- Heu…
je sais pas. »
Il regarde quelque chose vers le bas,
ses chaussures -d’hallucinantes baskets vertes montantes composées de boudins
ventrus superposés-, à moins que ce ne soit les losanges difformes de mon
carrelage. Vers le bas, et vers la droite. J’essaie de me rappeler ces trucs de
psycho grâce auxquels on déduit, en fonction de la direction dans laquelle part
le regard d’un interlocuteur, du caractère positif ou négatif de sa réponse, voire
de son honnêteté. Mais je ne me rappelle rien de tout ça et ça m’énerve un peu.
Peut-être que ce genre de trucs ne valent rien avec les rock stars. Avec eux,
il doit falloir s’appuyer sur d’autres recettes qui collent davantage ; peut-être
en lorgnant du côté de ces galeries d’archétypes du genre les Grands Fauves Décharnés
d’un côté, les Harpies Peroxy-crêpées de l’autre…Golgoth Dandy ou Zèbre Aux
Dents Blanches. Girafe Androgyne. Gnome Libidineux.
On doit pouvoir s’en sortir comme ça, avec ce genre de caricatures gravitant autour du rock comme une faune exotique feulant autour d’un point d’eau. En l’occurrence, là, j’ai un Tigre dans mon salon. Un long, plié comme une feuille. Un Tigre en deux dimensions, à qui je pose des questions. J’essaie que tout ça n’ait ni queue ni tête. On est dans mon appartement, il n’y a pas un seul meuble, un seul objet que je ne connaisse par cœur. Il est assis là, juste en dessous de mon poster sous verre carré, moi je me suis installé pas vraiment face à lui, de l’autre côté de la table basse, sur une des deux chaises qui constituent cette paire que d’ordinaire, nous accolons ma femme et moi à une table de bistrot près de la fenêtre. Du coup, je suis plus haut que lui. Je n’arrive pas à savoir si c’est bien ou pas, il a une moitié de fesse posée de traviole si bien que son os doit s’enfoncer à travers la mousse jusqu’à une latte de contrecollé dure comme de la pierre, sachant que nous avons fait l’acquisition d’un canapé dont l’inconfort est à lui seul une œuvre d’art.
On doit pouvoir s’en sortir comme ça, avec ce genre de caricatures gravitant autour du rock comme une faune exotique feulant autour d’un point d’eau. En l’occurrence, là, j’ai un Tigre dans mon salon. Un long, plié comme une feuille. Un Tigre en deux dimensions, à qui je pose des questions. J’essaie que tout ça n’ait ni queue ni tête. On est dans mon appartement, il n’y a pas un seul meuble, un seul objet que je ne connaisse par cœur. Il est assis là, juste en dessous de mon poster sous verre carré, moi je me suis installé pas vraiment face à lui, de l’autre côté de la table basse, sur une des deux chaises qui constituent cette paire que d’ordinaire, nous accolons ma femme et moi à une table de bistrot près de la fenêtre. Du coup, je suis plus haut que lui. Je n’arrive pas à savoir si c’est bien ou pas, il a une moitié de fesse posée de traviole si bien que son os doit s’enfoncer à travers la mousse jusqu’à une latte de contrecollé dure comme de la pierre, sachant que nous avons fait l’acquisition d’un canapé dont l’inconfort est à lui seul une œuvre d’art.
Pour l’heure, j’essaie de fuir cette
image obsédante et particulièrement idiote d’un rituel de psychanalyse qui ne
veut pas me laisser tranquille, lui sur ce sofa et moi sur cette chaise avec
mes questions à la con. Je regarde ses jambes à demi repliées comme des pattes
en cuir. Je me demande si mon salon est moche, ou ringard. De toute façon, qui
a dit qu’une rock star doit forcément être une star ? Ce type-là commence
à peine à intéresser quelques braconniers de week-end, ça n’enlève rien à son
instinct. Il a cette électricité de prédateur domestique, et sans tergiverser
sur le fait qu’il porte déjà sur sa poitrine le tatouage écharpé des destins
tragiques - une « tabloïd’s death » médicamentée, ou pire, une voie
de garage comateuse, derrière un guichet de Poste ou une chaire de fac
middle-class -, il adopte des poses dans mon trois-pièces en voie de
liquéfaction, l’élégance naturellement méfiante.
