mardi 15 octobre 2013

Le goût des autres

Ils avaient tous l’air un peu gauche. En fait, surtout lui. C’est l’impression qu’il avait désormais de la situation, au travers des sept ou huit coupes de ce sempiternel infâme Champagne qu’il avait ingurgitées à trop grande vitesse : incapable de respecter le temps socialement imparti à la consommation de ce breuvage ridiculement précieux qu’il fallait commencer par tenir dans ces verres inconfortables avant de pouvoir y trempotter la lèvre au-dessus d’une forêt de petites bulles agaçantes, il partait du principe qu’ouvrir légèrement la bouche avant d’y basculer tout le contenu de la coupe d’un trait rapide et décidé restait la meilleure façon d’ingérer ce vin vicelard, au lieu de se cogner bêtement plusieurs fois le nez contre le col trop étroit de son contenant effilé.
Il avait précédemment englouti quelques apéritifs bien tassés au hasard de pérégrinations maussades dans la cuisine où, chacune son tour, une fille venait s’affairer à touiller une sauce, couper un légume en rondelles, scruter une porte de four, verser de minuscules bouchées dans des bols ou épier un plat mystérieusement recouvert sur une étagère de réfrigérateur et où parallèlement, chacun son tour, un gars venait tournoyer de façon inutile, une blague merdique à la bouche et une bière à la main. Pour autant il ne sentait toujours pas vraiment l’effet de l’ivresse escomptée, l’intérieur sa tête ressemblant plutôt à un tunnel moderne éclairé trop violemment.
La cuisine, lors de ce genre de fêtes familiales, devenait une sorte de zone à part. Comme par magie, sitôt passé dans le salon tout le monde se retrouvait debout avec cette maudite coupe à la main et les conversations redevenaient diaboliquement ennuyeuses mais dans la cuisine, tout était différent : tandis que les hommes, proches ou lointains, s’y mettaient en bras de chemise pour piocher des trucs directement avec les doigts qu’ils se suçaient copieusement avant de les passer sur les cuisses de leur pantalon de costume, les filles y renonçaient à rectifier une mèche de cheveux échappée d’une coiffure complexe ou oubliaient de s’assurer qu’on ne pouvait rien voir de leurs dessous lorsqu’elles se penchaient à la recherche d’un ustensile ; elles avalaient cul-sec leur propre verre en tournant subrepticement le dos à rien de précis, et rigolaient trop fort en rejetant la tête en arrière. Dans ce mélange d’odeurs chaudes vaguement écœurantes tout le monde se frôlait, se touchait, se gênait tout en s’y faisant des confidences inattendues et on s’y régalait de ragots si immondes que ne restaient finalement dans le salon que les plus fatigués, les plus avides ou les plus blasés, ceux de la famille qui n’avaient plus rien à prouver et qui regardaient par la fenêtre une main dans la poche ou s’asseyaient en croisant haut les jambes sur d’absurdes chaussettes dans l’unique fauteuil installé en travers de la pièce face à l’imposant piano refermé. Inversement, de l’autre côté de l’appartement, le couloir menant à la chaleureuse petite pièce sur-éclairée, maintenant opacifiée par les volutes de cigarettes fumées à la chaîne, devenait le théâtre, au fur et à mesure que l’heure du souper approchait, d’une sorte de bousculade suante mêlant les ivrognes ataviques - dont il estima faire plus ou moins partie - aux rigolards de basse extraction, autour des filles les mieux roulées ou les plus vulgaires. On se mit à chercher de ce Champagne qui faisait soudainement défaut, un des hommes les plus rougeauds finissant par partir en direction du salon où bavardaient déjà avec un brin d’ennui de maigres binômes reliés entre eux par des choses assommantes, le déséquilibre se prononçant petit à petit, annonçant irrémédiablement la tournure périlleuse qu’allait prendre le repas.
Pour l’heure, il s’engluait dans une conversation - entamée depuis maintenant une bonne quinzaine de minutes - dont il ne maîtrisait plus vraiment la direction, avec une vague cousine aux formes généreuses qui s’évertuait à aligner des rondelles de charcuterie de plusieurs tailles différentes dans un long plat ovale. Un bout de fesse posé sur un dos de chaise, il l’écoutait raconter son enfance en Gironde (à moins que ce soit en Ardèche ?) tout en constatant qu’elle fronçait les yeux sous l’effet de la concentration, ses doigts noueux aux ongles nacrés bataillant avec des tranches récalcitrantes qui laissaient des reflets gras sur les poignées en argent. Le fait est qu’il ne se pliait plus davantage à cet échange entamé par désœuvrement que depuis qu’il avait compris qu’elle était la sœur de Mona. Il avait perdu Mona de vue alors qu’elle n’était qu’une stupide adolescente au look pseudo-gothique ingrat, mais voilà qu’elle était réapparue ce soir-là sans véritable explication sous les traits d’une somptueuse brune aux lèvres d’un rouge écarlate vêtue d’un pull de laine au décolleté ravageur négligemment enfilé sur un jean beaucoup trop serré pour un souper de famille. Sous l’effet de l’alcool qui venait soudainement de décider de se ruer à présent dans son corps comme un fleuve de lave bouillonnant – à vrai dire, cela faisait un moment que sa digue personnelle avait rompu mais il ne le réalisait qu’à l’instant -, il s’était mis à rire à ses blagues inutiles d’un rire carnassier, ce qui eut pour effet de la faire rougir davantage (Emmanuelle ? Rebecca ? …) avant qu’elle ne se lance dans une série d’anecdotes qu’il trouva plus ridicules encore tandis qu’une seule question, une question unique, se mettait à lui tarauder obstinément la langue en obstruant le maigre univers de cette petite cuisine en un faisceau lubrique qui se resserrait inexorablement sur la face tout en yeux de son interlocutrice. A table ! cria quelqu’un depuis une pièce non identifiée, assez fort pour qu’un brouhaha lui réagisse. « On y va ? » lui lança-t-elle, et en se retournant elle accrocha l’angle du plateau qui pivota sur la toile cirée avec la vélocité d’un bobsleigh pour venir se plaquer contre son bas-ventre.
Le temps se suspendit une fraction de seconde puis le plateau se décolla bizarrement de sa braguette pour aller heurter le sol dans un tintement de cymbale tordue.
Le menton ramassé sur sa pomme d’Adam, les bras vaguement écartés dans une posture qu’il sentit confusément grotesque, il se mit à observer le mandala de rondelles de saucisson, de roues de mortadelle et de rectangles de grisons brillant de gouttelettes suintantes figé dans une sorte de tourbillon mou décoré de cornichons s’étaler du bas de sa chemise au haut de ses cuisses ; il ne parvint pas à réagir immédiatement, aucune information utile ou entreprenante ne lui parvenant de son cortex. Mais après une courte période de perplexité, il entreprit sans autre avertissement une sorte de danse tribale frénétique consistant à marteler le sol assez fermement de chacun de ses pieds après avoir levé haut chaque genou, ce qui eut pour effet positif de faire choir par grappes collantes la quasi-totalité des sangsues charcutières ventousées sur son bas-ventre. Il en piétina ainsi une belle quantité, créant sur le sol de la cuisine une sorte de charnier huileux, jusqu’à ce que d’un geste final exécuté de façon un peu maniérée du dos de la main, il finisse par libérer la dernière corolle de rosette affalée sur la boucle de sa ceinture. Le bas ventre entier désormais comme passé à la brillantine sur une section circulaire aussi incroyable qu’odorante, il leva la tête en sa direction, tomba sur son regard médusé et lui lança : « Je te suis !.. » avec tout le laconisme dont il se trouvât capable.

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