dimanche 22 avril 2018

Variété dévolutionnaire

J’ai quarante-six ans. Autant dire que je suis plutôt largement passé de l’autre côté du cadran, si l’on s’en tient aux statistiques et aux signaux merdiques envoyés par mon organisme. Je viens de ressortir « All Eyez On Me » de 2Pac à ma fille ébahie, qui peine encore à croire que « je connais » : son pote de 5èmeB vient de lui affirmer que c’était « le roi des rappeurs ». Alors, que son père sache de qui il s’agit, et qu’il ait des disques de 2Pac dans son meuble marron, ça ressemble à une blague. Cela servirait-il à quelque chose que je lui parle de l’escalade EastCoast/West Coast des 90’s, que je lui cherche, tiens, dans la foulée, un album de Biggie ? Que je tente un topo Snoop/Dré v.s Puff/Mobb Deep? Tu parles. Faudrait que j’arrive à me retenir d’alimenter frénétiquement le plateau de ma Denon comme un chargeur de AK à coups de Jungle Brothers, d’ATCQ, de NWA, de Fat Joe, puis de De La Soul, etc, etc…
Pas meilleur moyen de la faire fuir à toutes jambes, et je cramerai aussi sec la maigre aura que je viens de regagner sur mon statut de kiffeur de sons ringards grâce à ce bon vieux Makavelikur inexplicablement noyé au milieu d’une liste Musical-Ly incluant l'Artiste, Le Aym, StillFresh, Hayce Lemsi, Mister V., Biffty, Ico ou Josman (Pas La Crim’, elle a peur que je sur-réagisse, même si tous ses potes ne jurent que par lui. Trop thrash pour faire écouter à papa, même si je ne me suis même pas offusqué du « Tu veux une ristourne ? Va te faire enculer » d’Alonzo qui a plutôt eu tendance à me faire sourire, puis à me plaire à moitié, au grand dam des tenanciers de la brasserie sidérés dans laquelle j’ai fait résonner cette poésie locale à volume maximum lors d’une mémorable boum d’anniversaire).
En effet, quel rapport peut bien résider entre l’icône historique du rap US et cette armée clonée de rappeurs « millenials » hexagonaux auto-satisfaits? Loin d’eux l’idée de vouloir changer les choses. Loin d’eux l’idée de s’indigner, de défendre une vision politique, de dénoncer, de prendre parti. Loin d’eux l’idée de brutaliser un « son » qui arracherait la moitié d’une couille aux enceintes Hi-Fi du salon familial. D’ailleurs, les enceintes, ça n’existe plus par paires : monocouilles désormais, les crachoirs. De la taille d’une trousse d’école. Non, les bonhommes du moment, ils ne visent pas la révolution. Ils laissent ça aux fils de bobos. Le bling-bling ? Un décor tout au plus, certainement pas un pamphlet. Et le son, plutôt minimaliste au possible. Less is more. Rien à foutre, du moment que ça plane. Rien à foutre de toute façon. Faut que ça vende, mec. Voilà tout. Que ça rentre en play-list, que ça YouTube. Le son, faut juste veiller à ce que ça cadre dans le mood du moment : un pattern oscillant entre une rythmique afro-trap coupé/décalé et des triples croches de charleston version drum&bass, puis deux fondamentales bien enfoncées au fond du mix et floutées aux filtres Apple. D’ailleurs, on ne parle définitivement plus de « morceaux » : tout ça, c’est des « sons ». Pas grave, « morceau », c’était pas terrible, quand on y pense.
La révolution, dans tout ça ? Le fossé générationnel, la révolte de la nouvelle génération ? Pour quoi faire ? Ca aussi, on le laisse aux fils de bourgeois. C’est mauvais pour le business, ce concept. Le style ? Hey, cette histoire de style, ça, carrément, on le laisse au vieux. Leurs trucs de codes, de fringues qui voudraient dire ceci ou cela, d’étiquettes sur les sons, etc. De la merde, tout ça. Un son, soit il marche : tu encaisses, soit tu floppes : next. De la variété ? Et pourquoi pas, si ça peut ramener le Renom ? Les mecs de maintenant, c’est plutôt la dévolution. Finis les rebelles. Assis, lazy, en mode je fume avec la famille, je raconte la zon-zon l’air de pas y toucher, les meufs, les gosses même des fois : Alonzo (encore lui) vient de pulvériser le pitoyable « Mon papa à moi» autrefois minaudé par un Stomy Bugsy aux faux airs de 2Pac (tiens tiens) par un « Papa allo » plus vrai, plus brut, plus sincère, tellement 1er degré que certains profs de banlieue au bout du rouleau doivent déjà songer à le mettre au programme dans les sections « poésie/analyse de texte contemporain» - suivi d’un débat démocratique en salle de classe.
En phase avec le système le plus pourri de l’histoire du monde industrialisé, les gars nagent détendus du gland dans le grand bocal du consumérisme comme des poissons dans l’eau en laissant BFM, Julien Courbet et Mélenchon dénoncer ce qui doit l’être. Plus personne y croit à ces conneries, hein ? De la bonne weed, des bonnes meufs, des cités dans lesquelles on se sent chez soi loin du cauchemar urbain des ouvriers et des employés de bureau, des labels auto-créées auto-gérés, la belle vie, quoi. Révolution de quoi ? Variété de quoi ?
Bon sang, ces gars ont foutrement raison. Dieu sait que je sais de quoi je parle, moi qui me fatigue encore à m’indigner après avoir consciencieusement raté tous les virages (de merde) qu’il aurait probablement fallu prendre quelque part dans les années post- 90. Et puis quoi, certains de ces « sons » m’amusent. D’autres me font taper du pied, y’en a même qui me secouent un peu l’échine, ouais. « ... Mais j’entends encore /des choses/que j’aime : et ça distrait ma vie… » disait Michel Delpech dans son épitaphe hippie-toc prématuré.