L’enregistreur
nous oblige à nous pencher en avant, on a peur qu’on n’entende rien sur la
bande à cause de la mauvaise qualité du micro ; du coup, on se parle en rapprochant
nos mentons l’un de l’autre, comme si on tentait de résoudre un dilemme inavouable.
En la matière, il s’agit d’explorer une théorie selon laquelle le rock serait l’Art
suprême, parce qu’absorbant puis modifiant, par une faculté d’assimilation puis
de rejection, les mécanismes de sociétés toutes entières. La théorie de ce Tigre.
La théorie de cette rock-créature. Du coup, à cause de l’enregistreur, impossible
de nous passer cet album de Stephen Stills et Neil Young que je viens d’acheter
il y a un mois, qui aurait pourtant distillé dans la pièce une sorte de sépia sonore
décontractante. Tout en lorgnant du côté des rangées de CD sur lesquelles je
m’acharne invariablement à décomposer puis recomposer des ordonnancements qui
ne fonctionnent jamais, j’accepte qu’il se soit posé ici sans trop attendre
grand-chose de l’expérience. Du coup, je ne sais pas trop quoi faire de sa
nonchalance. Je lui ai servi un café dans une tasse gagnée par cumul de
points-fidélité à une station-essence, après avoir arpenté trois ou quatre fois
toutes les pièces de l’appartement à la recherche de choses que je n’ai pas
trouvées. Il m’a attendu un peu debout, et maintenant qu’on est assis et que
nous avons entrepris de griller cigarette sur cigarette, il cherche qu’est-ce
qu’il peut me répondre qui satisfasse mes attentes. Nous savons probablement
tous les deux qu’en ce qui concerne le rock, des kilomètres de papier ont été
imprimés au gré des modes et des rédactions de presse spécialisée aux
digressions plus ou moins loufoques sur le monde, la société, la drogue et les
filles. Il doit même y avoir, à force, des sortes de lois immuables sur lesquelles
je n’ai même pas fait l’effort de me rencarder. Je crois que j’ai organisé tout
ça probablement un peu par dépit. Ce qu’on enregistre est donc a priori gratuit,
même si je lui ai dit qu’on essaierait d’en faire un bouquin ; j’avais
rencontré un type quelques jours avant qui en éditait des tas sur des sujets
aussi improbables que les origines du MathRock ou les états d’âme des fans de
Robert Smith. C’est pour dire, je m’étais pas beaucoup avancé sur ce coup-là.
L’idée
d’entretiens enregistrés lui a parue cool, même si je suis persuadé que la
présence d’un dictaphone à mini-cassette dans la pièce suffit à réduire à une
ombre mince la plus petite étincelle qui pourrait émerger de cette conversation
sans but. Pourtant, quelque chose s’est bien étendu de tout son long dans la
pièce, dès le début, mais ça ne va pas s’entendre ; je vais devoir me
farcir ma voix aigrelette sur d’interminables minutes de bande magnétique, j’en
grimace d’avance.
