mardi 15 janvier 2013

Une fesse prudente sur un angle de table

Il aurait fallu que ça accélère. Que ça prenne de l’ampleur, que ça se mette à occuper l’espace d’une façon ou d’une autre. Au lieu de ça, y’avait toujours quelque chose qui coinçait, comme si cette foutue machine refusait obstinément de démarrer. Chaque rouage avait beau avoir été nettoyé jusqu’à reluire, chaque piston méticuleusement huilé, la mayonnaise refusait obstinément de prendre. Un truc foirait quelque part, mais il était un fait que personne n’arrivait à mettre le doigt dessus. Une légère atmosphère de suspicion s’était maintenant emparée des gars, chacun se demandant lequel d’entre les autres avait bâclé son job si bien que même si tous donnaient encore le change, plus personne ne faisait d’effort. Le truc restait désormais au milieu d’eux et on en était au point où personne n’avait plus le courage de le regarder en face. Il fallait faire quelque chose. Il les avait donc tous réunis un même soir dans l’arrière-boutique, un mardi. La journée avait été usante. Il avait passé une bonne partie de l’après-midi à repousser le long des murs tout le bric-à-brac qui encombrait la pièce, alors que la matinée, démarrée à l’aube, avait été consacrée à une révision de l’engrenage tout entier dont il avait pris le soin de compiler méthodiquement tous les éléments en vue du soir. Maintenant ils étaient là tous les sept, assis sur des chaises dépareillées autour de la grande porte bleue de la remise qu’il avait fini par coucher sur deux tréteaux branlants après deux tentatives qui avaient bien failli lui bousiller définitivement le dos, à l’aplomb de l’ampoule qui pendait directement du plafond et qu’il venait de changer au profit d’une cent watts. En dehors de son frère ils étaient tous arrivés à peu près à l’heure, en trois groupes distincts. Ils s’étaient aussi tous mis à fumer nerveusement à peu près en même temps, c'est-à-dire immédiatement, l’atmosphère virant au tripot avant même que qui que ce soit ait officiellement pris la parole. Les choses se passaient comme la plupart du temps lorsqu’ils étaient tous ensemble, des conversations se nouaient dans les coins, des éclats de voix fusaient brièvement, les mêmes prenant leurs aises, les mêmes agitant nerveusement une jambe à l’abri des regards, les mêmes restant circonspects, silencieux ou tout simplement absents. Tout en guettant Allan du coin de l’œil qui allait et venait sans relâche une main rivée à l’oreille soudé à des conversations stériles avec des interlocuteurs interchangeables, il se familiarisa avec l’idée qu’il lui fallait commencer tout en laissant volontairement traîner les choses, restant debout ou posant une fesse prudente sur un angle de table, distribuant des boites de bières tièdes qui n’avaient pas eu le temps d’être correctement rafraîchies. Pourtant, le vrombissement du petit frigo jauni rapatrié depuis le fond garage à l’aide du grand diable aux pneus crevés ne s’interrompait que par intermittences, secouant l’engin sans prévenir avant de l’abandonner dans un râle tuyauteux de mauvais augure auquel un silence poussif succédait avant que la machine têtue ne se remette obstinément en route. Sur ses gardes, il continua d’adresser des sourires de connivence au gré de regards croisés à travers la fumée, puis quand l’air fût devenu vraiment irrespirable il tira une chaise métallique jusqu’à lui et s’y assit à califourchon, les avant-bras croisés sur le dossier. Comme par enchantement un silence curieux tomba immédiatement sur eux tous et il dût se lancer.
- Bon…



Texte de commande rédigé dans le cadre de la promtion du 1er pack K7 Microphone Recording. Avril 2012.

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