Le mail avait remplacé la lettre aussi facilement
que s’il s’était agi d’une évidence. Un darwinisme épistolaire, en quelque
sorte. Le facteur passait toujours (un facteur syndiqué systématiquement jeune,
à l’uniforme optimisé, vidé des derniers atours qui lui donnaient encore, deux
décennies plus tôt, quelque poésie comme cette très officielle casquette anguleuse
désintégrée au profit d’un chariot complexe à quatre roues et d’un gilet
multi-poches) mais c’était uniquement, et définitivement, pour ne plus déverser,
dans l’agacement d’une tournée dictée par les quotas et l’optimisation horaire,
que les quelques feuillets survivant pour de derniers instants à la lente (mais
inexorable) numérisation des administrations : factures, rappels, relances
et avis d’échéance.
La boîte aux lettres de son petit immeuble (un
ensemble de trois logements hétéroclites découpés dans une ancienne bâtisse)
était d’ailleurs en voie de dislocation : rouillée jusqu’aux tréfonds, la
petite porte n’en fermait plus, si bien que les enveloppes enfoncées avec
disgrâce dans la fente extérieure tombaient de l’autre côté à même le sol où
chacun son tour, au hasard d’une sortie, un voisin les ramassait pour les
redistribuer sur les paillassons non sans avoir jaugé d’un œil morne le logo
frappant le rabat. Plus personne ne guettait le passage du facteur avec ce
mélange d’angoisse et d’excitation qui faisait autrefois les beaux jours des
fonctionnaires au logo jaune ailé : l’heure était restée sensiblement la
même pourtant. Comme si quelque chose d’immuable demeurait obstinément étanche
à la mutation de la société à l’œuvre alentour.
Face à son écran d’ordinateur, il songea, le
résultat d’une analyse de sang à la main (seule récolte épistolaire du jour) à
cette boucle temporelle qu’il avait lui-même connue dans son adolescence. Il dépoussiéra
quelques souvenirs muets d’attentes langoureuses de missives enflammées expédiées
par de maladroites et chastes conquêtes : en ce temps pas si éloigné, lorsque
la boîte aux lettres recevait son lot de plis, il triait compulsivement les
enveloppes dans l’espoir de tomber sur celle attendue. La plupart du temps, la
livrée ne comptait que ce même contingent d’inutilités actuel mais un jour, la
missive souhaitée jaillissait au creux du jeu. C’était étonnant, ça brisait à
chaque fois la magie par laquelle la vie avait, entretemps, lentement pris le
chemin des saveurs insoupçonnées de la rêverie, de l’imagination fertile et
d’une merveilleuse errance, offrant les paysages familiers sous de nouveaux jours
tour à tour terriblement romantiques, désespérément neurasthéniques ou
violemment tragiques. Le déchirement de la bande adhésive rendait
instantanément son caractère banal à l’existence, maussade, trivial même, tant
l’attente elle-même s’était révélée plus féconde, plus vivace, plus nourricière
que son propre fruit. En effet quel que fût le contenu, la plupart du temps,
comme un réveil difficile, les champs redevenaient les champs, les nuits les
nuits, les après-midi d’affreux après-midi, et la beauté langoureuse de
l’espérance se disloquait dans la nécessité soudaine d’un devoir en retard ou d’un
tour de vaisselle à honorer.
D’autre fois, heureusement, la lecture de quelques signes
griffonnés sur des feuillets choisis enchantait le cœur, plongeant l’âme toute
entière dans une opacité diaphane, enivrant de son charme invisible la course du
réel au point d’inquiéter l’entourage tandis qu’on plongeait tout entier dans
une douce dérive, lisant et relisant les même mots à l’infini, leur trouvant,
tout étonné, de nouveaux bouquets à chaque relecture : que ce soit la
prose impersonnelle d’une réponse positive à un concours ou à un admission dans
une école (formules distanciées de l’annonce d’un pourvoi de poste, d’une
promotion, de l’obtention d’un prêt ou d’une bourse telles que les
administrations, les secrétaires, les clercs ou les guichetiers ont l’art de savamment
tourner pour les vider de tout sentimentalisme) ou les délicieuses calligraphies
d’un être chéri, une même saveur s’en dégageait, profondément intime, charnelle,
faisant au cœur battre la chamade dans l’écrin d’une chambre décorée de posters.
D’autre fois, le pli ne venait jamais. (La
construction mathématique des éléments constituant l’écran d’accueil de sa messagerie le toisa,
mélange de pavés blancs luminescents et de cartouches bleus cinétiques
encadrant une liste de messages déflorés, archivés et déjà inutiles.) L’espérance
se fondait alors petit à petit, mois après mois, dans le paysage : à l’image du
cœur, celui-ci commençait par perdre ses couleurs et ses reliefs, puis ses
odeurs, et enfin tout intérêt. Le souvenir ému de l’attente s’enfouissait quelque
part au fond de l’esprit, pas tout à fait vaincu, et la vie reprenait ses
droits, indifférente à la peine.
