mardi 31 mai 2011

Délabrement modal

"Ou comment, en un week-end, je me retrouve successivement confronté à une vidéo virale de Rihanna v.s Britney Spears, puis à la retransmission « exceptionnelle » du concert de Lady Gaga à New York, et enfin, à un live de Moby diffusé en nocturne tardif."

J’ai toujours aimé la variété. Le goût pour le cliché, les bons sentiments, les émotions faciles, les rêves redondants, les arpèges mielleux, les basses stupides, les clichés sirupeux ou faussement rebelles m’a toujours assailli, et même si je me suis par la suite piqué d’un certain clientélisme, les propositions artistiques les plus populaires - et donc souvent les plus consensuelles - m’ont toujours facilement ému. Je n’en ai ni honte, ni fierté : c’est comme ça, voilà tout. Je ne vois que peu de raisons objectives à bouder ce plaisir.
Je consacre donc de façon régulière une part de mon temps à m’abreuver de ce dont l’industrie musicale arrose le monde, et y trie consciencieusement ce qui me plaît de ce qui m’indiffère, catégorisant les œuvres les plus viles selon mon goût avant de m’en repaître. En l’espèce, je fus donc servi ce week-end.

Les deux premières de cette brochette de strass sont des pièces de choix ; Britney ET Rihanna. Non pas qu’il soit ici question d’aborder directement le sujet de façon qualitative, mais le caractère résolument planétaire de ces deux icônes rend l’évènement addictif : accolées l’une à l’autre, elles ne peuvent - à priori - que fusionner dans une outrageuse messe païenne toute entière dédiée à ce « meta entertainment » galopant dont les limites explosent les unes après les autres au fur et à mesure de son développement anthropophage, messe païenne paradoxalement bardée de l’armure burlesque du christianisme américain, aussi virginale que putassière.
La rencontre est donc résolument attractive : d’une part Brit’, idole écornée du peuple blanc, immolée sur l’autel de la notoriété, aux prises avec un terrible creux de vague. De l’autre Riri, idole crépitante du peuple noir portée aux nues, titanesquement promue à grands renforts de couvertures de magazines retouchées. La première, péroxydée et hagarde, laminée à l’alcool, aux médocs et aux amphétamines, victime indécrottable d’un passage à l’âge adulte marqué d’une soudaine ingratitude physique héritée d’une lignée de rednecks analphabètes, obèses et traditionnalistes, piétine des souvenirs adulescents d’adoubement Madonnesque sur des bottes en skaï à talons aiguilles, un Rimmel désespéré alourdissant d’un plâtras insondable une paupière inexorablement tombante. La seconde, colorisée flashy et à peine sortie de sa propre adolescence, se vautre dans un écœurant/fascinant syndrome Cléopâtrien sans plus la moindre étincelle de discernement, poussée au corps par une meute de courtiers avides, traversée par les rayons convergents et intraitables des calculs marketing d’une nouvelle élite noire américaine trop récemment arrivée aux faîtes du pouvoir médiatique pour souhaiter concéder la moindre miette des revenus de l’industrie culturelle anglo-saxonne.
Toutes deux ivres d’un oxygène filtré aux pétrodollars, elles interrogent l’étrange utilité de leur accouplement médiatico-Dantesque : la déjà has-been, dont il n’est plus possible de sonner le glas sans jeter l’opprobre sur le système fou qui l’a engendré, se rassure en endossant le rôle de l’aînée tout en s’auto-mutilant d’une comparaison qui lui est inévitablement défavorable ; la trop vite hit-girl, dont il n’est pas encore correct de prédire l’imminente vacuité sans dénoncer la logique par le vide de ce même système fou qui l’a aussi engendrée, se gargarise d’une intronisation dénuée de sens et de mérite tout en comptant férocement les points d’une bataille gagnée d’avance.
Pourtant, comme tout choc trop brutal, le résultat n’est qu’un immense trou noir : prostituées jusqu’à l’écœurement, irrémédiablement grassouillettes malgré d’atroces régimes, les deux créatures condamnées ânonnent un tube pénible face à face, dans un barnum manichéen de latex poisseux, ligotées chacune à une barre de pole-dance érigée comme ultime symbole créatif. Vénielles vénales au corps saucissonné, définitivement accessibles derrière de faux remparts fragiles, je les observe s’abaisser seconde après seconde dans un effondrement vertigineux jusqu’à se rabougrir en demi-chanteuses libérées des affres de l’existentialisme par une mise en esclavage houleuse, publique et consentie de la part d’un pool de producteurs eux-mêmes fatigués de la scène, et rivés à l’étude de mécanismes pavloviens générés par des combinaisons de rythmes binaires et de stimuli sexuels.
Au final, l’errance artistique est totale : couronnées par ce féroce déni d’autonomie qu’elles se partagent, bêtes de foires écumantes arpentant consciencieusement l’Arène décorée, elles déroulent une pantomime fade et triste ne parvenant plus à tenir la moindre promesse autre que l’apparition possible d’un sein ou d’un sexe, attendue dans un délire de fanatisme abscons, lui-même stérile et éphémère. Je prends un coup en réalisant que la promesse de mon plaisir infantile vient d’être ruinée par une réalité pathétique.

