoup de cravates dans ma télé, avec sa tête de papier mâché. Je me demande si dans le temps de vie qu'il me reste à vivre, je mettrai un jour une cravate. Je me demande si l'on peut passer une vie entière sans porter de cravate sans que cela ne ressemble à un acte politique. Puis je me rappelle que parce qu'il était saoûl, mon frère m'a obligé, un soir d'août dernier, à passer une de ses cravattes autour de mon cou alors que je n'avais qu'un t-shirt sur le dos. Une jaune, au tissu raide et urticant. Il me l'a passée autour de la tête déjà nouée, y'avait plus qu'à serrer mais ça comptait pas, j'avais même pas de chemise alors que d'habitude je porte beaucoup de chemises et puis j'aurai eu aucune chemise qui aille avec une cravatte comme celle-là. Je me suis senti tout de suite ridicule, avec la sensation d'avoir une crotte de nez à demi accrochée à la narine, comme lorsque ça arrive et que l'on parle aux gens comme ça, avec une boulette gluante et polymorphe aux camaieux verdâtres et bruns luisant comme un trophée au milieu de la face, et qu'ils vous regardent avec un mélange de dégoût révulsant et de curiosité morbide pour cette monstruosité que vous exhibez sans le moindre soupçon. Sauf que là, je savais.
Patrick Chesnais danse le tango avec une actrice au visage de salsifi que je ne connais pas, et ils tombent amoureux, elle de sa moustache et lui de sa raie blonde fadasse. Bon sang, un vent peut-il être si terrible que même la nuit ne parvient pas à se replier sur elle-même, se faisant chasser comme une main bat l'air pour éloigner un moustique, obligée de virevolter, revencharde, minuscule et obtue, pour durer ? Je me demande combien cela a pris de temps à Patrick Chesnais pour apprendre à danser le tango sans avoir l'air ridicule à la fin. Il s'en sort plutôt bien, il est presque élégant. J'estime moi aussi pouvoir potentiellement devenir un danseur de tango honorable, dans la mesure où 1/ j'apprends à danser le tango 2/ j'arrive à me dire qu'il est possible de trouver du charme à la musique latine.
Pour ces deux raisons, ma capacité à tango-déambuler restera une inconnue.
Si le soleil se lève, le vent s'arrêtera-t-il de souffler ?

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