- Demain on va au théâtre. Nous allons voir « Les
Précieuses Ridicules ».
- Ah bon ?
- Oui. On avait déjà vu « Les Femmes Savantes »
le mois dernier, on s’est régalés. Donc là, on profite !
- Diable…
- Quoi ?
- Bah c’est juste que moi, je me suis toujours
emmerdé, au théâtre. Un peu comme à l’Opéra.
- Ha non, moi, j’adore ! Et l’Opéra
aussi !
- Bon sang l’Opéra, à quelques rares exceptions
près, je me demande comment on peut trouver du plaisir à subir ça pendant plus
de deux heures : c’est d’un chiant !
- Ah mais non ! Vous ne pouvez pas dire ça !
C’est magnifique, au contraire : la grande musique jouée en direct, c’est
impressionnant ! Et ces voix !...
- Ca je suis d’accord : c’est juste qu’au bout
de vingt minutes, j’en peux plus. En fait c’est le côté « récit », je
trouve ça épouvantable : ça me fait définitivement penser à une forme
ancestrale de ces comédies musicales immondes dont ils inondent le marché à peu
près tous les ans : aussi ridicule, mais version bourgeois.
- Mais enfin vous ne pouvez pas comparer !
L’Opéra, c’est la tragédie grecque, c’est l’épopée, c’est de l’Art ! On ne
peut pas comparer Dove Attia à Tannhauser !
- Bah, lorsqu’on tombe sur des retransmissions tard dans la nuit et qu’ils sous-titrent la partition, je m’excuse, mais le texte est tout aussi stupide : même si je comprends que c’est à remettre dans un contexte, essayer de nous faire gober que la mise en musique sublime ce genre de dialogues, c’est faire passer des vessies pour des lanternes !…
- Mais c’est le principe ! Tout est amplifié,
dans l’Opéra : les sentiments, les orchestrations, les émotions, les
personnages, l’histoire !
- Amplifié ?
Ha ça oui, faut voir à quel point ! Même lorsque la partition est chantée en
français, ils sont obligés de sous-titrer tellement c’est inintelligible !
Et je pense pas que c’est pour un karaoké, hein ! C’est juste que malgré
ce que tout le monde essaie de faire croire, à l’Opéra, personne ne pige rien à
ce qu’ils racontent ! Je crois même que le comble de la vantardise, c’est
de connaître le texte et d’en vanter la poésie ! Ha, les donneurs de
leçons de l’Opéra !
- Mais
enfin, les grands sentiments ne peuvent pas être toujours chantés comme du
Julien Clerc ! Même si j’adore Julien Clerc, pour tout dire. Ce n’est
peut-être pas le meilleur exemple…
Quand même… « Tous ces biens que le ciel t’a livrés en partage, faut-il
les enfouir dans l’ombre d’un ménage ? » :
on dirait Les
Dix Commandements !
- C’est du Julien Clerc ?…
- Non. C’est Offenbach. Les contes d’Hoffmann. Vous
voyez… Quant à Julien Clerc…
- Bref, vous êtes de mauvaise foi : prendre
deux phrases d’un livret et les isoler, évidemment… Exagérer, dans l’Opéra, c’est
le but : faire appel à de grandes choses, des choses qui transcendent la condition
humaine !
- Je sais pas. On pourra toujours prendre deux vers
d’Eluard et les isoler, ça restera beau je pense… L’Opéra, c’est un peu le
syndrome inversé du théâtre. Au théâtre, le jeu est souvent d’un ennui mortel alors
que le texte, lu à part, peut parfois être émouvant… Mais cette façon horripilante
qu’ont les acteurs de vouloir se draper dans cette grandiloquence pompeuse auto
satisfaite, ça me braque.
