Stephan Bibrowski naquit en 1891 quatrième garçon d’une fratrie de six enfants dans une bourgade de Pologne proche de Varsovie, atteint d’une forme exceptionnelle de dérèglement hormonal ayant pour conséquence de lui valoir, comme aux très rares infortunés ayant partagé son impressionnante singularité, l’apparition d’une épaisse pilosité sur tout le corps et plus particulièrement sur le visage, tandis que son faciès et ses mains se retrouvaient victimes d’un épaississement progressif. Sa maladie se majorant au fil de l’enfance, (dans la plupart des cas, les deux premières décennies étant celles de l’aggravation du phénomène), il ne lui fallut guère dépasser l’âge de quatre ans avant qu’un de ces obscurs personnages écumant les campagnes reculées à la recherche de « freaks » pour alimenter les très populaires cirques ambulants de l’époque ne vienne toquer à la porte de sa mère.
Il faut dire que « l’hypertrichose sévère », le syndrome dont souffrait Stephan, ne compte toujours à ce jour, soit plus de cent-vingt ans plus tard, qu’une vingtaine de cas recensés d’un ordre aussi aigu : si les historiens comme les médecins s’accordent désormais à attribuer la naissance du mythe du « loup-garou » à cette étonnante maladie, les paysans des provinces polonaises de la fin du XIXème ne partageant pas la même appétence scientifique s’empressèrent de bâtir autour de l’enfant de Bielsk une légende aussi féroce que craintive.
L’impresario - connu à ce jour sous le seul patronyme de « Sedlmayer » - aux oreilles duquel était parvenue l’histoire de cet enfant légendaire à travers la frontière Est-allemande, chercha tout d’abord sans grand succès « le village maudit de Wilezagora » censé abriter le phénomène, lieu-dit n’ayant hélas jamais existé ailleurs que dans l’imaginaire de quelques planteurs de patates aussi superstitieux qu’alcoolisés ; pour autant il persévéra, attiré par de nouveaux éléments de légende qu’il recueillait au hasard de ses recherches à travers le pays et qui n’avaient de cesse de le conforter dans la sensation qu’il approchait d’un filon incroyablement juteux. La légende disait alors que « la pauvre mère du petit monstre avait été témoin, enceinte, de la mort atroce de son mari sous les griffes d’un lion enragé échappé d’un zoo, à quelques mètres à peine de la maison familiale : le choc psychologique qu’elle en éprouva, dans l’état de fragilité qui était le sien, fût tel qu’il eût pour résultat « l’impression » in utero, sur le visage de l’enfant, de la face sauvage de la bête responsable de la mise à mort de son mari ». L’enfant était de surcroît réputé pour avoir hérité, « au-delà de pattes et de poils semblables en tout point au fauve, d’yeux de félins lui permettant de voir dans la nuit »… autant de promesses alléchantes pour ce « chasseur de monstres » allemand.
La mère de Stephan semble ne pas s’être fait prier pour céder à l’offre de Sedlmayer de prendre en charge l’avenir de son drôle d’enfant : si l’histoire précise –mais il demeure difficile de séparer les éléments de mythe de la réalité – que les officiers de police locaux avaient en effet déjà évité à plusieurs reprises le lynchage de l’enfant et de la mère par les habitants du village, il paraît tout aussi probable que l’appât du gain soit à l’origine de sa décision. Si l’on considère qu’au lieu de céder directement l’enfant à l’impresario elle exigea de l’accompagner, on peut raisonnablement ajouter à sa décision le fait de saisir là une chance inespérée d’échapper à une vie de jeune veuve dans une campagne aussi rude que morose, le mari étant bel et bien mort, quoique de toute évidence de façon bien moins spectaculaire : les cirques d’alors pouvant se payer le luxe de l’entretien et de l’exhibition de grands félins ne battaient pas, de toute évidence, la désertique campagne polonaise… Enfin, on peut espérer aussi qu’un fort sentiment de protection maternelle à l’égard de cet enfant hors-norme participa aussi de cette terrible décision d’abandonner à leur sort les cinq autres pour prendre le large aux côtés d’un parfait inconnu.
L’aventure du trio démarra timidement à Berlin où Stephan fut exhibé dans quelques foires ; les subsides tant convoités tardant à se concrétiser, probablement frappée par le remords, la mère livra définitivement son fils à son nouvel impresario et finit par regagner la maison familiale, les poches à peine plus pleines…Sedlmayer put dès lors laisser libre cours à ses aspirations et commença par changer le prénom de l’enfant en un plus approprié « Lionel », avant de fomenter un « plan de carrière » millimétré pour son nouveau petit prodige, dont les poils recouvraient désormais la quasi-entièreté du corps, exceptées les seules paumes des mains et plantes des pieds.
Cependant, le caractère si charmant de Stephan –pardon, de Lionel-, particulièrement meurtri d’avoir été abandonné par sa mère, finit par bizarrement influer sur son mentor, qui, sans explication plus rationnelle qu’une soudaine profonde affection développée à son contact, le retira du circuit des foires et expositions berlinoises pour le confier à une petite école frontalière allemande, aussi loin que possible de la curiosité publique.
Stephan, qui s’avéra un élève brillant, y recueillit une éducation complète et finit même sa dernière année d’études en maîtrisant les rudiments de trois langues étrangères, en plus d’une solide connaissance de l’allemand et des acquis de sa propre langue maternelle.
Sedlmayer le jugea finalement apte à affronter sa destinée et se décida à lancer la carrière de « Lionel, l’Enfant-Lion », alors âgé de onze ans et affichant des poils de plus de vingt centimètres de long sur tout le visage et d’au moins dix sur le reste du corps.
Un contrat fut signé avec le plus célèbre cirque anglo-américain de l’époque, le « Barnum & Bailey », dont le spectacle démesuré, véhiculé à travers toute l’Europe comme à travers les Etats-Unis par voie ferrée, se jouait sur une piste couvrant près de deux hectares et accueillant en moyenne dix mille spectateurs par représentation (la réputation de ce cirque « bigger than life » fût notamment faite dès 1882 grâce à l’éléphant « Jumbo », un gigantesque pachyderme présenté comme « Le très haut monarque de sa puissante race, tel que le monde n'en verra jamais plus », et qui drainait tant de curieux sur son passage que l’expression de « gigantesque Barnum » en restera ancré dans le langage populaire).
Stephan traversa ainsi dès 1901 l’océan en direction des Etats-Unis en vue d’intégrer pendant cinq ans - la durée des droits cédés par Sedlmayer - un tout nouveau spectacle dont l’orientation artistique, suivant la mode de l’époque, prenait corps sous les traits de la plus grande « Foire aux monstres » de son temps.
photo dédicacée de Jojo |
Sans le savoir, Stephan venait en fait de remplacer au pied levé un certain « Jojo », qui, bien avant lui, venait d’exhiber durant de longues années sa propre hypertrichose, certes moins sévère car résumée à sa seule figure - au demeurant moins déformée que celle de Stephan-, en qualité « d’homme-chien »…
« Lionel-l'enfant-à-la-tête-de-Lion » se retrouva ainsi à écumer les états d’Amérique, puis l’Europe de temps à autre, partageant l’affiche aux côtés de Leah May la « Femme Géante », de Liou Tang-sen et Liou Sang-sen les « Siamoises Coréennes » et de Charles Tripp, le « Photographe Sans Bras » : son numéro consistait à se tenir simplement debout sur une estrade et à relater au public sa propre « histoire », telle que Sedlmayer lui avait conseillé de la présenter à partir des éléments fantasques qu’il avait compilés lors de ses recherches en Pologne.
Son caractère particulièrement gracile le fit une fois de plus adopter par l’ensemble de la troupe, tandis qu’il se mit, dans un concert d’encouragements, à développer de surprenantes facultés pour la gymnastique et l’acrobatie ; il progressa si bien qu’il finit par quitter la « Freak’s Parade » pour intégrer le show des acrobates qu’il pimenta de sa présence incongrue sans qu’il n’ait à rougir de ses propres voltiges.
A l’expiration de son contrat en 1907, au faîte de sa notoriété, Stephan rejoignit Sedlmayer en Allemagne où il se mit à s’exhiber en son nom propre : il se fixa dans l’enceinte du Panoptikum, célèbre musée de cire berlinois, où il est relaté qu’en cette seule année 1907, plus de 200.000 personnes le visitèrent.
Il y jouait cette fois de son élocution, de sa classe, de sa distinction et de son érudition en conservant d’abord de longues plages de silence, puis en se mettant à converser avec les spectateurs : le contraste entre son apparence sauvage et la qualité de son discours faisait sensation. Il consentit, à cette époque, à faire l’objet d’observations scientifiques menées par la Société Berlinoise d’Anthropologie, d’Ethnologie et de Préhistoire, à partir desquelles le docteur von Luschan rédigea un rapport du plus grand sérieux faisant état de détails étonnants à son sujet : Stephan, à l’image de certains de ses prédécesseurs présentant des symptômes similaires (citons le fameux Jojo auquel il succéda dans la troupe du Barnum & Bailey, mais aussi la célèbre Femme-Gorille Alice Doherty), était quasiment dépourvu de dentition, en dehors de deux seules incisives, l’une implantée dans la mâchoire supérieure et l’autre dans l’inférieure. Sans grande surprise, sa fameuse « vision nocturne » n’était qu’un mythe, tandis qu’il souffrait inversement d’une terrible myopie qui l’obligeait à porter d’épaisses lunettes sitôt qu’il sortait de scène.
Cette curiosité distanciée faisant de lui encore davantage un objet de curiosité finit par impacter fortement sur son caractère d’ordinaire paisible : 1912 correspondit à une sorte de retraite que L’Homme à la Tête de Lion observa vis-à-vis du monde public ; là encore, le mythe se dispute à la réalité.
Couverture du rapport du Dc von Luschan |
D’une part, on attribue cette longue pause - une année entière - à un accident de type « Mickaël Jackson » au cours duquel, dans des circonstances peu claires, la quasi-totalité de sa toison aurait pris feu. Il reste plus probable qu’au-delà de cet « arrangement des choses » publicitaire livré à la presse par l’indécrottable Sedlmayer, Stephan ait littéralement craqué et se soit coupé lui-même la totalité de ses poils dans un accès de rage : la « repousse » aurait pris des mois, sans que le résultat n’égale plus jamais la luxuriante pilosité qui fit sa réputation…
Lionel L’Homme Lion revint s’installer aux USA en 1920, à New York, où il tint à nouveau près de quinze ans le haut de l’affiche de la parade du Coney Island's Dreamland Circus, qui se vantait de ne présenter que de « real Freaks » là où, le succès populaire des Foires aux Monstres aidant, les arnaques en tout genre se succédaient sous tous les chapiteaux et dans toutes les roulottes d’Europe et des Etats-Unis. Celles-là des « créatures » bien réelles étaient donc, par effet d’annonce, plutôt bien payées, et pouvaient compter sur de vrais égards, dont notamment un logement confortable…
La fin de la vie de Lionel l’Homme Lion demeure tout aussi imprécise que ses débuts : on perd sa trace vers 1928, date à partir de laquelle plusieurs versions s’opposent… D’aucuns prétendent qu’il s’en revint dans son pays d’adoption pour y acquérir la nationalité allemande et s’y consacrer entièrement à la peinture, L’Homme-Lion se révélant cette fois un paysagiste étonnant avant de mourir d’une attaque cardiaque à Berlin en 1931 ou en 1932. D’autres versions le dépeignent de retour en Pologne pour y faciliter l’extraction de sa famille à l’aube de la guerre. Enfin, la piste la plus sérieuse semble hélas corroborer la version selon laquelle il aurait été victime des Nazis, qui, entre autres exactions, se déchaînèrent sur les « phénomènes de foire » dès les premières années de leur accession au pouvoir dans l’indifférence générale.
L’absence de déclaration officielle de son décès renforce à elle seule cette triste hypothèse.
Lionel L’Homme Lion reste l’un des “Freaks” les plus connus et les plus populaires de l’âge d’or des Foires aux Monstres ; tous les témoins qui l’ont côtoyé n’ont eu de cesse de le décrire comme un gentlemen timide et délicieusement sociable, d’une élégance naturelle et d’une érudition empreinte d’une grande modestie. Il ne semble pas avoir été marié ni avoir eu d’enfants et aucune mention n’a jamais été trouvée sur une quelconque relation amoureuse qu’on lui aurait prêtée, que cela cache une homosexualité encore largement taboue pour l’époque, ou beaucoup plus simplement, une terrible solitude.
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