Aujourd’hui se dit-il tandis que la même impayable
torture alimentait son attente, la tension s’est accrue au point de rendre à moitié
fou : sa boite aux lettres numérique, à laquelle plus aucun facteur n’était
utile, pouvait faire jaillir à tout instant la missive attendue. Les robots,
comme les correspondants modernes, ne s’embarrassaient plus d’aucun calendrier,
d’aucun itinéraire ni d’aucune convention. Il restait donc suspendu au
défilement de minutes, à réitérer le rafraîchissement imbécile d’une page
internet, rentrant inlassablement le même code d’accès au réveil, éteignant sa
machine avec le même remords avant d’aller se coucher les yeux rougis,
vaguement contrarié à l’idée que le mail salvateur puisse apparaître pendant la
nuit sans qu’il ne soit là à pouvoir le cueillir sur l’instant, comme un
coquelicot dont personne n’était censé apprécier l’éclosion avant lui, pas même
un algorithme.
Le sadisme de la situation s’exprimait ainsi en
termes simples, les mécanismes de l’attente, eux, n’ayant pas été châtiés par
la révolution numérique : les espoirs restaient de mêmes espoirs, et si le
temps de délivrance d’une missive venait à frôler le zéro, il était condamné à
subir la même infernale spirale de langueur, être rongé des même angoisses,
torturé des mêmes doutes, réduit à empiler des scenarios divers en fonction de
son humeur (des plus catastrophistes aux plus optimistes), agacé de l’irruption
de chaque autre message en lieu et place du graal espéré, à cela près que ce
manège se répétait à l’envi des dizaines de fois par jour, des dizaines de fois
par heure, gommant en l’espèce tout caractère indolent, enivrant et poétique
dont avaient été entourées ses attentes adolescentes, tout ça au profit d’un
énervement répétitif délétère, pesant à l’extrême, dont la réitération perdait
peu à peu tout sens jusqu’à faire oublier, à l’avancée prolongée de la nuit,
pour quelle raison il se retrouvait suspendu à cette page de messagerie le
cerveau anesthésié, l’œil brouillé et l’âme vide.
Il était convenu que rien ne pouvait être pire, en
matière de langueur, qu’une lettre qui n’arrivait pas : le mail numérique
rebattait les cartes. Le mail qui n’arrivait pas transformait l’esprit en système
défectueux, là où la lettre qui n’arrivait pas, autrefois, rendait chaque jour
plus intensément humain qu’on ne l’était la veille. Face à sa machine il se
désincarnait de jour en jour, son amour-propre fuyant de sa poitrine par un
trou ridicule qui, d’un même épanchement, le vidait petit à petit du goût même
de la vie. Son essence ainsi niée, le tourment qui le poussait, malgré tout, à
rester tributaire de l’arrivée de ce message au lieu de s’en libérer par
l’attèlement à une tâche quelconque le rendait plus vil à lui-même encore :
il se détestait d’être ainsi, d’attendre ainsi, et au plus il s’en détestait, plus
l’attente elle-même lui devenait vitale car à force, elle avait fini par spolier
tout autre objet d’intérêt. Sans l’arrivée de ce mail il n’était plus rien. En
cela, l’inanité de son correspondant lui était devenue intolérable.
Celui dont il espérait le signe, celui auquel il
s’était ainsi suspendu, qu’il avait laissé prendre cet affreux ascendant sur sa
vie tout entière, le désintégrait par son silence, à petit feu. A chaque
rafraîchissement de page, ce dépositaire de sa raison d’être devenait davantage,
d’espoir respecté, adulé, chéri, un ennemi dont chaque absence de manifestation
digitale le rendait plus infâme, méprisable et cruel au point qu’une sourde
colère, qu’un affreux ressentiment l’inondait désormais tout entier. Qu’importe
que ce mail puisse décider, en quelques lignes à peine, de la tournure de ses
dix prochaines années. Qu’importe qu’il agrège tous ses espoirs en matière de
réussite, de revanche sur la vie et soit en mesure, peut-être, de le sortir de
l’ornière dans laquelle il s’était inexorablement enfoncé ces trois dernières
années. Ce mail avait l’outrecuidance, la prétention, la bêtise de le faire
languir de la sorte. Qu’il aille se faire foutre. Le jour où il tomberait, il
ne l’ouvrirait pas.
Ou alors il l’ouvrirait mais ne répondrait pas. Quelle
que soit la nouvelle. Bonne ou mauvaise. Ou alors il y répondrait, mais de
façon si acide, si féroce, si hautaine que l’autre en resterait bouche bée :
ce serait sa façon à lui de signifier, avec tout le raffinement dont il était
capable, à quel point lui aussi pouvait verser dans le mépris. Surtout si la
réponse était bonne. Ou alors plutôt si la réponse était mauvaise. En tout cas,
il verrait bien de quel bois il était fait pensa-t-il en réappuyant sur la
touche F5.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire