La majeure partie de la flotte est constituée de ceux des petits épiciers, généralement bleus ou blancs, si fins qu’un angle de paquet de pâtes suffit à les déchirer sur toute une longueur, qu’on tente d’utiliser malgré tout mais qui se révèlent toujours inappropriés à quelque usage que ce soit et qui finissent donc par décorer de cette façon particulièrement apocalyptique les branches tordues des arbres morts plantés aux angles des squares, ou étouffer des bancs entiers de créatures marines diverses en plein cœur d’étendues liquides grisâtres sillonnées de bateaux à grues.
Pour les encadrer, il y a les sacs plastiques de taille moyenne de bonne résistance, les mauves, ceux qui viennent de la petite échoppe de surgelés. Ils sont parfaits pour la poubelle de salle de bain, opaques, solides, avec deux longues anses prédécoupées.
Le corps de commandement est reconnaissable : les grands blancs, ceux en haut desquels ont été collées à chaud de vraies poignées ; ils ont un double fond, ce sont des sortes de valises. Généralement d’ailleurs, ceux-là, il faut les payer. Leur usage est très versatile : on peut tout aussi bien y aligner quelques affaires personnelles pour sortir, ils ont ce côté sportswear élégant, mais ils sont aussi parfaits, par exemple, pour amener ses cadavres de bouteilles vides jusqu’au container. Larges, rectilignes, trapus, solides, avec une bonne tenue en main. Et anonymes.
Les sacs espions sont eux très nombreux. On les appelle les inutiles : les mini-sacs de ces très grosses enseignes - qui rechignent à en donner de grands non pas par souci d’écologie, sinon ils n’en donneraient pas du tout, mais juste par souci d’économie - ou des petites officines spécialisées comme les pharmacies : on y récupère ses petits achats très onéreux collés à un ticket de caisse accusateur, puis après les avoir extirpés de ces emballages extrêmement récalcitrants qui viennent encombrer une poubelle normale de façon incroyablement volumineuse et toujours aussi réfractaire, on les laisse invariablement traîner sur un bout de table un certain temps. On ne sait pas pourquoi, mais ces petits sacs aux couleurs criardes et aux logos envahissants ne terminent jamais immédiatement aux côtés de leurs congénères dans le fameux « coin à sacs ». C’est ainsi. Ils rechignent jusqu’à la dernière minute, poursuivant leur mission promotionnelle jusqu’à la lie, polluant nos espaces vitaux de leur présence flasque. On hésite à les jeter sans autre procès car ils représentent tout ce qui est détestable en terme de pollution, mais on s’aperçoit très vite qu’ils n’ont strictement aucun usage domestique : trop petit pour garnir les poubelles, pour transporter quoi que ce soit, trop marqués pour conditionner d’autres objets qu’ils ne sauraient emballer sans les anti-promouvoir, ils finissent malgré tout par hanter les fonds des « coins à sacs » pendant des mois, féroces, agressifs, persistants, sans jamais retenir notre attention.
Les transporteurs de troupes sont peut-être les plus dangereux : il y a plusieurs gammes usinées de ces sacs poubelles à l’éternelle couleur bitume, enroulés par des machines intraitables en étuis compacts de mauvais augure : des bons marchés livrés avec leur célèbre ficelle rouge, si fins qu’on reconnait les ordures à travers et que l’on n’arrive jamais vraiment à fermer après avoir bataillé cinq bonnes minutes pour en entortiller le col jusqu’à ce qu’ils se défassent systématiquement une fois étranglés par leur écharpe ridicule, s’ouvrant sur un côté comme une bouche de poisson agonisant à l’air libre tout en refusant catégoriquement de rester droit, jusqu’aux plus onéreux à l’épaisseur doublée, livrés avec leurs poignées intégrées à fonction rétractable, que l’on transforme en bombes compressées empilables à l’infini pour aller garnir d’improbables murs d’ordures invisibles et interminables dans une usine de retraitement aux desseins mystérieux et aux procédés inquiétants à la périphérie brumeuse d’une banlieue oubliée. Ceux-là servent bizarrement aussi aux situations extrêmes, emballant à la va-vite dans leur ventre odorant et aseptisé les affaires en boule des fuyards, des amants surpris, des sans-logis et des victimes de catastrophe.
Les gros véhicules sont une race à part : on nous les a refourgués pour transporter des objets très volumineux qui, par essence, ne sauraient tenir dans un sac plastique, même de dimension titanesque : jouets d’enfants surdimensionnés, tables basses exotiques, cadres à affiche sous verre, lampes à abat-jour indéboulonnable, nous avons arpentés des kilomètres de trottoir en pensant détenir avec ces poches gargantuesques des alliés précieux tandis qu’au lieu de ça, ils n’auront jamais manqué de complexifier le transport de ces marchandises incongrues qu’ils ne parviennent jamais réellement à cacher, tournant sur eux-mêmes en des spirales incontrôlables, leurs poignées se rabougrissant en une torsion plastique tranchante et compressive tandis que l’on en tamponne successivement, de chacun de ses deux genoux, le contenu au gré d’une marche ridicule. Une fois leur contenu déballé, on les comprime comme des ballons réticents encore à moitié gonflés pour les enfourner dans des recoins reculés, dessous d’éviers de cuisine, étagères de de boîtes à chaussures, jusqu’à ce qu’un nouvel objet hétéroclite et définitivement encombrant pousse bêtement à les ressortir pour entamer inexorablement une nouvelle danse grotesque.
Enfin, il y a les commandements d’élite, qui constituent l’aristocratie des sacs plastiques : leur matière est généralement anoblie par un mélange papier/carton, et ils sont tous repliables comme des cartes routières, selon des angles soigneusement définis qui les font ressembler à des origamis géants aux poignées de cordelette, à la griffe discrète et esthétique : on les conserve ailleurs, dans l’idée de les assigner à d’autres nobles missions : emballages de cadeaux sur -estimables, transports de vêtements spécieux ou de souliers de cuir, voire de plantes en pot décorées. Alignés verticalement sur les étagères les plus éloignées de placards familiaux dans leur étrangeté dépareillée, on ne les sortira qu’à l’instar des cadeaux eux-mêmes, choisissant leur teinte, leur taille et leur apparence avec soin. Comme les chats, ceux-là ont au moins neufs vies.
Tous assurent le règne séculaire et pseudo-invisible des sacs, que nous subissons de façon évasive mais qui nous dévore lentement, occupant nos espaces domestiques avec l’acuité et l’intransigeance des matières mortes, promis à de plus longues existences que les nôtres, tandis que leurs avatars prennent possession de la terre toute entière dans un silence étrangement minéral, patient, têtu et inaltérable. Nous hébergeons tous chez nous ces armées de zombies qui ne dorment jamais, vérifiant soigneusement que nos stocks personnels ne diminuent pas trop, compilant chacun d’entre eux dans des ordonnancements précis et des emplacement distincts comme les croque-morts stupides et collaborant de l’étouffement des choses heureuses.
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