Pendant de nombreuses années, la Science-fiction a
été considérée comme un sous-genre littéraire vaguement rigolard destiné aux ados
attardés et aux rêveurs boutonneux autrefois appelés « binoclards »
avant que l’épithète « nerd » ne finisse par leur octroyer un caractère
« loser mais sympa ». Mais toujours loser, attention. Aujourd’hui
encore, même si le cinéma lui a fait gagner quelques lettres de noblesse (surtout
eu égard aux recettes générées) à grands coups de Space Operas, de Disaster
movies, d’Heroic Fantasy et d’adaptations Marvel, en littérature, on ne
considère toujours pas d’un même niveau littéraire un roman de science-fiction et
un roman « classique » : pour caricaturer, à quelques rares
exceptions près - parmi lesquelles Jules Verne le précurseur, René Barjavel le
poète ou Pierre Boule l’érudit - un Damasio ne vaudra jamais un Houellebecq, ni
un Dantec un George Perec. Quelques écrivains-phare d’anticipation ou de
science-fiction sont certes respectés, adulés même parfois, mais toujours
marqués du sceau, aux yeux des « puristes », de leur double
penchant pour à la fois une philosophie jugée de bas-étage et teintée de
mauvais mysticisme, et des postulats scientifiques saugrenus et catastrophistes.
C’est très mal connaître le genre, mais ce n’est
pas le but de ce post.
Le but de ce post, c’est de parler de Philip.
La mère de Philip est employée dans le service
censurant les textes officiels des porte-parole du gouvernement : cela
explique probablement une part de l’extrême véracité de ses descriptions des
rouages administratifs.
La sœur jumelle de Philip meurt peu après sa naissance
faute de lait maternel et de conseils médicaux adéquats, son père disparaît du domicile conjugal lorsqu’il a 4 ans :
cela explique probablement une part de son ressentiment, de sa frustration,
de sa sensation de manque, et de son obsession pour les questions portant sur
la notion de dualité.
Philip est un peu angoissé, voire un poil
schizophrène, et imagine beaucoup trop de choses dans sa tête : cela
explique probablement son excitation à la découverte des « pulps »,
ces premiers magazines de Science Fiction américains, et sa passion pour
l’ambiance des romans fantastiques de Poe et de Lovecraft comme son goût dévorant
pour la musique, Classique tout d’abord - Philip est un érudit de l’oreille -,
puis pop par la suite. Philip sera en effet programmateur radio, puis
disquaire, le tout un peu hippie et communiste sur les bords.
Philip se marie avec Jeanette puis divorce dans la
foulée –il s’est trompé -, puis se remarie avec Kleo, avec qui ça va beaucoup
mieux : cela explique probablement que Philip laisse tomber les vinyles
pour devenir écrivain, parce qu’elle le pousse, Kleo. Elle y croit.
Philip pond alors une sacrée volée de super
chouettes Nouvelles dans l’indifférence générale : cela explique probablement
qu’il bascule pour le roman, en espérant gagner un peu plus de monnaie parce
que là, c’est pas Byzance. Philip écrit donc « Loterie Solaire »
en 1955, le premier d’une hallucinante série de dystopies de qualité inégalée :
féroce et politique, c’est direct vachement bien pour un premier bouquin mais à
ce moment-là, tout le monde s’en tamponne allègrement le coquillard, du bouquin
super chouette de Philip. Pour l’heure, la SF, ça commence déjà à être ringard
(la mode « pulp » est finie), et sa vision parallèle du futur est beaucoup
trop dark pour l’Amérique des 60’s : cela explique probablement que Philip,
qui était déjà un peu agité dans sa tête, part carrément en sucette et vire
parano.
Philip s’enfile aussi pas mal d’amphètes pour
écrire la nuit et arrêter de flipper le jour, ce qui n’arrange pas du tout son
problème : cela explique probablement pourquoi il divorce de Kleo.
Philip, après en avoir bavé, se met à fricotter
avec Anne, fraîchement veuve : ils broient un peu du noir ensemble,
s’épousent, font une petite fille, et avec les encouragements d’Anne – qui ne
voit rien venir -, Philip accepte de tenter le roman « qui fasse de lui un
auteur célèbre et reconnu » et pond « Le Maître du Haut Château »,
un subtil mélange d’uchronie et de grande saga historique.
Malgré un beau succès aux USA, Philip, qui s’est involontairement
rallié quelques amateurs de Dickens, réalise qu’il ne veut pas devenir du tout
ce genre d’écrivain-là, ce qui explique probablement que Philip recommence à
péter un boulard grave, et qu’Anne le quitte.
A partir de là, Philip ne va plus cesser de s’enfiler
des poignées de médocs et tiens, puisqu’on y est, un peu (beaucoup) de came,
aussi : mais plus jamais, il n’écrira ni ne publiera de son vivant autre
chose que des uchronies, des dystopies et des romans de Science-fiction qui
feront de lui le plus grand, le plus immense, le plus luminaire et le plus
ombrageux des auteurs de Science-ficton de l’histoire de la littérature :
Philip K. Dick. La liste de ses chef-d’œuvre est longue comme le bras, que le
cinéma pillera aussi avidement – avec plus ou moins de succès – que les DJ’s les vinyles de la Motown.
Où voulais-je en venir avec ce résumé lapidaire de
la vie très chaotique du très désargenté Philip K. Dick – à laquelle on
pourrait rajouter une autre aventure conjugale avortée avec Nancy, de gros
problèmes avec le fisc, une maison transformée en salle de shoot
communautariste, des internements en asile et des cures de désintox au Canada, une
autre aventure conjugale avortée avec Tessa, une grande histoire d’amour –
réussie, celle-là, avec la France -, l’écriture des 8000 pages de L'Exégèse, l’affolant
recueil de ses « révélations », et pour finir, sa mort cynique juste avant
la sortie du « Blade Runner » de Ridley Scott qui lui assurera
post-mortem le statut de Super Star de la littérature SF dont il avait rêvé toute sa vie durant - ?
A « The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike ».
Je trouve cet ouvrage - grand format à la
couverture intrigante - sur l’étal d’un bouquiniste haut-alpin une fin d’après-midi
d’août : moi qui me considérais comme une sorte d’érudit de Philip K. Dick,
je bute inexorablement sur ce titre traduit en français, « L’homme dont
les dents étaient toutes exactement semblables », qui ne me dit
strictement rien, et pour cause : paru très anonymement en France chez
Terrain Vague / Losfeld en 1989, il fait partie de 8 romans de K. Dick
n’appartenant pas au genre SF ayant été refusés par ses éditeurs, et
sortis à titre posthume.
Ecrit en 1960, celui-ci lui fut plus
exactement commandé par l’éditeur new-yorkais Harcourt-Brace & co. (juste
avant la parution de « Le Maître du
Haut-Château »), qui renoncera finalement à le publier (c'est ce qui s'appelle avoir de la classe, et du goût, aussi.)
Philip K. Dick est devenu le premier et unique auteur
de science-fiction publié au sein de la prestigieuse collection classique de
la Library of America, équivalent américain de La Pléiade.
Mais quiconque lira « L’homme dont les
dents étaient toutes exactement semblables » ne pourra que savourer avec d'autant plus de jouissance ces mots de
Philip lui-même, retombé sur son propre ouvrage en 1984 : « Dans le lot, j’ai
découvert un petit bijou : mon dernier roman « non-SF », « L’homme
dont les dents étaient toutes exactement semblables » : c’est un
livre écrit sans effets inutiles, empreint d’une certaine tendresse et pourtant
drôle par moments… Ce se lit comme un mélange de Nathaniel West et de F.S
Fitzgerald ».
Qu’on ne vienne plus jamais me dire que
Philip K. Dick est un génial écrivain de Science-fiction.
Philip K. Dick par le non-moins immense Robert Crumb |
NDRL : En soi, c’était terrifiant : je
considérais déjà Philip K. Dick comme une sorte de Dieu (du Centaure), comment allais-je
digérer cet excédent de dévotion ?
>>> retrouvez des tas de portraits de gens super, célèbres ou pas, en suivant le libellé "Portrait pour trait" <<<<
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