Quand on s’est finalement décidé à échapper à la frénésie d’une ville qui se réveille tous les lundi anxieuse comme un jour d’essai, si l’on a accepté qu’il ne soit plus nécessaire de se retrouver debout, hagard dans toute cette méchanceté ambiante qui fait lever le menton aux machines pour mieux enclaver les affres de nos conditions humaines fragiles, alors le matin est tapi quelque part, comme un sauvage dont on viendrait d’aborder l’île et qui respire silencieusement par le nez derrière une feuille de palme. Oui, si on l’a décidé, on peut tout bonnement commencer par refuser de déplier son corps pour se laisser errer dans une mer de rêves opaques et affreux jusqu’à ce que les heures passent à deux chiffres, s’exilant ainsi irrémédiablement de la société des hommes pour errer sur une autre rive à l’issue d’un réveil télescopé. Mais si on s’extirpe malgré tout du noir de sa chambre seulement quelques minutes après que le cortège des condamnations matinales se soit tu un peu, suffisamment longtemps pour que chaque bipède ait rejoint sa cellule quelque part pour satisfaire au grand ordonnancement collectif, le matin sort alors lentement sa tête et nous regarde. Derrière les fenêtres, il en est alors des voitures-machines comme de l’eau d’un barrage qui viendrait de céder quelques kilomètres en amont : au tumulte vorace de la destruction a succédé un écoulement félin, toujours trop épais, trop large, toujours menaçant mais maintenant régulier, sourd… et calme. Comme un fugitif dans un pyjama rayé on évite alors un peu les fenêtres, le corps jeté dans un vêtement mou couvrant de travers d’improbables marques nocturnes, et pas encore tout à fait défini, on entame une approche précautionneuse des choses. Une journée aux yeux ronds, assise sur ses pattes arrière, vous toise au milieu d’un silence. S’ensuivent quelques gestes domotiques parsemés de coups d’œil en coin et une série de signes qui auront survécu au déluge premier frémissent : au hasard, humeur céleste, odeur métallique de l’air, désapprobation des meubles aux portes closes, fixité des éléments de cuisine à l’alliage froid, ou pépiement de végétaux prisonniers d’un pot. La vie d’un ermite urbain, à contretemps de la pulsation citadine, démarre ainsi de façon maussade. L’exil y est lent, le matin vous regardant vous seul, rescapé des flots de huit heure. Ce n’est qu’au chant de l’oiseau, qu’on n’entend que vers neuf heure et demie, que tout est à sa place. C’est là que parfois, sous une pierre moderne, quelqu’un a laissé quelque chose devant votre porte. Vigilance. Il ne s’agira pas de s’en saisir comme le feront, ailleurs, tous ceux qui ont participé à la ruade précédente, dans cette pulsation martiale pleine d’efficacité et de défi. Ici, avant d’entreprendre quoi que ce soit il faut en examiner les contours avec prudence et bonhomie, réaligner quelques pensées pour se réjouir de sa présence et de son secret, puis retourner aux signes du jour un par un pour évaluer ce qui vient de changer ; écouter les cloches mécaniques sonner au beffroi. Et puis finalement, après avoir graduellement ingurgité quelques centilitres de liquides chauds divers, ouvrir. Si tant de précautions semblent ridicules, il est pourtant question de destinée, et de gaspillage : l’ermitage urbain est une condition précaire, on marche sur un fil tendu, la chute est partout à portée de main. Le dépôt d’un présent dans un lac d’exil fixe aussi sûrement que le jet d’un caillou l’entreprise d’invariables heures de déambulation concentrique. Il est parfois sage, si rien ne se manifeste vraiment autour de soi, de déposer soigneusement l’objet et de le laisser doucement se débarrasser de son tempo binaire expédition/ouverture, et s’acclimater jusqu’à des heures plus sereines au rythme ternaire de l’érémitisme, avec ce temps possible de divagation, d’hésitation, et de suspension. Si on se décide malgré tout à l’ouvrir, parce qu’une somme nano-synoptique d’éléments indicibles s’est retrouvée bizarrement réunie, un champ de possible se met à gazouiller à travers le silence précédent, en contrepoint de l’oiseau. A cet instant, si quelque vieux dieu cuirassé chassé des routes bitumées il y a de cela deux siècles a décidé de vous regarder comme un pique-niqueur touillerait une fourmi de son gros doigt beurré d’huile de chips, un mirage se produit. Attention, il s’agit là d’une trêve, une simple microscopique trêve diaphane, rien de plus. Mais c’est bien là. On tombe sur deux chansons flambant neuves déposées sous votre pierre plate par Kid Francescoli, et Lundi quitte son slip poisseux de dimanche soir pour se glisser sous une douche de soleil d’avril, parce que tout se met à scintiller.
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