Pourtant, le « climax » de cette déchéance - qui m’apparaît pourtant imbattable - est atteint avec le concert de Lady Gaga, quelques heures plus tard. Intrigué par cette artiste dont il a été prouvé à grands renforts d’images « non-retouchées » les réelles qualités d’interprète et de compositrice dans le but avéré de légitimer une surenchère presque comique de délires starifiants, je me cale dans mon canapé et légèrement impatient, attends le spectacle. Je ne suis victime d’aucun parti pris : d’une part, je ne connais que très peu le répertoire de l’italo-américaine ; d’autre part, je porte une sympathie de prime abord pour ce qui s’apparente à une forme d’excentricité jouissive, que je considère libertaire.
Mes attentes sont laminées en quelques minutes à peine : le premier ratage, et le plus rude, c’est celui de cette tentative d’enchère spectaculaire nivelée in utero par l’impossibilité contemporaine de pousser plus loin les limites du show « bigger than life ». Les années 80 et 90 s’étant caractérisées par une course à l’échalote dans le gigantisme scénographique, il est devenu aussi ridicule que vain de prétendre y apporter du neuf à la lecture de la longue liste de prétendants au titre du colossal : de U2 à AC/DC en passant par les Rolling Stones, Pink Floyd et Metallica - ou encore Mylène Farmer, Jean-Michel Jarre et Johnny pour les « locaux » - , cette compétition pour le moins spécifiquement humanoïde est constellée de défis techniques ayant déjà atteint le plafond du faisable : toute réelle surenchère en la matière devrait se libérer de fondamentaux tels que l’électricité, ou encore le sol terrien. Autant le dire : rien de ce qui peut être fait sur une scène de spectacle musical face à du public de masse ne peut plus être à faire. Il ne pourra invariablement s’agir que de redites plus ou moins réussies, et plus ou moins maîtrisées.
Or, il apparaît évident que Lady Gaga, dans une soif inextinguible de démarquage, fait cette erreur grossière de se livrer à l’exercice avec la conviction d’en ressortir vainqueur. Le résultat est inévitablement victime d’un ridicule phénomène d’entropie : la folle prétention du décor – un quartier entier de NY avec son tram, ses immeubles, ses taxis et ses fameux escaliers de service en Z courant sur les façades d’immeubles – se noie dans une caricature grossière aux accents de carton-pâte, malgré une débauche de moyens financiers étourdissante.
Quant à Lady Gaga elle-même, elle se révèle, dès les deux premiers morceaux, aussi creuse qu’insipide : arpentant les interminables mètres de sa scène king-size entourée d’une kyrielle de danseurs bodybuildés ridiculisés par des tenues peudo-futuristes, elle enchaîne assez péniblement des embryons de chorégraphies usées et égrenant des couplets dénués d’intérêt. Musicalement, Lady Gaga ne me séduit pas, moi qui avoue sans déni mon penchant pour le facile. Pour autant, le désastre ne s’arrête ni au décor, ni à la pauvreté des compositions : l’option de traitement « film-reportage » de ce concert consistant en un subtil aller-retour entre secrets de coulisse et magie de la scène, il me faut encore assister aux incessants changements de costumes d’une « diva » qui se révèle aussi piètre interprète que performeuse : ses disparitions sont minables – jets de fumée stromboscopiques -, ses réapparitions ratées – sauts en extension mal calés depuis des plateformes secrètes -. Quant à ses fameuses tenues, dont il m’avait quand même été possible d’anticiper le caractère improbable par l’inondation médiatique dont elle bénéficie, elles se révèlent souvent si tarabiscotées que l’excentricité cède le pas au comique troupier.
Je réalise alors avec une certaine incrédulité qu’il se dégage de la « machine Lady Gaga», qui reste probablement l’une des plus lucratives et des plus prolifiques du moment, une impression globale et grandissante… d’amateurisme. Le mot est lâché : rien ne tourne vraiment très rond, et toutes les tentatives de surprendre sont éculées, téléphonées – sorry pour le jeu de mot – et souvent imparfaitement réalisées. Si l’on rajoute à ce spectacle finalement assez lassant de longs intermèdes durant lesquels la Lady assène des slogans lamentablement démago en direction des gays, puis pseudo-provocants en tirant sur des ambulances – mon guitariste est Jésus Christ – avant de rabâcher un ping-pong récurent entre un délire égocentrique poussif et peu enthousiaste – je ne chante pas en play-back / vous assistez au show le plus fou de l’histoire de la musique / New York !!! - et des exhortations miteuses à « réaliser ses rêves », on obtient une sauce ringarde, lente et pompière qui ne prend définitivement pas. Navrant.

