mardi 14 septembre 2010

Ragnarök


Quand un réalisateur danois connu pour son goût prononcé pour l’ultraviolence abandonne un projet de film sur les Vikings pour cause de difficultés de financement, qu’il les compense en réalisant un film évènement ( « Bronson, le prisonnier le plus dangereux d’Angleterre »), puis qu’il reprend au pied levé son projet initial, tous les fans heroïco-geeks deviennent excités : ça sent bon le nouvel opus-évènement d’un genre couru mêlant bastons adrénaliniques et épopées protobarbues.

Mais ceux-là crieront rapidement au scandale : « Valhala Rising » est un film au sujet duquel le réalisateur avoue ne pas avoir éprouvé l’envie de faire le moindre de ces travaux de recherche qui permettent usuellement au spectateur de flatter sa coulpe cognitive.

Pour autant, pour qui veut bien voir (« Il faut apprendre à désapprendre pour réapprendre à voir » aimait répéter un de mes derniers prof d’histoire de l’art avec un zeste de flagornerie bobo), les champs de références de « Valhalla Rising » sont multiples, brillants et très à propos. Mais voilà, tous les poncifs du genre sont balayés d’un revers de gant : les vérités historiques y sont quelque peu bafouées, tandis que les codes et trames du récit s’éloignent systématiquement du manichéisme de rigueur pour livrer une œuvre naviguant sur des éclairs subconsciencieux déconcertants, caméra à l’épaule.

Il faut dire qu’au départ, Nicolas Winding Refn a juste entendu à son tour à la radio cette histoire de stèle viking découverte au Canada : après étude, d’éminents archéologues et autres historiens très sérieux avaient fini par s’accorder sur le fait qu’il s’agissait là d’une sorte d’avertissement : les Vikings auraient voulu signaler un danger. Cela a suffi à l’auteur de la trilogie « Pusher » pour éprouver l'envie de se lancer dans une nouvelle aventure cinématographique ; avec une telle accroche, le pire était néanmoins probable, le « Pathfinder » du clipeur Marcus Nipsel, aventuré sur le même filon dès 2007 ayant abouti pour sa part à un résultat certes graphiquement jouissif, mais frôlant toutefois le ridicule jusqu’à parvenir à s’y vautrer sans trop de remords et à plusieurs reprises.
Bref.

A l’issue du tournage de « Bronson », N.W Refn rejoint donc son acteur fétiche Mads Mikkelsen (le « Stravinsky » du dernier Jan Kounen) pour un premier jour de tournage, plutôt déprimé : « Je ne savais rien des Vikings et ça ne m’intéressait plus du tout. Mais j’ai décidé de faire confiance à mon instinct, et c’est devenu pour moi aussi un véritable voyage psychédélique vers l’inconnu." Hum hmm… "Voyage psychédélique vers l'inconnu", autant de mots qui commencent à faire grimacer les aficionados du « 13ème Guerrier » et autres Peter-Jacksoneries doublées d'échos néo-Conaniques : le champ lexical du film est donc clairement inscrit ailleurs, bien que fortement imprégné de culture celto-nordique.


A partir de là, et en six chapitres distincts, « Le guerrier silencieux » se déroule comme un lent poème sombre, effrayant et hypnotique, (ultraviolent quand-même, si si, les premières minutes calment assez rapidement et d’un seul bloc l’ardeur guerrière refoulée du mangeur de chips lambda), mais en agaçant très rapidement les sens le long d’un égarement noyé d’incursions métaphysiques. Ha, oui, faut préciser, c'est dans un silence quasi-total : les dialogues sont rares, souvent à peine audibles, si rares qu’ils en deviennent gênants ; quant à la musique, elle est quasi-expérimentale.

(parenthèse : je me rappelle ici d’une soirée de permission pendant mon service militaire : parti aux côtés de camarades d’infortune affectés à la Cellule Vidéo du Quartier Général, et disposant à ce titre d’un vidéoprojecteur et d’un écran pliable, nous voilà dans les rayonnages de l’unique vidéoclub de Toul, bourgade lorraine ô combien sympathique. Sur place, je réussis à leur faire louer, au milieu d’un florilège de réalisations pornos allemandes du meilleur acabit, « Aguirre, la Colère de Dieu » de Verner Herzog, leur promettant un moment de régalade perverse. Je me rappelle encore aujourd’hui de leur cuisante déception, puis de leurs moqueries et du regard qu’ils avaient alors posé sur moi, mélange d’incompréhension, de mépris puis de dédain tandis que je restai seul, garni d’une vingtaine de bières bon marché, hypnotisé face à la stupéfiante dérive amazonienne de Klaus Kinski étalée sur écran géant. Je leur avais dit que ça ressemblait un peu à la fin d’Apocalypse Now. Oui, je leur avais dit ça. De ce jour, ils n’avaient plus cessé de ne m’appeler que « le Marseillais »… - fin de la prenthèse)
Devant « Valhalla Rising » je ne peux m’empêcher d’éprouver ce même sentiment de délice sadique, laminé par ce traitement cinématographique vicié du mythe Viking si populaire.


Sur l’écran, au centre de paysages titanesques, suivi, devancé, guetté, surplombé, sali, menacé, malmené, glorifié, sanctifié par une caméra à l’épaule intrusive, un esclave anti-héros, borgne et muet, commence par devoir lutter à mains nues comme un être-animal pour assurer sa survie avant de parvenir à échapper à ses bourreaux grâce à l’aide d’un garçonnet.

Après avoir assouvi une vengeance filmée « à la coréenne » (son ancien maître est ligoté le dos à un rocher et se fait arracher les viscères à mains nues avant d’être abandonné vivant, dans la plus pure tradition des sacrifices nordiques), le guerrier et le garçon tombent sur un groupuscule de Croisés quinquagénaires perdus dans les highlands d’Ecosse, eux-mêmes menés par un illuminé.

Le combattant borgne (comme Odin… et Snake Pilsken !), qui a accepté laconiquement de s’enticher de l’enfant, l’embarque donc depuis les côtes d’Ecosse aux côtés cette petite unité proto-chrétienne à destination d’une Jérusalem possiblement rédemptrice, sur un drakkar de poche.

Jusque là, bien que le traitement général du film ait déjà livré de lourds indices sur la déviation qui s’observe, le fan de film héroïco-historico-testostéronés se plaît à y croire : après un assaut décoiffant (et très déstabilisant) de violence pure, voilà que se profile une louchée de Croisade, avec au programme, normalement, d’incontournables sièges de forteresses et des maures assoiffés de sang, bref, autant de promesses alléchantes qui viendraient sauver un début de film plutôt biscornu et ma foi, un peu trop... naturaliste.
Que nenni. Le film se met à prendre une direction totalement inattendue, alors que dans un brouillard tout nordique, le borgne muet, l’enfant et ses camarades se retrouvent prisonniers d'une embarcation minable dérivant à l’opposé de son cap, droit vers l’inconnu ; au fil d'une série de visions hallucinées et kaléidoscopiques, le Borgne se met à muter en Passeur Antique le temps d'une traversée interminablement plate, atrocement lente, à l’inertie vicieuse et aux égarements malsains. Face à la peur de l’inconnu et à la langueur putride du périple, les hommes de Foi se remettent à craindre les forces obscures les plus oubliées tandis que les brumes ne cessent d’emprisonner le navire, floutant la réalité jusqu’à gommer les bruits de la navigation, qui disparaissent au profit d’une flottaison impossible à identifier au fur et à mesure que le voyage s’éternise et que le Borgne guette, comme une vigie christique de mauvais augure.

Arrivés enfin sur une côte (au Canada donc), une fois que la troupe - qui se croit désormais maudite- se convainc qu’il ne s’agit pas de la Terre Sainte, une vague de folie s’en empare : les hommes, épuisés par les privations, sont gagnés par un délire jusqu’au-boutiste. Dans un mouvement de caméra à la fois onirique et distordu, le réalisateur fait s’enchaîner des scènes improbables où se mêlent viols collectifs, assassinats et errances métaphysiques ; tandis que le capitaine Croisé dresse un inutile crucifix vers des cieux méfiants, le Borgne entasse les pierres d’un cairn, tout ça avant qu’un massacre anonyme ne commence ; sans que l’on ne puisse identifier l’ennemi, les survivants tombent un par un criblés de flèches dans les flaques putrides d’un marécage qu’ils ne sont pas parvenu à quitter, puis de farouches indigènes à peine vêtus, tout aussi muets que notre antihéros, apparaissent enfin en masse, et contre toute attente, achèvent le Borgne lui-même sans autre tergiversation.
Ainsi, à l’image de la fin particulièrement éprouvante du terrible « The Road » de Mc Carthy, le personnage principal tombe foudroyé dans sa quête d’un ailleurs improbable, laissant un garçonnet embarqué dans cette fuite indéfinissable seul face aux menaces d’un monde fini, dans un climat de perdition et de violence spectrale, arrachant le cœur de tout être normalement constitué.

Et le film s’arrête.

Là, le spectateur, harassé par les longues minutes opressantes du voyage puis terriblement sous pression après d'aussi longues minutes d'images imprenables et déviantes, crie à la merde.

Moi, je compte les jours avant un deuxième, puis probablement un troisième visionnage. « Valhalla rising » est une œuvre et non un film, une oeuvre arythmique, déstabilisante et inconfortable, tour à tour inutile, belle, stupide, grossière, ennuyeuse, fascinante, écœurante, idiote, séduisante, qui, pour finir, laisse assis sur la branche sciée de la circonspection.

Et bon sang, j’aime ça.

Maintenant, pour satisfaire la soif de quelques improbables amateurs d’univers Conanesques - dont je me revendique aussi, hé hé... - qui parcourrait ces lignes, voici un petit contrepied sous forme de rappel de ce qu’est le Valhalla : dans la mythologie nordique, la Valhöll (ou Walhalla, Valhalla, Valhalle), « demeure-des-occis », est le paradis Viking situé au sein même du royaume des Dieux où se situe la fortification d’Odin.

C'est sur les champs de bataille que des vierges guerrières (pour les celtes) ou des Valkyries (pour les germains), cherchent et récupèrent les hommes les plus braves et les plus valeureux afin de les y ramener, pour qu’ils se préparent aux côtés d’Odin, après d’incessantes batailles titanesques au cours desquelles ils mourront puis renaîtront à l’envie, à la bataille finale, le Ragnarök.
Dans la Valhöll (le palais d'Odin qui possède 640 portes, des poutres faites de lances et des tuiles de boucliers), les guerriers sont heureux : le jour, ils combattent, se tuent, renaissent pour encore se pourfendre dans un champ clos. Puis, la nuit, ils boivent le lait (Hydromel) provenant de Heidrun la chèvre, puis mangent la chair de Saehrimnir le sanglier, et s'amusent.

Odin, lui, ne fait que boire, donnant sa nourriture à ses loups (!) tout en surveillant Loki, l'Ennemi, le dieux mauvais condamné à être attaché avec les entrailles d'un de ses fils sous un serpent dont le venin goutte sur son visage (yeah...).

Tous attendent le jour où, sortant des six cent quarante portes de la Valhöll en rangs de huit cents, ils combattront dans la guerre ultime d'où ne sortiront vivants qu'un couple d'humains appelés à repeupler le monde (mais cette fin là est très contestée, ça sent le détournement sauvage de la propagande proto-chrétienne du Vème siècle).

Il faut donc croire, si l’on s’en tient au titre du film de Refn, que le borgne muet atteint son Valhalla sous le tomahawk de rédempteurs canadiens en pagne.
A moins que ce ne soit le garçonnet, dont on ne saura jamais ce qu’il advient.
A moins que ce ne soient ces déroutants guerriers de la Foi tombés au champ d’honneur sur les rives d’un continent inconnu la croix de l’épée à la main, gagnés par la folie.
A moins que le Canada ne soit déjà la représentation du Valhalla lui-même, avec ses paysages brutalement magnifiques, et que le borgne ne soit amené à renaître l’instant d’après.

A moins aussi que rien de tout cela ne puisse être avancé, et qu’il faille s’arrêter de chercher tout ce qui déborderait des seules rives d’une longue traversée de nos peurs, de nos doutes et de nos fantasmagories.

Après tout, à chacun son Valhalla.

"Voyez cela, je vois mon père
Voyez cela, je vois ma mère
Voyez cela, je vois tous mes ancêtres
Qui sont assis et me regardent
Et me demandent de prendre place à leurs côtés
Dans le palais de Walhalla
Là où les braves vivent à jamais"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire