jeudi 10 octobre 2019

Etre borgne ne fait pas de toi un cowboy (épisode 4)

Quand il est sorti des toilettes le ciel s’était terriblement obscurci, au point que la cuisine était plongée dans l’ombre. Une couche gris sale recouvrait les trois fenêtres rectangulaires, comme si une pluie de cendres s’était abattue sur la ville le temps qu’il pète bruyamment pour rien durant ce quart d’heure qu’il avait fallu pour qu’il comprenne qu’il ne sortirait rien de son cul – il n’avait mangé qu’un peu de riz et une ou deux bananes en trois jours, comment aurait-il été capable de produire quelque chose de valable. Il s’est resservi une grande tasse de café dont il n’avait pas envie, qu’il a accompagnée d’une cigarette en resserrant sa ceinture dans la salle de bain. A six heures et demie, un jeune soleil cinglait bêtement au-dessus des toits dans un concert de roses et d’oranges légers colorant l’indécision matinale du ciel. Il avait même esquissé une danse obscène sur l’air de samba qui passait à la radio et voilà que tout ressemblait à nouveau à une fin du monde, le jour pointant vraiment.
Un type juché sur un vélo électrique passa dans la rue en contrebas avec un drôle de casque sur la tête, en costume et chaussures de ville. Il doublait lentement les voitures dans le virage, très droit, avec d’horribles lunettes sur le nez. C’était lui, pas de doute. Mais il s’en occuperait plus tard : pour l’instant, il devait ranger l’appartement qui atteignait une sorte de point de non-retour en matière de linge sale et de poils de chien. Il tenta de régler une histoire d’assurance au téléphone pendant qu’un froid insidieux entrait par les fenêtres grandes ouvertes, et un nouveau flot de voitures envahit la rue en contrebas, exhalant un nuage d’odeurs et de grincements sonores. Avec cette veste à franges, il ressemblait à l’acteur de True Grit, celui qu’il aimait bien. Il grimaça dans le grand miroir rectangulaire, s’amusant à plisser la paupière comme s’il portait un cache-œil. Ses dents étaient jaunes. Puis comme huit heures sonna à la cloche en contrebas, il entreprit de glisser la baïonnette dans sa manche, jusqu’à ce que l’anse de l’étui en cuir se cale naturellement dans sa paume. Cette fois, le salon était définitivement glacé mais la vilaine odeur de linge sale, elle, avait disparu.  Il referma la porte silencieusement. La  baïonnette était parfaite pour ce genre de job-là. Un vieux modèle VZ péruvien fabriqué en Tchécoslovaquie peu avant la guerre, long et effilé, dont l’efficacité ne s’était jamais démentie. Avec ce fleuve de véhicules dévalant le boulevard en mêlant à la faune agressive des employés en retard des flots de camionnettes puantes et des nuées de deux-roues, le boulot passerait inaperçu. Il suffirait d’attendre le passage d’un bus bondé, et profiter de l’écran qu’il ferait entre eux et le boulevard. Un job bien payé. Si tout pouvait être aussi simple. Il avait vraiment besoin de ça en ce moment, des choses fluides s’enchaînant avec aisance, avec sa mère qui venait de rentrer une nouvelle fois à l’hôpital et cet appartement qu’il devait rendre samedi. Il dut patienter sur le trottoir avant que le flot ne se suspende et que le groupe auquel il était mêlé puisse traverser. La terrasse du café du haut était bondée. Il descendit le boulevard au pas de course, rejoignit la boulangerie à l’entrée de laquelle une file d’attente débordait jusque sur le parking et bifurqua en direction de la fontaine à l’arrêt. Cette fois, il n’attendit pas le feu et s’engagea directement derrière un utilitaire à la suite d’une lycéenne en blouson de cuir qui zigzagua entre une Smart et un motard qui la gratifia d’une insulte inaudible. De l’autre côté, le bus remontant du port, coincé par une berline en double-file, se mit à klaxonner de longs cornements épouvantables. Il le dépassa en serrant les dents, la main refermée sur l’étui en cuir. En face, une autre grappe de voyageurs s’entassait déjà sous l’auvent dans l’attente de pouvoir monter à l’assaut d’une autre navette. Le vaste passage bordant l’agence de la Société Générale fermée lui offrit un instant de répit qui fut néanmoins gâché par cette quadragénaire baladant son chien, un Jack-Russell court sur pattes tirant obstinément sur sa laisse rétractable en lui barrant le chemin. Il piétina sur place à deux reprises, décontenancé par les changements de direction de l’animal. La pompe à essence de la seule station du coin, heureusement, était vide : il enjamba les mètres suivants à bonne allure, les franges de sa veste volant de droite à gauche dans un drôle d’effet western, ou hippie, c’était selon. Une dernière traversée et ce fut le bar-tabac et sa terrasse en pente, à une table duquel il s’installa. Le vélo électrique était attaché à l’angle, exactement au même poteau que d’habitude, le casque nervuré au profilage ridicule lui-même fixé au guidon par un antivol souple. Il essaya de regarder à travers la vitrine mais à cette heure-ci de la matinée, ce côté restait plongé dans l’ombre, le soleil ne montant suffisamment haut qu’aux alentours de dix heures. La chaise en métal sur laquelle il n’avait posé qu’une moitié de fesse était gelée et inconfortable, le café minuscule et terriblement âcre. Le serveur, quant à lui, était une sorte de connard aux traits anguleux qui se croyait spirituel, ou peut-être essayait-il simplement d’être jovial, quoi qu’il en soit c’était raté. Le type au vélo sortirait vers neuf heures, neuf heures cinq. Il remonterait le trottoir jusqu’à l’angle de l’immeuble, passerait devant la sortie de garage puis contournerait le kiosque à journaux pour se rendre au bureau de Poste avec son courrier du jour. C’est là qu’il s’occuperait de lui. Sous le mur d’affichettes des dernières revues porno ayant survécu à internet, entre le Nissan Qashqai et le Ford monospace. Il souleva bêtement son bras en lorgnant sur les bouts de tissu noircis par le fond de café pisseux de la sous-tasse. C’était ça, le problème avec ces vestes en daim : il fallait tout le temps se souvenir des franges.  

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