Je
m’efforce de lui parler comme aux types que je côtoie usuellement, tout en ayant
la sensation que si l’un d’entre eux venait à faire irruption dans mon
appartement à cet instant précis il aurait la sensation d’un truc pas net. Je
me demande pourquoi, même si l’horaire est en soi assez bizarre (on est en
plein après midi) : rien de ce que nous faisons n’est spécialement étrange
et pourtant, il s’installe en moi une sorte de crainte indéfinissable que quelqu’un
surgisse inopinément à la suite d’un coup de sonnette et nous surprenne là, autour
de la table. Je conserve cette sensation paranoïaque tout au long de
l’entretien. Trop de caféine, peut-être. Tout à l’heure déjà, quand je l’ai aperçu
à quelques mètres de la pharmacie les yeux masqués derrière d’énormes lunettes
mouche, dépassant d’une bonne tête le flot des passants de la rue Dragon, j’ai
eu un pincement au cœur. Ce qu’il voudrait s’acheter, s’il en avait les
moyens ? Un endroit où vivre. « Ca veut pas forcément dire une maison
mais un endroit, quoi. »
On passe un moment à comparer la
valeur des choses. « Cet endroit, il devrait coûter que je me prive :
en fait, le prix serait fixé par ce dont j’ai besoin, et que je ne vais pas
pouvoir m’acheter ». Je suis pas sûr de ce qu’il vient d’essayer de
m’expliquer mais je crois qu’il veut dire qu’une fois face à ce qui pourrait
s’apparenter à une liste de privations requises, il n’aurait plus qu’à s’y
soumettre pour acquérir ce fameux endroit,
mais décharné, rongé par le manque. Il cherche ses mots de façon loufoque. En
tout cas, je me dis que la notoriété surréaliste dont jouissent les plus
grandes rock stars ressemble beaucoup à cette description d’un ailleurs et je
me demande s’il l’a fait exprès : une fois, ma femme lui avait fait
remarquer lors d’un dîner assez arrosé qu’il ne semblait étrangement pas attiré
par la célébrité, ni dévoré par cette soif de renommée ni de gloire qu’elle
voyait généralement chez les types que je ramenais à la maison. Il lui avait
répondu dans un espèce de ricanement que plus que tout autre être humain sur
cette terre, ce qu’il désirait, c’était qu’on l’aime.
Brian
Eno. S’il est un Tigre, c’est à cause de lui[1]. Difficile
de savoir s’il s’agit d’une coquetterie parce qu’il est aussi capable de dire
que ses ennemis sont « les gens qui construisent trop ».
-
Brian
Eno justement, c’est un type qui n’a jamais trop construit, et qui a fini par
réussir quand même…
Il
répète plusieurs fois des « quand-même ». Comme si pour lui, un type
s’appelant Peter George St. John le Baptiste de la Salle[2]
pouvait partir perdant. « … Il a voulu faire de la musique sans savoir jouer
de musique, il en a fait quand même
et il a réussi à faire en sorte que son absence de qualification pour le job en
devienne une, justement. »
Ce
qui est drôle c’est que le genre de trucs auxquels a été nourri ce félin plié
sur mon canapé, c’est plutôt du John Hurt. « Make me a pallet ». Un blues
minimaliste d’un fermier noir dont on a dit que le pincement de corde caractéristique
a fortement nourri un certain Robert Allen Zimmerman[3]. Autant
dire assez loin d’un gourou de la sculpture sonore ; à des miles du type sorti d’une école d’Art avec
une passion ambigüe pour le « retraitement du son ». Comme je
suis gavé de dessins animés anthropomorphes j’avale par wagons aux côtés de ma
fille, j’imagine assez facilement une famille tigre dans une cabane : Papa
Tigre guitare sur le jarret qui enchaîne des « down, down, down » d’une
joyeuse voix de basse, et Petit Tigre béat d’admiration au pied du tabouret
tandis que Maman Tigre se lèche nonchalamment une griffe l’œil attendri. Mouais.
Ca colle pas vraiment. Comme je me rappelle soudainement qu’on attribue à Eno, après
sa déroutante période Genesis, la paternité de l’Ambient, ce truc intello et minimaliste
ayant précédé la no-wave, je corrige l’image en chaussant la famille tigre de
lunettes ; et je l’entoure de bouquins de poésie sur des étagères
bancales. Ca va mieux mais c’est toujours pas ça. Moi, j’ai découvert Bowie et
Eno à peu près en même temps, et sur le tard.
J’aimais
pas beaucoup Bowie, au début. Je le regardais se trémousser avec Jagger dans « Dancing
In The Street », je le trouvais assez pathétique. Puis tout avait changé avec
le film d’Uli Edel[4]:
son « Station To Station » m’avait retourné et j’avais filé illico poser
« Heroes » sur le combi-chaîne-stéréo Philips de mon frère. Faut dire
que les séquences filmées sur « She’s in Parties » avaient bien préparé
le terrain : à l’époque j’inversais encore assez copieusement les
chapitres du Great Rock Novel, et être
adoubé par Bauhaus me semblait assez classe. Eno, je ne le démarquais alors pas
vraiment de la galerie d’extraterrestres ornant la double page intérieure de « For
Your Pleasure »[5] (quand
tu penses qu’Amanda Lear[6] fait
maintenant le tapin dans les plus affligeantes émissions tv du pays…),
même si en revoyant le live de « In Every Dream Home a Heartache »
jouée à la BBC en 73, il te fout le vertige. (Pour finir, Eno je l’ai identifié
avec U2, évidemment ; on passe là-dessus, okay ?)
Mon
père n’a jamais joué de guitare ; on n’a jamais eu de chien, non plus. A priori
ça n’a pas de rapport, mais moi j’en ai toujours vu un. En même temps si mon
père avait joué de la guitare, je crois pouvoir dire qu’il n’aurait pas joué « Make
me a pallet ». Quand vers dix ans j’ai voulu faire de la guitare à cause
du poster glissé à l’intérieur de « Back In Black », je me suis
retrouvé le pied sur un tabouret face à un polycopié de Narciso Yepes dans l’appartement
laqué d’une trentenaire légumineuse répondant au doux nom de Viviane. Ca n’a
pas duré un semestre.
- « Pink
Moon » de Nick Drake, c’est mon
disque. Quoi qu’il advienne, quel que soit mon état d’esprit où l’endroit où je
suis, tout est nivelé par « Pink Moon ». Je me retrouve exactement au
même endroit, à chaque fois…
-
Au
même endroit ? C’est quoi cet endroit, celui que tu peux pas te payer ?
-
Ouais.
C’est drôle, finalement, faut croire que mon « endroit » a coûté dix-sept
euros...
Nick Drake est mort après
« Pink Moon » sans avoir réussi à enregistrer de quatrième album
quelque part au cœur d’une forêt de joints bordée d’antidépresseurs. C’est un
disque qui ne dépasse pas la demi-heure, enregistré en quatre heures de temps. « Après,
il est possible aussi d’avoir de la pop ou du rock sans garçon ni fille, aussi…
avec des machines. C’est plus facile à imaginer. » Je ne connais pas
vraiment la vie intime de Brian Eno mais Nick Drake semble n’avoir jamais
concrétisé les deux seules histoires d’amour qu’on lui prête. Dans le salon de
la famille Tigre, quand on joue pas de guitare, on écoute la radio. Des
émissions politiques. Pas de musique. Chez moi aussi, on écoutait beaucoup Eddy
Mitchell à la radio : là, le potentiomètre fatigué prenait des
accélérations intempestives.
- « La
pop sans refrain, c’est une provocation. Ca veut pas dire que c’est forcément
construit : y’a juste une possibilité pour un auteur, à un moment donné, de
diffuser une chanson sans refrain : une fois l’opportunité apparue, c’est
juste devenu un moyen supplémentaire de pervertir un peu plus le jeu.
-
Et
comment tu crois qu’on arrive à une chanson pop sans chanson, à la fin ?
-
Ben,
la chanson instrumentale transmet aussi, de la même manière qu’un discours… »
La Chanson
Instrumentale ? C’est quoi ça ? « L’idée, c’est que quand
y’a pas de chant, le chant reste suggéré : on a substitué quelque chose d’autre au
chant… Le truc le plus évident pour moi, c’est les Shadows, tu vois ? Ou
le Jazz populaire aussi, le « Jazz Pop », avec le thème. Une pop sans
chanson, c’est une pop à thème… »
Okay. Et inversement, une chanson pop
chantée sans instruments alors, c’est quoi.
- « C’est
la pop suprême. Celle qui n’a pas d’auteur… Les comptines pour les enfants, ou
les chansons paillardes. Et les chants religieux. »
Existe-t-il un putain de dessin animé où
un tigre chante du gospel, un peu comme King Louis ?"
Restitution romancée d'entretiens décousus avec Mathieu Poulain, aka Oh! Tiger Mountain - Octobre 2009
[1] « Taking Tiger Mountain (By
Strategy) » - 2ème album solo de Brian Eno
[2] Etat
civil de Brian Eno
[3] Etat
civil de Bob Dylan
[4] « Christiane F.
- Wir Kinder vom Bahnhof Zoo », en français : « Moi,
Christiane F…, droguée, prostituée »
[5] 2ème
album de Roxy Music
[6] Amanda
Lear apparaît sur la pochette iconique de « For Your Pleasure »
photographiée par Anthony Price toute de cuir vêtue, tenant une panthère en
laisse
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