lundi 16 juillet 2012

T.R.O.N

En haut de la mezzanine parquetée de fausses lattes de bois flotté, érigée sur deux barres d’acier IPN post-industrielles et à laquelle on accède par une volée de marches de bois plein taillées en colimaçon, sous la vitre ovale d’une table basse en osier décrépie trône mon Toshiba bleu. Dans ce micro-ordinateur mort, il y a mon roman mort. Ils défient le temps tous les deux, la machine éteinte sous son couvercle laqué métallisé froid, les fichiers informatisés rangés dans un ordre codé peuplés de petits caractères enfermés dedans comme une inhumation virtuelle dans un catafalque retro-moderne. Plus de batterie disponible dans ce modèle. Plus de connectique universelle adéquate dans les séries de packs sous blister proposant de providentiels secteurs d’alimentation aux multiples embouts et voltages. Bien évidemment il serait relativement possible de remuer ciel et terre, concrets, et finir par me faire confectionner un embout adapté par une quelconque connaissance férue de micro-soudures et de décryptages électronoïdes : quelque part, dans une réalité connexe, la machine pourrait retrouver vie. Moi je la nettoie de temps à autre, m’étonnant à chaque fois de ce poids qui témoigne autant de sa vétusté que de sa robustesse, savourant la puissance intrinsèque de l’engin comme un vétéran caresserait avec une nostalgie bizarre et vaguement déviante une carcasse de blindé au cœur de laquelle il aurait tour à tour donné puis frôlé le froid de la mort avant de regagner son VAB flambant neuf. Oui, le Toshiba pourrait à nouveau illuminer une pièce entière la nuit par son seul démarrage, éclaboussant de cette lumière spectrale si fascinante les meubles alentours tout empoussiérés de leur noblesse végétale évanouie. Et libérer les fichiers. Mais alors, qu’en serait-il du roman, momie fragile surhumaine attifée de ses atours divins les plus remarquables, clinquants ou secrets, statufiée dans son époque, aussi éloignée du réel que le rêve nocturne l’est d’un zénith d’été ? Ne se briserait-il pas comme une motte de cendres partiellement durcie sitôt qu’on essaierait de l’empoigner, même avec la plus infime précaution ? La fascination morbide de l’immobilisme ne serait-elle pas la plus forte, celle-là même qui fit hésiter les plus grands des anthropologues à déplacer le fruit soudainement révélé de leurs recherches pour le soumettre vibrant au monde, plutôt que de soigneusement refermer la dernière stèle, l’ultime bloc, pour repartir sur la pointe des pieds la poitrine gonflée de plénitude ? Je veille comme un sphinx agité sur ma pyramide Toshiba scellée, sur la momie de mon roman enseveli, caressant les clés, les plans ou que-ne-sais-je, tous nécessaires à atteindre la salle mortuaire et ouvrir le tombeau royal : mais en fait, rien ne saurait égaler en joie, en espérance, en sagesse et en sérénité la contemplation de leur repos stupide parce que je veille comme cela sur mon propre oubli avec tendresse, l’œil posé sur la série de diodes vides de ce Personal Computer éteint.

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