mercredi 22 janvier 2014

La musique est un cri qui vient de l'intérieur...


« La manie de la musique a envahi cette fin de siècle. (…) Plus un adolescent qui ne file des si bemol, qui ne siffle, souffle ou cogne d’un instrument quelconque. L’usine et l’atelier sont à peine déverrouillés, la nuit n’a pas plus tôt convié au repos le campagnard que, piqués de la tarentule, tous se jettent dans la ramollissante étude du doigté et de l’accord tintamarresque, par un besoin mal compris de satisfaire à l’acuité nerveuse suscitée par un labeur abrutissant.

Et il est enrageant de voir avec quelle âpreté tous ces malheureux travaillent à leur affaiblissement cérébral. (…)

Nos bons dirigeants ont vite compris tout l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’un semblable affolement. Par leurs discours filandreux et l’appoint de l’argent des contribuables, ils encouragent à cette monomanie tous les jours grandissante, dévoyant ainsi les revendications progressives des desiderata prolétariens. « Mieux vaut subir leurs insipides concerts que leurs plaintes revendicatrices » pensent-ils.

Ils savent d’expérience que le temps de liberté laissé actuellement au travailleur ne lui permet guère plusieurs occupations distractives à la fois. Et pendant que l’adolescent aiguillonne son cerveau pour y bourrer l’inutile science orphéonique, qu’il endolorit le peu d’énergie qu’il pourrait retrouver aux moments de retour en lui-même, qu’il oublie la triste existence qui lui est départie dans la Société actuelle, il reste indifférent et passif. Il passe, ignorant, à côté de la gestation continue à laquelle sont livrés quelques-uns de ses compagnons de peine, gestation à laquelle, intéressé, il pourrait apporter ses connaissances et son temps mieux employés.

D’ailleurs, en dehors de toutes considérations sociales, la musique, art peut-être agréable pour certains, n’est pas un art utile. Entre tous, c’est le seul qui n’ait pas de réflexion effective sur la pensée. Son résultat n’est qu’une pure sensation auditive qui, douce, porte à la somnolence, qui, tapageuse, irrite le système nerveux. C’est, en toute occurrence, un chatouillement désagréable dont les chiens — en cela plus expressifs que les hommes — savent fort bien donner l’idée par leurs hurlements plaintifs.

Elle nuit au développement de l’intelligence en l’atrophiant. »

 

Novembre 1887, L’Autonomie Individuelle, Albert Carteron, anarchiste.

vendredi 17 janvier 2014

Edgard

Malgré une grande quantité d’anecdotes détaillées, les clés du drame qui se déroule entre le couple représenté dans cette peinture de Degas restent un mystère. Plusieurs érudits ont avancé que la scène était une illustration d’un roman contemporain d’Edmond Durant ou d’Emile Zola décrivant la tristesse et la tension de relations amoureuses, mais aucun n’a réussi à faire suffisamment concorder les détails de la peinture avec une scène de roman avec assez de précision pour être convaincant. De plus, Degas a maintes fois affirmé son opposition au fait de réaliser des peintures qui illustreraient la littérature, préférant qualifier son œuvre comme « ma représentation du genre » (une image décrivant la vie de tous les jours). Une annotation dans un carnet utilisé par Degas à cette période fournit un élément de réponse quant à ses intentions : « Travailler d’arrache pied sur les effets nocturnes, les lampes, les bougies, etc… Ce qui est fascinant n’est pas forcément de montrer la source de la lumière, mais plutôt son effet. ». La douce lumière diffusée par la lampe de table contribue fortement à l’intimité de la scène et divise les acteurs du conflit, dont les visages sont pris dans les ombres. Degas réalisa de nombreuses études préparatoires pour la chambre et les personnages de façon à créer une scène convaincante et une atmosphère psychologiquement poignante. Il semble avoir intentionnellement obscurci la narration de façon à séduire le spectateur avec le pouvoir suggestif de cette peinture et le mystère de son secret demeurant entier.

Jennifer A. Thompson, extrait de “Œuvres Maîtresses du Musée d’Art de Philadelphie : Impressionisme et Art Moderne »


jeudi 16 janvier 2014

D'anà, d'anà, vei lou pitchoun ques nat !

Quand j’étais petit, je ne ratais aucune Pastorale ; mon père nous emmenait la voir à la paroisse du Lacydon au sein de laquelle on l’avait envoyé passer toute une enfance sous la houlette d’un abbé à la carrure de lutteur antique dont les pieds monstrueux étaient chaussés de ces terribles sandales sacerdotales. Devant les portes d’une salle des fêtes délabrée mais de belle dimension, après m’avoir repéré dans la mêlée de l’incontournable partie de foot qui se jouait avant l’ouverture du rideau - et à laquelle il prenait part par brefs surgissements couronnés de formidables boulets tirés à bout de sandale-, l’abbé me donnait de très grandes tapes dans le dos en me fouillant de ses yeux vitreux déformés derrière des verres de lunettes incroyablement épais, comme pour y chercher un pêché qui n’était pas encore de mon âge, comme un vol de mobylette ou une session de crevage de pneus de voiture. Puis dès que le soir tombait, nous rentrions nous asseoir sur une même rangée de sièges à la feutrine bordeaux sale dans l’atmosphère bon enfant d’une salle bondée, et je me préparais à un grand moment : le spectacle, sorte d’opérette marseillaise brillamment costumée réunissant quelques ténors amateurs locaux, m’époustouflait : les yeux écarquillés, je vibrais sur mon siège à l’écoute de ces voix de stentor louant la période des fêtes dans un fracas de vocalises catéchèses, tremblais aux éclats des pétards qui rythmaient les apparitions d’un diable terriblement effrayant à la voix de basson, riais aux apparitions burlesques du Chichourlé et versais une larme enfantine lors de la procession finale qui saluait la naissance du petit Jésus. Je repartais le cœur gonflé de mélodies époumonées par les bergers et les Rois mages, la promesse d’une figurine géante de Goldorak ou d’une planche de skate noire striée aux roues orange planant au-dessus de ma tête comme une auréole. Cette année, soudainement assailli d’un relent mélancolique à la vue d’une affichette scotchée sur un réverbère, je me décidais donc à emmener à mon tour ma fille voir une Pastorale, tout ému à l’avance de retrouver la beauté dramatico-naïve du spectacle qui m’avait tant marqué dans ma prime jeunesse. Donnant le bras à ma femme, j’ai donc passé les portes de l’Eglise St François qui darde son clocher à deux pas de mes fenêtres le cœur léger, ayant promis à ma fille à la fois un spectacle d’une curiosité émouvante (« c’est comme la Crèche, mais en vrai »)et une occasion de pénétrer dans cette église si mystérieuse que l’on voyait s’emplir et se vider de « ceux qui croient en dieu, pas comme nous » chaque samedi. L’abbé qui attendait sur le parvis, frêle et osseux comme une vieille assiette de porcelaine jaunie qui se serait laissée pousser une barbe sale, nous scruta à la dérobée de façon vaguement réprobatoire mais cela n’entama pas ma bonne humeur. Hélas, le spectacle auquel nous assistâmes le cul martyrisé sur les deux planches arides d’un banc en bois y ressemblât dès les premières mesures à une veillée de colonie de vacances illustrée de costumes bricolés à l’aide de vieux draps, pantomimée sur un enregistrement play-back faisant résonner des dialogue ridicules et atones dans des haut-parleurs agonisants, tandis qu’un chœur, plutôt harmonieux au demeurant, mais situé en hauteur et dans notre dos, se contenta de ponctuer une succession morose et interminable de saynètes cacochymes interprétées par les fidèles de la paroisse avec la grâce de poteaux EDF de chants liturgiques bravement ennuyeux.

Le soir même, je me suis cassé un gros bout d’incisive sur un sujet en forme de Saint Joseph bien caché dans la frangipane tiède d’une galette des rois, tandis que ma fille résuma notre sortie par un laconique : « c’était nul à chier » lancé à l’adresse de ma belle-mère.