dimanche 7 juillet 2019

La grimace des vieux singes (épisode 3)

Bien que l’on soit dehors, l’air manquait. La soirée peinait à démarrer, elle s’était allongée à demi au centre de l’inconfortable canapé en rotin dont les coussins blancs avaient au moins l‘avantage de ne pas coller à la peau. En face, juché sur une chaise de jardin entre une quinquagénaire à robe fleurie trop exubérante et leur hôtesse qui sur-jouait l’enthousiasme, lui se servait généreusement à chaque retour du plateau sur lequel avaient été bizarrement agencées des lamelles de charcuterie en croûte pour composer une mosaïque porcine dans les tons rose-beige. Il avait opté pour ce pantalon ajusté de couleur criarde et souriait à l’aide d’yeux brillants et enfoncés. C’était assez crédible se dit-elle. Telle qu’elle s’était elle-même préparée, elle aurait pu avoir épousé ce genre de type et finir sa vie de cette façon, beaucoup trop maquillée chez des amis inutiles et ennuyeux, étalant la déroute de son corps dans un dernier baroud d’élégance vulgaire, engoncée dans ce Jean’s blanc, bardée de bijoux en or trop voyants.
Lorsque le mari fit enfin son apparition il eut du mal à cacher son dépit. Il avait passé une journée difficile se défendit-il la mallette à la main, incapable d’ébaucher autre chose qu’une esquisse de grimace en guise de sourire à l’attention du parterre d’invités qui avaient spontanément formé un demi-cercle. Tout le monde se sentit bête. Joyeux anniversaire, chacun son tour. Merci, vraiment, c’est sympa de vous être déplacés. Ils attendirent que le gars avec une barbe, un journaliste peut-être, ou une sorte de producteur, vienne à bout du bouchon de la bouteille de Champagne de luxe et chacun put enfin plonger le nez dans un verre. Ils se plaignirent à nouveau de la chaleur de façon chorale. Dans le coffre, si large fût celui de ces  berlines allemandes suréquipées, le corps de l’autre devait tout bonnement rôtir : quand ils remonteraient à bord il faudrait certainement renoncer à la climatisation et ouvrir grands les carreaux pour chasser l’odeur. Déjà que le type l’avait dégoûtée (l’état de sa salle de bain, dont la sortie de bain jonchée de cheveux et le pourtour d’évier couvert d’auréoles lui avaient donné un haut-le-cœur avant même qu’elle n’ait ouvert le frigidaire à la recherche d’une boisson fraîche et qu’elle ne soit tombée sur le spectacle d’une débâcle de restes douteux, d’assiettes en équilibre et d’emballages gondolés sans couvercles). Elle avait trop forcé sur le fard à paupières. Sur le reste aussi, finalement. Cela composait-il vraiment le personnage, ou s’était-elle laissée aller sans y prêter attention ? Est-ce que l’on attendait vraiment d’une femme ayant passée la soixantaine un tel étalage ? L’aînée des filles de la maisonnée, sous l’effet de la chaleur, avait descendu le haut de sa combinaison jusqu’au ras de la poitrine, laissant jaillir le haut de seins volumineux d’un tissu léger à motifs végétaux dont elle s’était à peine couverte, et qui finissait en short. Bien que petite et plutôt rondouillarde, elle était attirante. Ca se voyait à son regard à lui, l’air désinvolte qu’il prenait quand elle lui remplissait son verre, ce vieux salaud. Il pouvait encore en faire voir à beaucoup de femmes, ça se voyait. A presque soixante-dix ans, des bras comme des troncs, sombres et noueux. Il avait maintenu le type qui reposait dans le coffre sans le moindre effort le temps qu’elle obtienne ce qu’elle voulait, même au moment où il s’était débattu comme une anguille sous l’effet du coupe-ongles avant de leur balancer le nom du mari. Il pourrait certainement encore baiser cette petite, et plutôt bien même, elle en était convaincue. Le mari était pas mal, lui aussi. Baraqué. Sportif. Vidé, comme la plupart de ceux encore en âge d’être plongés dans le système. Immergé jusqu’au cou, à bout de nerfs. Son propre fils lui aurait fait certainement remarquer qu’il était immoral de liquider un type le jour de son anniversaire, s’il avait été là. Un trait de caractère qu’il avait hérité de son père. Il était resté de ce genre de vieille école qui s’embarrassait de principes. L’autre s’en foutait, lui. Et elle aussi, à vrai dire. C’était un des avantages de l’âge, la morale finissait par disparaître, en même temps que les remords. Les rides venaient à bout du romantisme aussi sûrement que la gravité des belles poitrines. C’était prévu comme ça, voilà tout. Est-ce qu’on arrivait encore à être belle, à son âge à elle ? Que pouvait bien dire la beauté pour une femme, passé un certain seuil ? Même la peau de ses avant-bras, qui dépassaient de la chemise d’homme à rayures qu’elle avait choisie de porter pour la qualité de son tissu, était plissée. Bronzée, comme tout le reste. Certainement trop. Elle avait toujours adoré ça. Même quand ces histoires de mélanome s’étaient mises à envahir les journaux, elle avait continué les crèmes, les huiles et les heures brûlantes passées alanguie sur un transat ou mieux, sur du sable chauffé à blanc, assommée, incandescente. Il était déjà trop tard quand ils s’étaient mis à crier au loup. Le monde était comme ça de toute façon : voilà qu’ils recommençaient avec les bagnoles, maintenant. Des années à vous vanter quelque chose et soudainement, voilà qu’il fallait impérativement y renoncer sous peine de graves conséquences. Ne mourrait-on pas tous comme ça, en payant le prix de quelque chose ? Ce père de famille au torse large et à la calvitie naissante, qu’allaient-ils lui faire payer, elle et lui ? Du pognon détourné pour des vacances en famille dans les îles ? Un pot-de-vin raté ? Une coucherie interdite ? Aussi loin qu’elle s’en souvienne, toute sa vie de femme avait été marquée par le bronzage. Elle avait eue une poitrine superbe, les hommes en étaient dingues. Cette peau couleur miel, voire caramel. Sa blondeur éclatante, ses dents parfaites, aussi blanches que des coquillages. Rien à voir avec cette teinture hors de prix avec laquelle son coiffeur lui recouvrait les cheveux gris. Il ne restait d’ailleurs qu’elles pour avoir de tels hâles, les femmes de son âge. Une sorte de signal de non-retour, un symbole de plus de fin de parcours. Bientôt, même l’Agence arrêterait de faire appel à eux. Pour l’instant, ça allait. Avec lui, ils faisaient encore une bonne équipe. On se méfie toujours moins des retraités, ça pouvait être un sérieux avantage pendant quelques années encore. Tant qu’ils tiendraient la route. Le mari s’était finalement isolé devant le barbecue, débarrassé de sa chemise. Il luisait devant la fournaise dans la nuit tombante dont l’obscurité n’amenait pas la moindre fraîcheur. De petits groupes d’invités s’étaient finalement disséminés aux quatre coins de la terrasse, mais elle ne quitta pas le grand sofa. La fumée l’avait toujours incommodée et on dirait qu’ils s’étaient tous donné le mot, enchaînant cigarettes sur cigarettes quand ce n’était pas cette immonde odeur de pétard. Même le graillon épais des saucisses qui l’enveloppait maintenant depuis le fond du jardin et stagnait devant la table basse sans que la moindre brise ne le chassât lui allait mieux. Le barbu l’avait resservie régulièrement, elle le remerciait d’un regard à demi lubrique qu’elle lançait par réflexe. Il faudrait encore rouler longtemps après, jusqu’à la décharge. Se débarrasser des deux corps, rentrer, se laver scrupuleusement, des pieds à la tête. Elle se sentait déjà fatiguée. Elle repéra son partenaire attablé derrière un guéridon qui s’attaquait à une généreuse assiette dont elle peina à distinguer le contenu. Il prenait des forces, visiblement. De grands verres d’eau. Il avait l’air tout à fait hostile cette fois, avec cette ampoule de couleur qui l’éclairait par en dessous. Une vraie brute. Au prix d’un véritable effort, elle s’extirpa du sofa et s’ébroua sur place en tirant sur le tissu de son pantalon avant de se diriger vers lui. Elle ne voulait pas rentrer trop tard.                         

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