Cette double (triple…) déconfiture trouvera son apogée avec quelques interminables minutes passées face aux images d’un concert de Moby, alors que j’ai regagné mon lit tandis que la nuit est en train de céder la place au petit matin. Interloqué, je regarde ce petit chauve pour lequel on crie au génie se débattre sur scène devant une quinzaine de musiciens mercenaires qui tricotent des sons dont la plupart ne parviennent jamais dans les enceintes. Une chanteuse plutôt talentueuse s’époumone sur un refrain répété ad-lib, tandis que Moby se contente de courir, sauter et tressauter autour d’elle en scandant une onomatopée dissonante toutes les quatre mesures, contre son épaule. Je patiente en pensant être tombé sur un « instant » peu heureux, ça arrive, mais le syndrome se répète ainsi sur le morceau suivant, et le suivant encore : c’est littéralement saisissant parce que Moby lui-même ne fait… rien. Il ne chante pas, ne joue d’aucun instrument, ne danse pas vraiment, non, il se contente de se gargariser de ses compositions machiniques jouées sur cette scène qu’il « occupe » par des instrumentistes surpayés qui s’ennuient vaguement.
Epuisé, les yeux un peu rouges, je regarde une foule immense se dandiner aux sons de cette musique plutôt répétitive basée sur des phénomènes systématiques de crescendo très basiques et très prévisibles, et me demande soudainement l’intérêt d’un tel spectacle : des musiciens humains anonymes qui remplacent maladroitement des machines, et un créateur qui donne en spectacle l’inutilité de sa présence. Il me semble atteindre le point culminant du non-sens artistique, et je m’endors.

J’aime toujours la variété. Le goût pour le cliché, les bons sentiments, les émotions faciles, les rêves redondants, les clichés sirupeux ou faussement rebelles m’assaillent toujours, et même si je me pique aussi d’un certain clientélisme, les propositions artistiques les plus populaires - et donc souvent les plus consensuelles - m’émeuvent toujours facilement. Je n’en ai ni honte, ni fierté : c’est comme ça, voilà tout. Je ne vois que peu de raisons objectives à bouder ce plaisir, et je le répète. Mais bon, il faut aussi savoir le dire : si la variété n’est souvent qu’un mensonge intrinsèque, le spectacle vivant, lui, ne se prête que rarement à la menterie.
Il en est ainsi avec la plupart des fantasmes pailletés : sitôt qu’ils traversent la ligne fatale qui sépare le rêve de la réalité, ils perdent immanquablement leur pouvoir et atterrissent dans notre monde de chair et de sang comme autant de glaviots crachés d’une bouche laide.

Demain matin, radios, networks et clips-TV délivreront à nouveau, inébranlables, leur lot de produits musicaux et je serai là pour m’en satisfaire. Et qu’on se le dise, cela ne m’empêchera pas pour autant de choisir de chanter « Satellite Of Love » sous ma douche, ou de siffloter « Fake Tales Of San Francisco » au volant de ma voiture. (Ou « Gimme Gimme, Gimme, Gimme More »…).

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