Il suffit à Frédérick Tristan des 10 pages du « Théâtre de madame Berthe » pour ouvrir, depuis une cuisine (ou n’importe quelle autre pièce, lieu ou situation, choisissez ce qui vous plaît du moment que c’est totalement banal), une porte sur un Océan.
Au départ, si l’on veut être juste, il faut préciser que tout part d’un choix à faire dans le tumulte immobile de trente à cinquante livres de poche aux pages jaunies entassés en total désordre dans le ventre d’une valise en toile poussiéreuse posée sur le capot métallique d’une voiture de marque japonaise, dans le fond d’un garage individuel en sous sol éclairé par une baladeuse.
Pour en arriver à Frédérick Tristan il va donc falloir évoquer le choix d’une dizaine d’ouvrage à faire en quelques minutes, au petit bonheur, en jaugeant avec la sagacité implacable d’un maquignon le pouvoir attractif d’illustrations qu’il faut deviner en orientant les couvertures vers un halo de lumière mangé par des murs de parpaings, et le degré de poésie de consonances de noms d’auteurs inconnus. Impossible de s’aider, même en diagonale, des quelques phrases aguicheuses traditionnellement reportées sur les quatrièmes de couverture ; le temps est compté, l’endroit trop insolite et la situation trop hasardeuse. Péripétie triviale : se voir offrir des livres par sa voisine de garage tandis que le soir tombe après l’avoir regardée bizarrement à travers son pare-brise à l’issue d’une marche arrière malaisée vous interpeller d’un geste péremptoire en désignant cette valise ouverte, saisir la fugacité de l’appel et ne pas prendre la peine de faire jouer les balanciers criards de la porte mais s’approcher au contraire de façon circonspecte et néanmoins polie pour s’enquérir de la nature de l’interpellation, regarder l’amas de livres comme le produit d’une transaction illicite, se demander si l’on décline ou si l’on saisit, malgré une envie pressante de rompre ce contact urticant, la chance offerte d’un hasard bienheureux ; opter pour tâter la marchandise après une évaluation inutile du potentiel, retourner un premier livre et ne pas en retirer la moindre assistance, en prendre un second, déjà le retenir, ne pas en prendre trop peu mais comprendre la subtilité de cette offre qui n’inclue pas la possibilité plus simple et plus expéditive d’embarquer la valise entière, soupeser chaque détail à la vitesse de l’éclair, faire secrètement appel aux dieux de la littérature pour guider sa main puis remercier plusieurs fois en déclinant l’offre polie mais purement protocolaire d’en prendre davantage alors que dans les deux camps, il est entendu que la quantité requise est atteinte ; dire un truc stupide genre « Super !... » et faire demi-tour vers son propre garage à la gueule toujours béante en sentant dans son dos un regard énigmatique, fermer maladroitement la porte de tôle qui grincera bien plus que d’habitude, regagner l’extérieur où le crépuscule hésite encore à s’abaisser sur les toits, marcher rapidement les bras encombrés et le souffle court, rentrer chez soi, souffler enfin, et la veste toujours sur le dos, étudier enfin sa prise. Se dire « Bah… » et dédier une étagère du petit meuble d’acajou fixé dans un mur du hall d’entrée pour recueillir les clefs et le courrier à cette pile incongrue, se sentir plus libre et plus léger et au fil des jours suivants, cette fois en décortiquant scrupuleusement quatrième de couverture, folios, incipit et illustration, entamer les lectures. Et tomber sur le recueil de nouvelles de Frédérick Tristan à qui il suffit des 10 pages du « Théâtre de madame Berthe » pour ouvrir, depuis une cuisine (ou n’importe quelle autre pièce, lieu ou situation, choisissez ce qui vous plaît du moment que c’est totalement banal), une porte sur un Océan.
Jean-Paul Frédéric Tristan Baron, né le 11 juin1931 à Sedan, également connu sous le pseudonyme de Danielle Sarréra, de Baron et de Mary London, dixit Wikipedia. Et vlan. C’est parti pour plusieurs semaines d’apnée.
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