Et puis tiens,  y’a le cas Aurélien Cotentin.
Le type porte à la fois un nom de famille rapportant à l’histoire des Unelles (peuple celte de la gaule chevelue armoricaine dont la capitale, Cosedia, « la cité inébranlable » deviendra Coutances puis donnera son nom au Contentin) et un prénom qui fait référence, en vrac, à un conseiller de Clovis, un empereur romain ayant réunifié l’Empire, un Saint, un évêque et un archevêque. Blanc fils de directeur de collège, il aime le hard rock et fait des albums avec Ron Thal « Bumble Foot ». En résumé, c’est un peu l’ombre maléfique de Tal - la jeune fille à marier qui fait rêver, pendant féminin de Mat Pokora : à eux deux, les lingettes à la mandarine de la chanson française.
Ce type, Aurélien, c’est le Mal. Enfin. A lui seul, le symbole d'un terrible retour de bâton dans la figure du rap à la française : dans les 90’s, les banlieusards hexagonaux singeaient les MC’s de l’Amérique de la prison, de la violence et de la came. Quand les rejetons de ces gars-là trempent dans le jacuzzi d’une variétoche à gros-mots qui ne défrise plus que les collégiens de 6ème, le « oh, chocking ! », c’est lui. Tout droit issu de la classe moyenne blanche française, celle vouée, par atavisme, à  singer la pop anglaise ou le métal US, le gars, exactement comme les galavards de Compton, avec autant de roideur, d’aplomb et de haine, il se contente de dire là d’où il vient. Ennui, morosité, vide nihiliste de la nouvelle poubelle de la société européo-américaine : nous.
Aurélien Cotentin nous relie, ma fille et moi, sans aucune espèce de distance. Il vient à la rescousse de la France 2018 qui s’ennuie, la même que l’on trouvait avant mai 68 puis encore assez longtemps après : celle des années 70 où l’on dissolvait son malaise dans les révoltes débilos-naïves du Téléphone de Jean-Louis Aubert, si on était pas déjà à tanner son cuir à la rage prolo de Bernie Bonvoisin.
Ma génération, celle qui a regardé l'arrivée du rap comme un nouveau punk plus sincère, s’affole en recherchant quel fruit, quelle viande ou quel poisson elle pourrait manger en guettant d’un œil morne la rubrique nécro ; au milieu de ce joyeux désastre, Aurélien Cotentin (Orelsan pour ceux qui n’auraient pas encore fait le rapprochement) offre à ma fille l’improbable rencontre de sa white middle class perdue d'avance avec sa musique : une bouillie plutôt goutue, un peu comme un hamburger de Mc Donald’s : pas vraiment délicieux mais finalement bon. Un conglomérat d’electro dark minimaliste, de trap blanchéisé, de pop low-futuriste et de 8 bits masterisé, laminé par un dandysme en survêt en forme de miroir accessoirisé pour une génération qui n’arrive pas à jouir du fric qu’on lui fait croire qu’elle n’a pas depuis 30 ans et qui, une fois qu’elle l’a docilement réinjecté dans les marques, les codes et les objets promus, détenus et vendus par ces mêmes anciennes icones rap et hip-hop des 90’s, se retrouve face au puits sans fond d’un monde qui ne promet plus que du pire, donc de recommencer.
Face à tant de crudité et de simplicité, le nihilisme n’a plus de raison d’être. Le nihilisme est mort, de toute façon. Avec les post-quadras parmi lesquels je patauge, accroché au Dingy de ma fille définitivement pas concernée par la mort de sa planète. So what dude, je gère tant bien que mal la frustration de ne plus avoir de hérault et d’être condamné, depuis les morts successives de Daniel Darc et d’Alain Bashung, à trouver refuge dans un Bertrand Belin lui-même trop perdu (le Bill Callahan français ?), un Jean-Louis Murat tour à tour trop emprunté ou trop haineux, un Arthur H trop « marqué » et une énième pathétique reformation de Trust. Aurélien ? Je me surprends à me sentir bizarrement visé, et plus bizarrement encore touché. Un premier éclat d’obus avait entamé ma vieille chair avec Casey, autrefois - la sucette, à mon goût, n’a pas tenu ses promesses : disparition inexorable des saveurs, et pas de chewing-gum salvateur au milieu…
Merde, trop tard.
Conscient de ne pas pouvoir se revendiquer d’Aurélien Corentin sans ressembler à une sexagénaire en Converses se déhanchant sur du Maître Gims sur une plage Corse, je suis alors pris à la gorge par un terrible sentiment de raté, de loupé, de tant-pis-pour-nous.
Je ne l’aurai pas eu, mon Orelsan.
Je me console de temps à autre avec l’inimitable Kery James, mais d’une part je suis issu de la classe moyenne blanche péri-urbaine, et de l’autre, je crois ne jamais avoir assez aimé le rap pour lui vouer l’empathie qu’il mérite (vraiment).
Alors depuis peu, même si j’ai pris l’habitude d’angliciser mes oreilles au yahourt, à tout va, de tout bois, et si possible avec le meilleur, depuis peu, dès que je peux, plus ou moins en cachette, j’Orelsane. 
Tant pis pour le ridicule : coincé entre le vieux con qui sait que tout était tellement mieux avant et le vieux beau qui kiffe lamentablement la musique des jeunes, je me sens finalement, tout bêtement, là où je suis : plutôt largement passé de l’autre côté du cadran, si l’on s’en tient aux statistiques et aux signaux merdiques envoyés par mon organisme.

La fête est finie, on dirait.

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