lundi 30 juin 2014

Un couvre-feu pour les jeunes.

A vrai dire, j’ai regardé sans la moindre passion la génération populaire dépourvue de toute aspiration se présenter aux portes du monde médiatique avec l’avidité du challenger. Je ne vais pas m’échiner ici à essayer de livrer une analyse tentant de sortir du lot, tant il  n’y a plus rien d’intelligent à dire de tout ça.
Mais voilà que m’interpelle, à force d’avoir eu, cette année, à sur-côtoyer les enfants des couches les plus aisées de la population, autre chose : la même terrible vacuité qui les touche. J’ai pu constater à quel point, pareillement, ils érigent la Marque en valeur refuge : bizarrement, ils l’arborent aussi comme un trophée. Or, ce qui peut sembler logique pour les adolescents désargentés des couches populaires, qui éprouvent le besoin d’afficher ce dépassement de leur propre condition sociale à travers la possession de vêtements, accessoires et objets griffés promettant l’épanouissement personnel et la valorisation ultime du Moi, m’a apparu assez stupide chez les plus riches.
Dans mon esprit, les riches, s’ils veillaient toujours scrupuleusement à afficher les codes propres à leur classe, s’étaient définitivement libérés de l’ancien plaisir masturbatoire de leur revendication et de leur affichage : soit en optant pour des griffes plus confidentielles, plus rares, donc à nouveau « codables », soit en renonçant à arborer avec l’ostentation passée leurs monogrammes fétiches. Mais non. Les enfants de riches n’ont pas pris la peine de réinventer leurs « marques-repères », alors que leurs propres codes et griffes sont devenus propriété de couches populaires ayant sacralisé sans la moindre hésitation, comme le rap et la musique électronique l’ont fait avec le répertoire des 70’s, les symboles de leur exclusion sociale. Voilà donc que quelque chose de commun les enserre, qui n’est même plus tenu par le seul pouvoir d’achat, contrairement à ce que pensent les plus démunis : les filles et fils de riches éprouvent le même besoin d’être admirés pour ce qu’ils ont, détiennent, et revêtent, plus encore que les pauvres.
Au final, le Panthéon de la réussite des classes populaires en rêve de gloire médiatique, avec pour sainte trinité « Télé (subdivision W9/NRJ12) / Presse People (subdivision Public/Ooops) / Internet (subdivision YouTube/FaceBook/Twitter/Instagram) » est donc tout aussi activement vénéré par les enfants de riches auxquels il ne reste, pour se distinguer de la plèbe et pour le plus grand bonheurs de marchands, que la surenchère : ils greffent donc à cette vacuité iconique une autre Trinité : Grandes Espérances (subdivision classes de prépa aux grandes écoles) / Vacances Exotiques (bashing des ex-destinations cotées livrées au low-cost) / Opulence (fêtes privées où le « déguisement en adulte parvenu » est de rigueur, accompagné d’une incontournable bande-son « musiques du ghetto »).  Mais cet ajout s’exprime, malgré tout, dans un giron commun de nazisme eugéniste dédié au culte du corps : le « selfie » numérique, parangon de la beauté stéréotypée, ayatollah du style, réunit pauvres et riches dans un même combat : pas de place pour les moches. Une certitude nouvelle se partage ainsi dans une liesse commune de l’esthétique griffée : on ne peut réussir sans un physique.

