Réagir à chaud est toujours dangereux. Mais je
n’arrive pas à m’astreindre à la réflexion à la lecture de cette information du
jour dans Le Parisien : "Don d'organes : l'Assemblée s'apprête à faciliter les prélèvements"...
Peut-on raisonnablement continuer à parler de
« don » si le corps médical est autorisé à prélever nos organes sans
que plus aucun membre de la famille n’ait son mot à dire, du seul fait que le
défunt n’ait pas pris la peine de « s’inscrire sur un registre de
refus » de son vivant ? Préciser par écrit son désir de disposer de son corps ; affirmer
par une démarche administrative son droit à disposer de sa propre dépouille. La
pénurie d’organe et l’affreuse détresse (bien réelle) de certains vivants
suffit-elle à interroger un « usage courant » des morts ?
Mettre en opposition ces centaines de familles et de patients
suspendus à la disponibilité d’un organe avec d’autres centaines de
familles venant de perdre un proche et « pressés » de faire don pour sauver
les premiers… voilà les éléments d’une tragédie grecque quotidienne.
Nous traversons de nouvelles périodes
d’obscurantisme : le religieux ressurgit sous sa forme la plus vile et la
plus détestable, réinterrogeant nos sociétés désemparées : nous qui ne
réfléchissions plus, qui n’aspirions plus à d’autre ailleurs que le présent,
nous voilà empêtrés. Avec nos vieilles consciences et nos pensées rouillées, nos
cerveaux en panne sont soumis à l’écho-boomerang d’une culture occidentale de
l’individualisme forcené, du culte du vivant et de la technologie, qui oppose sa
propre obstination « progressiste » aux fondamentalismes.
Ai-je donc tort d’être choqué ? Ai-je tort de vouloir préserver de la
religion ce qu’elle a toujours véhiculé de beau, de troublant et de
nécessaire : le mystère, la mystique, la poésie de l’au-delà ? Quid
de notre essence fondatrice, celle qui a, il y a des millions d’années,
transformé de grands singes en hommes : l’angoisse de la mort ? Enterrer
les morts, leur organiser des funérailles, respecter leur intégrité, leur
donner cette chance hypothétique et formidablement désespérée d’atteindre un
ailleurs dans un corps respecté, sacralisé, mû par une âme, n’est-ce pas ce qui
nous a, avec le rire, distingué des bêtes?
Nos sociétés peinent à accepter le principe de l’euthanasie ;
la vie est un temple trop moderne pour oser prétendre à décider d’en faire
usage à son gré ; le suicide, quand il est possible, est un tabou ; le
souhait de mourir, une hérésie telle que dès lors que le suppliant n’est pas
lui-même en état de s’auto-exécuter, on le lui refuse. Dans beaucoup d’états, l’avortement
et ce qu’il dit de nos sociétés sur la vie est remis en cause, ou nié. Les
rapports entre la vie et la mort sont de plus en plus sensibles à mesure que l’on
découvre de nouvelles capacités d’influer sur l’une, ou sur l’autre. Et dans ce
rapport de force supplantant le Dieu, la mort est la grande perdante : plus
que jamais, elle est expurgée de nos existences occidentales. La plupart d’entre
nous mourront à l’hôpital, en secret, en silence, derrière des portes aux
odeurs âcres, entourés d’une caste moderne ayant troqué les vêtements du sacerdoce
contre des blouses pastel à usage unique. Celles-ci vont-elles, désormais, se
dépêcher de héler les plus doctes des serviteurs du Culte du Vivant pour nous
dépecer et transporter nos chairs en direction d’autres couloirs au bout
desquels d’autres condamnés secrets espèrent, tandis que nous serons hâtivement
recousus ?
Devient-il impossible, au regard de cette néo-dictature
du vivant réfractaire à sa disparition, de se laisser pourrir tout entier, en
un seul morceau, quand tant de désespérés convoitent nos saines entrailles pour
gagner leur répit ? Doit-on en venir à se dénoncer auprès d’une instance
comme si imbu de soi-même, si égoïste, si narcissique, si cruel que l’on désire
–ô, orgueil suprême !- reposer entier, avec tous ses organes ? Doit-on
accepter, en cas de carence administrative, en cas de non-inscription au
Registre des Salauds, que la plus élémentaire logique, la plus saine compassion
entraîne l’ardent consensus autour de notre « dépeçage citoyen » ?
La curieuse déification de la laïcité que l’on nous sert à outrance
face au nihilisme brutal de la théocratie doit-elle en arriver à nier, vilipender,
dénoncer, abaisser cette poésie de l’espoir, ce besoin de magie, cette soif
d’imaginaire au point que le mort ne saurait plus être, définitivement, qu’une mise
à disposition collective d’un corps-véhicule ? Le corps-objet vivant, siliconé,
prothèsé, transformé, modifié, tatoué, surveillé, assuré, doit-il finir en
corps-objet banque d’organes, supermarché d’espoirs extérieurs, self-service à
vivants ?
Doit-on donc se familiariser avec l’idée que nos dépouilles ne soient plus
rendues à la terre, mais distribuées aux hommes ? Ne sont-ce les bêtes qui
se partagent les dépouilles des leurs ? Doit-on se faire à l’idée que nos
morts ne soient plus confiés aux cieux, aux cosmos, aux rêves et aux légendes, mais
aux chirurgiens, aux caisses stériles, à destination de corps-véhicules encore
animés ? Non plus aux ancêtres et aïeux, mais à la dissection et au
recyclage ?
Voilà que l’éternité du XXIème siècle mute : collective,
interchangeable et industrialisée, elle remplace l’éternité du céleste, l’intégrité
du corps inanimé s’éteignant au profit de l’individualisme de l’organisme vivant,
dont la fin – vivre, toujours plus, toujours plus longtemps, toujours mieux-
justifie le moyen.
« Eparpillés façon puzzle », comme dirait Audiard :
voilà notre nouvelle éternité.
Réincarnés en cœurs, poumons, foies, reins, yeux,
survivant au service d’autres âmes que la nôtre.
Quand cela sera rendu possible, devra-t-on signer des registres pour
spécifier vouloir garder notre âme après notre mort, dès lors que tant d’âmes
abîmées, blessées ou traumatisées, enfermées dans des corps bien vivants, auront
besoin d’être réparées pour garder espoir en la vie ?
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