« La manie de la musique a envahi cette fin de
siècle. (…) Plus un adolescent qui ne file des si bemol, qui ne siffle,
souffle ou cogne d’un instrument quelconque. L’usine et l’atelier sont à peine
déverrouillés, la nuit n’a pas plus tôt convié au repos le campagnard que,
piqués de la tarentule, tous se jettent dans la ramollissante étude du doigté
et de l’accord tintamarresque, par un besoin mal compris de satisfaire à
l’acuité nerveuse suscitée par un labeur abrutissant.
Et il est enrageant de voir avec quelle âpreté tous
ces malheureux travaillent à leur affaiblissement cérébral. (…)
Nos bons dirigeants ont vite compris tout l’avantage
qu’ils pouvaient tirer d’un semblable affolement. Par leurs discours filandreux
et l’appoint de l’argent des contribuables, ils encouragent à cette monomanie
tous les jours grandissante, dévoyant ainsi les revendications progressives des
desiderata prolétariens. « Mieux vaut subir leurs insipides
concerts que leurs plaintes revendicatrices » pensent-ils.
Ils savent d’expérience que le temps de liberté laissé
actuellement au travailleur ne lui permet guère plusieurs occupations
distractives à la fois. Et pendant que l’adolescent aiguillonne son cerveau
pour y bourrer l’inutile science orphéonique, qu’il endolorit le peu d’énergie
qu’il pourrait retrouver aux moments de retour en lui-même, qu’il oublie la
triste existence qui lui est départie dans la Société actuelle, il reste
indifférent et passif. Il passe, ignorant, à côté de la gestation continue à
laquelle sont livrés quelques-uns de ses compagnons de peine, gestation à
laquelle, intéressé, il pourrait apporter ses connaissances et son temps mieux
employés.
D’ailleurs, en dehors de toutes considérations
sociales, la musique, art peut-être agréable pour certains, n’est pas un art
utile. Entre tous, c’est le seul qui n’ait pas de réflexion effective sur la
pensée. Son résultat n’est qu’une pure sensation auditive qui, douce, porte à
la somnolence, qui, tapageuse, irrite le système nerveux. C’est, en toute
occurrence, un chatouillement désagréable dont les chiens — en cela plus
expressifs que les hommes — savent fort bien donner l’idée par leurs hurlements
plaintifs.
Elle nuit au développement de l’intelligence en
l’atrophiant. »
Novembre 1887, L’Autonomie
Individuelle, Albert Carteron, anarchiste.