Pour autant, mon véritable étonnement, finalement, réside ailleurs : que la jeunesse occidentale ait agréée l’injonction forcenée de s’unir autour du Rien quel que soit son degré de richesse est peut-être en soi une sorte de drame, je n’en sais rien : par contre, ce qui est stupéfiant, c’est que pour parvenir à maintenir une échelle de comparaison, les enfants de riches veulent à nouveau travailler.  Ils le désirent même ardemment. Exit les fils et filles de riches désabusés visant l’oisiveté suprême : chez les adolescents bourgeois, l’ex statut social du « winner » en vigueur au moment-même où je rentrai moi-même sur le marché du travail (horaires déments, fric à outrance, show-off permanent) vient se ré-opposer à la déliquescence de la valeur travail qui ravage notre propre génération. 
Tandis que désintéressés par l’opulence, nous désertons en masse l’Emploi au profit d’un culte égocentré basé sur la recherche de buts fictifs (réalisation du Moi à travers le bricolage, le jardinage, la décoration, la fibre artistique ou les disciplines du bien-être), eux revalorisent avec une foi déconcertante une liste de métiers immondes (médecins, avocats, traders, économistes) en leur adjuvant de nouveaux effets de mode (wedding-planers, personal fashion coaching, mais aussi viticulture, management de vacances-concept, entreprenariat high-tech…). A priori, nous voilà de retour dans la sectorisation : les enfants de pauvres, restés agglutinés autour de l’échec du monde du travail où ils ne désirent plus davantage se mettre au service de leurs congénères aisés dont on a définitivement révélé le cynisme, le mépris et le désintérêt total pour leur prochain (cadre dans lequel les enfants de riches se sentent naturellement à l’aise), doivent pourtant renoncer au système de protection sociale des trente dernières années, qui atteint sa limite définitive. Il ne leur reste qu’à rêver de réussite mais d’une réussite mystique, poétique, merveilleuse, dans laquelle leur seule présence, leur seule aura, leur seule « essence stylée » suffirait, sur le grand échiquier de la chance, pour accéder à la réussite.
Dans un grand tour de Roue du Destin, les valeurs se retrouvent donc dé-polarisées : là où les riches réinvestissent dans la valeur travail anciennement propre au prolétariat (effort, abnégation, enthousiasme, récompense, self-esteem), les pauvres rêvent d’ascension sociale par « filiation hasardeuse » : car dans ce nouvel ordre mondial occidental, c’est bel et bien le hasard qui met soudainement les stars de demain dans la lumière, plus aucune qualité intrinsèque autre qu’une « personnalité » ne semblant être requise pour passer de l’ombre à la lumière.

Il me semble que je voulais, à dix-sept ans, être unique, mais pas par distinction : je ne voulais pas être reconnu, je voulais être différent. Je voulais, plus que tout, être libre d’inventer, marchant sur le plat-bord qui séparait alors deux autoroutes sociétales : d’un côté, celle des années frime de Bernard Tapie promettant aux hippies déçus révolution moderniste, gadgets, dents propres, réussite professionnelle fulgurante, avènement de l’ère informatique (pas encore totalement numérique), prémisses de l’ère smartphonique, règne de l’ère CD, et culte du corps (tiens donc…) ; de l’autre, la communauté arty post-punk de Thierry Ardisson, promettant aux anciens intellectuels austères néo-catholiques, avec de nouveaux designers, de nouveaux créateurs de mode, de nouveaux architectes, de nouveaux musiciens, de nouveaux concepteurs-rédacteurs, et dans un déluge de consommation de drogues sympa, un « avenir créatif ». 
Coincé entre nihilisme chic et superpouvoirs friqués, je dénigrais tout dans l’ardeur d’inventer mieux. Si j’étais avide de travailler c’était pour inventer mon travail, car je voulais gagner de l’argent pour le dépenser dans l’instant comme un acte politique, je voulais manger des hamburger mais boire du bon vin, je conspuais tout et tout le monde, certain de naître parce que je pouvais lire Jean-Philippe Toussaint en écoutant Andrew Eldritch et que je parvenais à haïr l’ambition dévorante qui m’animait en la mâtinant de cheap-philosophie.


Les jeunes riches et les jeunes pauvres sont dramatiquement cons.  Les jeunes pauvres avec leur « urban-style » et leur miroir aux alouettes sportivo-culturel.  Les jeunes riches avec leur « Gold porn-chic » et leurs certitudes Cac-quarantées. Roulant à la vitesse vorace d’une berline allemande (de l’aveu même de ses fiers concepteurs, « sur-équipée ») sur une bande d’asphalte payante, leur convoi de l’apparence, du culte de l’objet manufacturé, du message dé-s-orthographié et du bruit musical bpm-isé se démultiplie à l’envi sous un soleil cancérigène, faisant voler des poussières délétères en direction de no man’s land périphériques bardés de panneaux publicitaires Dior. Quelque part, les images J-Peg copy-left des Dieux de la poésie décapités trônent sur Google search au milieu d’une île de Pâques livrée aux bulldozer d’une station balnéaire en banqueroute. 


1 commentaire:

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