- Ca dépend quand même pas mal des acteurs
eux-mêmes… Y’en a des très bons !… Il faut savoir se laisser porter…
-Ecoutez, on a quand même du mal à distinguer la
frontière entre un élitisme sectaire nécessitant des codes et des clés seuls connus
des initiés, et là où commence cette horrible forme de snobisme consistant à
revendiquer une « grandeur d’âme » qui ne toucherait pas les
profanes… Avouez que c’est drôle de voir à quel point les scénographes,
acteurs, auteurs, ou musiciens s’échinent à expliquer au « grand
public » qu’il n’est pas nécessaire d’avoir de savoir préalable pour
apprécier leurs prestations : ça revient à dire plutôt de façon infecte que si on
n’aime pas le théâtre ou l’opéra, c’est qu’on est tout simplement
« petit » : trop étriqué pour être touché, trop stupide pour
être captivé, trop vulgaire pour être ému, trop illettré pour saisir les
finesses ou les subtilités… En gros, si vous n’aimez pas, c’est que vous êtes trop
con ! Je préfère encore qu’on me dise qu’il faut une sorte de formation !
- Vous exagérez !
- A peine… La preuve, les gens s’excusent de ne pas
aimer le Théâtre ou l’Opéra si vous remarquez bien… Ils acceptent eux-mêmes l’idée
selon laquelle ils seraient trop bêtes pour les Grands Arts, comme vous vous
plaisez vous-même à les définir… Et avouez qu’inversement, vous éprouvez une
certaine satisfaction hédoniste en disant « ce soir, je vais au
théâtre »… Vous défendez implicitement une certaine idée de vous-même.
- Ça n’a rien à voir : je dis simplement que je
suis heureuse d’y aller !
- D’aller voir jouer du Molière ?
- Oui ?...
- Mouais. J’y crois qu’à moitié, excusez-moi. Attention,
je ne mets pas en doute votre envie d’aller au théâtre : ce qui m’interroge,
c’est les raisons pour lesquelles cette idée vous séduit. En gros, je ne suis
pas sûr que ce ne soit pas l’idée elle-même d’aller au théâtre, ce qu’elle véhicule,
tout ce que c’est censé dire sur vous-même, votre qualité de loisirs, votre
niveau de culture, votre sensibilité, votre statut social, qui vous procure cet
enthousiasme.
- Et moi, je ne suis pas sûre que tout ce fiel que
vous étalez ne participe pas exactement de la même façon à l’idée que vous vous
faites de vous-même : l’ironie, le dénigrement, c’est un peu l’ultime
degré du snobisme, non ? Ca s’appelle, je crois, du nihilisme bourgeois…
- Si. Peut-être.
- Est-ce qu’on ne cherche pas tous à exister ?
Je veux dire, à nous singulariser ? L’Art aide tout le monde à le faire je
crois. En prenant position, pour ou contre lui. Le pauvre homme qui rigole au
café en affirmant qu’il pourrait peindre un Picasso tous les matins, il parle
d’art lui aussi, finalement. Il ne le sait pas forcément, mais il le fait.
- Bah là, je vous retourne le compliment : c’est
particulièrement snob, ce que vous venez de dire.
- Ah bon ? Et pourquoi ?
- Parce que vous partez du principe qu’il ne sait
pas qu’il parle d’art en disant qu’il peut chier un Picasso tous les matins :
mais il le sait très bien, justement ! Il dit juste qu’il trouve que c’est
du foutage de gueule ! Que personne ne peut vraiment différencier un
gribouillis à deux millions de dollars d’un autre qui vaudrait pas un clou :
il parle de ça, lui. Tenez, Basquiat par exemple : qui a décidé que ses
graffitis ont du génie, hein ? Le peuple ? Un consensus qui découlerait du
bon sens ? D’un sens universel du beau ? Tu parles.
- Si on s’en tient à votre analyse, je vous
rappelle que Van Gogh ou Baudelaire sont morts dans la plus grande pauvreté,
méconnus, et dépréciés…
- « En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs
les beautés d’un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu’on les fait
valoir. »
- Pardon ?
- C’est une citation.
- Ah… De qui ?
- C’est ce que vous allez voir. « Les Précieuses Ridicules ».
Ca parle exactement de ça.
- Vous aimez Molière, tout à coup ? Pourquoi ne viendriez-vous pas
avec nous au théâtre, du coup ? On va se régaler ! Allez, ne soyez
pas bégueule…
- Au théâtre ? Plutôt crever… Vous savez quoi ?
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. C’est Mascarille
qui le dit ; dans la scène IX.
>>> retrouvez les extraits des Vacuodialogues, le Vol II des Egodialogues, en exclusivité sur La Petite M en suivant le libellé "Vacuodialogues (Egodialogues Vol 2)"<<<<
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