jeudi 10 janvier 2019

Le gagnant

Hommage à Bansky / détail de la couverture de "Elections, piège à cons ?" Jean Salem - éd. Antidote/Flammarion

- Et bien voilà. C’est vous.
- Heu…
- Selon les dispositions légales, vous entrez en fonction dans sept jours.
- Le truc, c’est que j’avais pas spécialement demandé, moi…
- Ah mais personne ne demande rien Monsieur. C’est le principe. Ca peut tomber sur n’importe qui.
- Et si je refuse ?
- Disons que vous garderez le titre et la fonction, et que vous laisserez faire l’Assemblée. C’est arrivé, une fois. Un candidat avait décidé de ne rien faire. Ca n’a pas duré bien longtemps… Vous verrez, ce sera pareil pour vous. Au début tout le monde hésite, et puis ça vient très vite…
- C’est que ça fout un peu la trouille quand même…
- Je comprends. On serait impressionné à moins.
- C’est que je sais pas faire du tout, hein, faut pas croire…
- Oh rassurez-vous, les autres ne savaient pas faire non plus, vous savez. Même avant, quand on votait encore, la plupart des candidats n’avaient pas vraiment d’idée précise sur exactement quoi faire, dans les premiers temps… A part peut-être ceux à qui c’était déjà arrivé.
- Pourquoi, on pouvait être président deux fois ?
- Oui, c’était possible. Et puis ça durait bien plus longtemps. Cinq ans !
- Cinq ans ! Déjà deux, ça paraît énorme…
- Oh, les choses vont plutôt vite parait-il.
- Et si je fais n’importe quoi ? Je veux dire, si je foire complètement ?...
- C’est possible. Mais il y a quand même une grande quantité de conseillers à votre disposition pour vous aider ; après, rien ne vous oblige à les écouter.
- En gros, je fais ce que je veux, quoi…
- C’est à peu près ça. En substance, il faut rendre des comptes quand-même : il y a certaines choses que vous ne pouvez pas totalement faire à votre seule idée...
- Comme quoi ?
- Les codes de déclenchement nucléaires ; certaines lois.
- Ah, oui, je vois… Et le reste ?
- Quel reste ?
- Ben je sais pas, l’avion privé, le palais, les grands chefs pour les repas, les bagnoles de luxe, tout ça…
- Les fastes de la présidence ne sont plus exactement ce qu’ils étaient, Monsieur. Ceci étant, la fonction autorise encore de nombreux avantages, c’est un fait.
- Et il faudra que je rencontre d’autres présidents ? Je veux dire, des vrais ?
- Mais vous serez vous-même un vrai président, Monsieur…
- Oui, d’accord, mais bon, les autres, ceux qui ont été élus, faudra que je leur parle ?
- Il arrive que des mandats entiers se déroulent sans grandes rencontres ; mais la plupart du temps, il y a au moins un ou deux sommets par an, sans compter les visites officielles, ou les réceptions.
- Merde… Je vais passer pour un sacré con…
- Encore une fois,  ne vous inquiétez pas Monsieur ; des conseillers vous assistent en permanence.
- Ouais, mais les mots, tout ça… Il doit falloir faire gaffe à ce qu’on dit, éviter les gros mots, les jurons, les fautes de français… Moi, j’en dis plein, des gros mots…
- Il faut certainement imaginer qu’entre eux, dans l’intimité, les présidents restent des hommes… Le protocole n’est pas un état permanent.
- Tiens, vous voyez ?
- Pardon ?
- Cette phrase que vous venez de dire : je n’ai rien compris ! Non, je ne suis vraiment pas fait pour ça, croyez moi. Vous feriez mieux de trouver quelqu’un d’autre. Je suis sûr qu’il y a pleins de types qui seraient ravis d’avoir le job, y’aura pas besoin de chercher longtemps…
- Impossible, Monsieur. Le principe de l’élection par tirage au sort implique de facto la prise de pouvoir par le seul citoyen désigné. C’est comme ça. Encore une fois, rien ne vous oblige à vous prêter à l’exercice du pouvoir : vous pouvez parfaitement n’endosser qu’un rôle de façade. D’autres gouverneront pour vous. Mais vous serez quand même président.
- Et si je m’enfuis ?
- Comment ça ?
- Et bien, si je pars, si je disparais ?
- Et bien, vous serez un président en exil ; le pays dans lequel vous élirez domicile vous considèrera lui-même en tant que président. Vous pourrez difficilement échapper à votre statut…
- Pas si j’y vais incognito.
- Incognito ?
- Ben oui, sous un faux nom, un truc comme ça…
- Vous voulez dire avec de faux papiers ?
- Heu…
- Cela ferait de vous un criminel. Et un déserteur. Les gens n’aiment pas ça…
- …
- Et où Monsieur compterait-il se rendre, de toute façon ? Enfin, si je peux me permettre…
- Je sais pas moi… J’y ai pas encore vraiment pensé… Tout ça, c’était pas vraiment prévu si vous voyez ce que je veux dire...
- Je conseille à Monsieur l’Australie. C’est là que la plupart des candidats partent à l’annonce du tirage de leur nom. Et nous avons d’excellentes relations diplomatiques avec le gouvernement australien.
- Ah bon ?... Les autres aussi, ils foutent le camp ?
- La plupart, oui.
- Et après, ils reviennent ?
- Comme je vous le dis.
- Pourquoi ?
- Ca dépend. Mais il est un fait que c’est souvent à cause de leur femme. Ca prend plus ou moins de temps, mais ça finit toujours par les agacer de la voir parler à la télé, rencontrer d’autres chefs d’Etat, siéger à l’Assemblée…
- Comment ça ? Ma femme va être obligée de faire tout ça ?
- Obligée, non. Mais la plupart du temps, quand les candidats désertent, l’Assemblée se retourne vers les épouses. Celles-ci, à l’inverse, se montrent généralement très motivées…
- Le pays gouverné par ma femme ? C’est une blague !
- C’est une possibilité à ne pas négliger en cas d’exil, Monsieur…
- Bon sang… Oh et puis merde, si ils partent du principe que ma femme peut faire le truc, alors ça doit vraiment pas être si compliqué que ça à faire, pas vrai ?
- Je ne saurai me prononcer sur cette question, Monsieur…
- Ma femme… Non mais je rêve… Pourquoi pas mon épicier aussi, tant qu’on y est…
- Votre épicier est tout aussi susceptible que vous d’être tiré au sort, Monsieur, je vous le rappelle… C’est le principe.

- Et bien bonjour le tableau ! Tu m’étonnes qu’on soit gouvernés par des cons !



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