mardi 15 janvier 2019

La valeur des choses, Mississipi John Hurt, Brian Eno et Nick Drake...

-         Heu… je sais pas. »
Il regarde quelque chose vers le bas, ses chaussures -d’hallucinantes baskets vertes montantes composées de boudins ventrus superposés-, à moins que ce ne soit les losanges difformes de mon carrelage. Vers le bas, et vers la droite. J’essaie de me rappeler ces trucs de psycho grâce auxquels on déduit, en fonction de la direction dans laquelle part le regard d’un interlocuteur, du caractère positif ou négatif de sa réponse, voire de son honnêteté. Mais je ne me rappelle rien de tout ça et ça m’énerve un peu. Peut-être que ce genre de trucs ne valent rien avec les rock stars. Avec eux, il doit falloir s’appuyer sur d’autres recettes qui collent davantage ; peut-être en lorgnant du côté de ces galeries d’archétypes du genre les Grands Fauves Décharnés d’un côté, les Harpies Peroxy-crêpées de l’autre…Golgoth Dandy ou Zèbre Aux Dents Blanches. Girafe Androgyne. Gnome Libidineux.
On doit pouvoir s’en sortir comme ça, avec ce genre de caricatures gravitant autour du rock comme une faune exotique feulant autour d’un point d’eau. En l’occurrence, là, j’ai un Tigre dans mon salon. Un long, plié comme une feuille. Un Tigre en deux dimensions, à qui je pose des questions. J’essaie que tout ça n’ait ni queue ni tête. On est dans mon appartement, il n’y a pas un seul meuble, un seul objet que je ne connaisse par cœur. Il est assis là, juste en dessous de mon poster sous verre carré, moi je me suis installé pas vraiment face à lui, de l’autre côté de la table basse, sur une des deux chaises qui constituent cette paire que d’ordinaire, nous accolons ma femme et moi à une table de bistrot près de la fenêtre. Du coup, je suis plus haut que lui. Je n’arrive pas à savoir si c’est bien ou pas, il a une moitié de fesse posée de traviole si bien que son os doit s’enfoncer à travers la mousse jusqu’à une latte de contrecollé dure comme de la pierre, sachant que nous avons fait l’acquisition d’un canapé dont l’inconfort est à lui seul une œuvre d’art.
Pour l’heure, j’essaie de fuir cette image obsédante et particulièrement idiote d’un rituel de psychanalyse qui ne veut pas me laisser tranquille, lui sur ce sofa et moi sur cette chaise avec mes questions à la con. Je regarde ses jambes à demi repliées comme des pattes en cuir. Je me demande si mon salon est moche, ou ringard. De toute façon, qui a dit qu’une rock star doit forcément être une star ? Ce type-là commence à peine à intéresser quelques braconniers de week-end, ça n’enlève rien à son instinct. Il a cette électricité de prédateur domestique, et sans tergiverser sur le fait qu’il porte déjà sur sa poitrine le tatouage écharpé des destins tragiques - une « tabloïd’s death » médicamentée, ou pire, une voie de garage comateuse, derrière un guichet de Poste ou une chaire de fac middle-class -, il adopte des poses dans mon trois-pièces en voie de liquéfaction, l’élégance naturellement méfiante.
L’enregistreur nous oblige à nous pencher en avant, on a peur qu’on n’entende rien sur la bande à cause de la mauvaise qualité du micro ; du coup, on se parle en rapprochant nos mentons l’un de l’autre, comme si on tentait de résoudre un dilemme inavouable. En la matière, il s’agit d’explorer une théorie selon laquelle le rock serait l’Art suprême, parce qu’absorbant puis modifiant, par une faculté d’assimilation puis de rejection, les mécanismes de sociétés toutes entières. La théorie de ce Tigre. La théorie de cette rock-créature. Du coup, à cause de l’enregistreur, impossible de nous passer cet album de Stephen Stills et Neil Young que je viens d’acheter il y a un mois, qui aurait pourtant distillé dans la pièce une sorte de sépia sonore décontractante. Tout en lorgnant du côté des rangées de CD sur lesquelles je m’acharne invariablement à décomposer puis recomposer des ordonnancements qui ne fonctionnent jamais, j’accepte qu’il se soit posé ici sans trop attendre grand-chose de l’expérience. Du coup, je ne sais pas trop quoi faire de sa nonchalance. Je lui ai servi un café dans une tasse gagnée par cumul de points-fidélité à une station-essence, après avoir arpenté trois ou quatre fois toutes les pièces de l’appartement à la recherche de choses que je n’ai pas trouvées. Il m’a attendu un peu debout, et maintenant qu’on est assis et que nous avons entrepris de griller cigarette sur cigarette, il cherche qu’est-ce qu’il peut me répondre qui satisfasse mes attentes. Nous savons probablement tous les deux qu’en ce qui concerne le rock, des kilomètres de papier ont été imprimés au gré des modes et des rédactions de presse spécialisée aux digressions plus ou moins loufoques sur le monde, la société, la drogue et les filles. Il doit même y avoir, à force, des sortes de lois immuables sur lesquelles je n’ai même pas fait l’effort de me rencarder. Je crois que j’ai organisé tout ça probablement un peu par dépit. Ce qu’on enregistre est donc a priori gratuit, même si je lui ai dit qu’on essaierait d’en faire un bouquin ; j’avais rencontré un type quelques jours avant qui en éditait des tas sur des sujets aussi improbables que les origines du MathRock ou les états d’âme des fans de Robert Smith. C’est pour dire, je m’étais pas beaucoup avancé sur ce coup-là.
L’idée d’entretiens enregistrés lui a parue cool, même si je suis persuadé que la présence d’un dictaphone à mini-cassette dans la pièce suffit à réduire à une ombre mince la plus petite étincelle qui pourrait émerger de cette conversation sans but. Pourtant, quelque chose s’est bien étendu de tout son long dans la pièce, dès le début, mais ça ne va pas s’entendre ; je vais devoir me farcir ma voix aigrelette sur d’interminables minutes de bande magnétique, j’en grimace d’avance.
Je m’efforce de lui parler comme aux types que je côtoie usuellement, tout en ayant la sensation que si l’un d’entre eux venait à faire irruption dans mon appartement à cet instant précis il aurait la sensation d’un truc pas net. Je me demande pourquoi, même si l’horaire est en soi assez bizarre (on est en plein après midi) : rien de ce que nous faisons n’est spécialement étrange et pourtant, il s’installe en moi une sorte de crainte indéfinissable que quelqu’un surgisse inopinément à la suite d’un coup de sonnette et nous surprenne là, autour de la table. Je conserve cette sensation paranoïaque tout au long de l’entretien. Trop de caféine, peut-être. Tout à l’heure déjà, quand je l’ai aperçu à quelques mètres de la pharmacie les yeux masqués derrière d’énormes lunettes mouche, dépassant d’une bonne tête le flot des passants de la rue Dragon, j’ai eu un pincement au cœur. Ce qu’il voudrait s’acheter, s’il en avait les moyens ? Un endroit où vivre. « Ca veut pas forcément dire une maison mais un endroit, quoi. »
On passe un moment à comparer la valeur des choses. « Cet endroit, il devrait coûter que je me prive : en fait, le prix serait fixé par ce dont j’ai besoin, et que je ne vais pas pouvoir m’acheter ». Je suis pas sûr de ce qu’il vient d’essayer de m’expliquer mais je crois qu’il veut dire qu’une fois face à ce qui pourrait s’apparenter à une liste de privations requises, il n’aurait plus qu’à s’y soumettre pour acquérir ce fameux endroit, mais décharné, rongé par le manque. Il cherche ses mots de façon loufoque. En tout cas, je me dis que la notoriété surréaliste dont jouissent les plus grandes rock stars ressemble beaucoup à cette description d’un ailleurs et je me demande s’il l’a fait exprès : une fois, ma femme lui avait fait remarquer lors d’un dîner assez arrosé qu’il ne semblait étrangement pas attiré par la célébrité, ni dévoré par cette soif de renommée ni de gloire qu’elle voyait généralement chez les types que je ramenais à la maison. Il lui avait répondu dans un espèce de ricanement que plus que tout autre être humain sur cette terre, ce qu’il désirait, c’était qu’on l’aime.

Brian Eno. S’il est un Tigre, c’est à cause de lui[1]. Difficile de savoir s’il s’agit d’une coquetterie parce qu’il est aussi capable de dire que ses ennemis sont « les gens qui construisent trop ».
-          Brian Eno justement, c’est un type qui n’a jamais trop construit, et qui a fini par réussir quand même
Il répète plusieurs fois des « quand-même ». Comme si pour lui, un type s’appelant Peter George St. John le Baptiste de la Salle[2] pouvait partir perdant. « … Il a voulu faire de la musique sans savoir jouer de musique, il en a fait quand même et il a réussi à faire en sorte que son absence de qualification pour le job en devienne une,  justement. »
Ce qui est drôle c’est que le genre de trucs auxquels a été nourri ce félin plié sur mon canapé, c’est plutôt du John Hurt. « Make me a pallet ». Un blues minimaliste d’un fermier noir dont on a dit que le pincement de corde caractéristique a fortement nourri un certain Robert Allen Zimmerman[3]. Autant dire assez loin d’un gourou de la sculpture sonore ; à des miles du type sorti d’une école d’Art avec une passion ambigüe pour le « retraitement du son ». Comme je suis gavé de dessins animés anthropomorphes j’avale par wagons aux côtés de ma fille, j’imagine assez facilement une famille tigre dans une cabane : Papa Tigre guitare sur le jarret qui enchaîne des « down, down, down » d’une joyeuse voix de basse, et Petit Tigre béat d’admiration au pied du tabouret tandis que Maman Tigre se lèche nonchalamment une griffe l’œil attendri. Mouais. Ca colle pas vraiment. Comme je me rappelle soudainement qu’on attribue à Eno, après sa déroutante période Genesis, la paternité de l’Ambient, ce truc intello et minimaliste ayant précédé la no-wave, je corrige l’image en chaussant la famille tigre de lunettes ; et je l’entoure de bouquins de poésie sur des étagères bancales. Ca va mieux mais c’est toujours pas ça. Moi, j’ai découvert Bowie et Eno à peu près en même temps, et sur le tard.
J’aimais pas beaucoup Bowie, au début. Je le regardais se trémousser avec Jagger dans « Dancing In The Street », je le trouvais assez pathétique. Puis tout avait changé avec le film d’Uli Edel[4]: son « Station To Station » m’avait retourné et j’avais filé illico poser « Heroes » sur le combi-chaîne-stéréo Philips de mon frère. Faut dire que les séquences filmées sur « She’s in Parties » avaient bien préparé le terrain : à l’époque j’inversais encore assez copieusement les chapitres du Great Rock Novel, et être adoubé par Bauhaus me semblait assez classe. Eno, je ne le démarquais alors pas vraiment de la galerie d’extraterrestres ornant la double page intérieure de « For Your Pleasure »[5] (quand tu penses qu’Amanda Lear[6] fait maintenant le tapin dans les plus affligeantes émissions tv du pays…),  même si en revoyant le live de « In Every Dream Home a Heartache » jouée à la BBC en 73, il te fout le vertige. (Pour finir, Eno je l’ai identifié avec U2, évidemment ; on passe là-dessus, okay ?)
Mon père n’a jamais joué de guitare ; on n’a jamais eu de chien, non plus. A priori ça n’a pas de rapport, mais moi j’en ai toujours vu un. En même temps si mon père avait joué de la guitare, je crois pouvoir dire qu’il n’aurait pas joué « Make me a pallet ». Quand vers dix ans j’ai voulu faire de la guitare à cause du poster glissé à l’intérieur de « Back In Black », je me suis retrouvé le pied sur un tabouret face à un polycopié de Narciso Yepes dans l’appartement laqué d’une trentenaire légumineuse répondant au doux nom de Viviane. Ca n’a pas duré un semestre.
-      « Pink Moon » de Nick Drake, c’est mon disque. Quoi qu’il advienne, quel que soit mon état d’esprit où l’endroit où je suis, tout est nivelé par « Pink Moon ». Je me retrouve exactement au même endroit, à chaque fois…
-          Au même endroit ? C’est quoi cet endroit, celui que tu peux pas te payer ?
-          Ouais. C’est drôle, finalement, faut croire que mon « endroit » a coûté dix-sept euros...
 Nick Drake est mort après « Pink Moon » sans avoir réussi à enregistrer de quatrième album quelque part au cœur d’une forêt de joints bordée d’antidépresseurs. C’est un disque qui ne dépasse pas la demi-heure, enregistré en quatre heures de temps. « Après, il est possible aussi d’avoir de la pop ou du rock sans garçon ni fille, aussi… avec des machines. C’est plus facile à imaginer. » Je ne connais pas vraiment la vie intime de Brian Eno mais Nick Drake semble n’avoir jamais concrétisé les deux seules histoires d’amour qu’on lui prête. Dans le salon de la famille Tigre, quand on joue pas de guitare, on écoute la radio. Des émissions politiques. Pas de musique. Chez moi aussi, on écoutait beaucoup Eddy Mitchell à la radio : là, le potentiomètre fatigué prenait des accélérations intempestives.
-        « La pop sans refrain, c’est une provocation. Ca veut pas dire que c’est forcément construit : y’a juste une possibilité pour un auteur, à un moment donné, de diffuser une chanson sans refrain : une fois l’opportunité apparue, c’est juste devenu un moyen supplémentaire de pervertir un peu plus le jeu.
-          Et comment tu crois qu’on arrive à une chanson pop sans chanson, à la fin ?
-          Ben, la chanson instrumentale transmet aussi, de la même manière qu’un discours… »
La Chanson Instrumentale ? C’est quoi ça ? « L’idée, c’est que quand y’a pas de chant, le chant reste suggéré : on a substitué quelque chose d’autre au chant… Le truc le plus évident pour moi, c’est les Shadows, tu vois ? Ou le Jazz populaire aussi, le « Jazz Pop », avec le thème. Une pop sans chanson, c’est une pop à thème… »
Okay. Et inversement, une chanson pop chantée sans instruments alors, c’est quoi.
-      « C’est la pop suprême. Celle qui n’a pas d’auteur… Les comptines pour les enfants, ou les chansons paillardes. Et les chants religieux. »
Existe-t-il un putain de dessin animé où un tigre chante du gospel, un peu comme King Louis ?"


Restitution romancée d'entretiens décousus avec Mathieu Poulain, aka Oh! Tiger Mountain - Octobre 2009




[1] « Taking Tiger Mountain (By Strategy) » - 2ème album solo de Brian Eno
[2] Etat civil de Brian Eno
[3] Etat civil de Bob Dylan
[4] « Christiane F. - Wir Kinder vom Bahnhof Zoo », en français : « Moi, Christiane F…, droguée, prostituée »
[5] 2ème album de Roxy Music
[6] Amanda Lear apparaît sur la pochette iconique de « For Your Pleasure » photographiée par Anthony Price toute de cuir vêtue, tenant une panthère en laisse

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