D’après Montesquieu (à qui l’on doit, entre beaucoup d’autres choses, le premier découpage historique en grandes périodes, notamment la césure Antiquité/Moyen Âge), la naissance du duel « à la française » prend initialement racine chez les Germains : ces peuplades considérées comme « barbares » (qualificatif attribué par les macaroni de l’époque à tous les types qui ne parlaient pas le macaroni), n’ayant que très rarement rencontrés d’ennemis leur ayant fait courber l’échine, avaient en effet fini par développer un fort sentiment d’impunité, de liberté et de fierté les rendant, il faut l’avouer, un peu soupe-au-lait. Leur habitude, par exemple, de régler leurs désaccords à grands coups de scramasaxe sur la place de leur village fait donc naturellement son entrée en Gaule sitôt qu’ils l’envahissent, et curieusement, elle y est adoptée avec un naturel déconcertant.
Martin Monestier - journaliste au goût prononcé pour l’étude sérieuse de sujets insolites (cf ses essais sur le cannibalisme, les poils, les seins, les nains, le suicide ou la peine de mort) – s’étant livré de son côté, bien des années plus tard, à un pointilleux examen du sujet, reprend le préambule de Montesquieu pour nous conduire en l'an 501 à la rencontre de Gondebaud, roi germain des Burgondes.
Les Burgondes, c’est des polonais qui ont posé armes et bagages dans le sud-est après avoir rasé, violé, pillé et brûlé à peu près tout ce qui se trouve entre eux et la Mer Baltique avant de bâtir un royaume balèze qui s’étend jusqu’en Suisse, en fricotant plus ou moins ouvertement avec les romains-macaronis dont ils ont fini par adopter le lifestyle au point de s’être même mis à croire au Petit Jésus et tutti quanti.
Or, dans la mesure où la cohabitation des usages germains / macaronis n’est pas si simple, ce brave roi Gondebaud promulgue cette année-là une loi innovante qu’il nomme de son propre patronyme, la « lex Gumbata », parce qu’il en a sa claque à la fois des parjures, et des duels sauvages : les parjures, c’est à cause de la tradition du « serment » typiquement macaroni qui veut qu’en cas de litige, l'accusateur ou l'accusé valide sa bonne foi en jurant sur Dieu de l'exactitude de ses accusations ou de ses dénégations ; les burgondes macaronisés se sont donc mis à jurer à tort et à travers sur le bon Dieu, mais sans pour autant renoncer à se scramasaxer la figure pour un oui pour un non, et tout ça, Gondebaud, ça l’agace. Sans supprimer la « preuve par serment », sa loi en amoindrit donc l’importance tout en régulant la pratique du duel, celui-ci s’offrant désormais comme une alternative légale à ceux qui ne voudraient pas s'en tenir à la seule légitimité d’une déclaration sur le Très Haut. Sa loi super chouette contient aussi plein de détails plutôt bien branlés : le duel peut par exemple être non seulement lancé contre l'accusateur, mais aussi contre les témoins ; puis on peut aussi se faire remplacer, genre par un colosse aux bras de taureau pour qu’il se batte à sa place, au cas où on est trop maigrelet ou couard pour se colleter soi-même avec celui d’en face.
Bref, on peut considérer que la « Loi Gombette », qui intervient dans ce siècle charnière qui selon Montesquieu, sépare l’Antiquité du Moyen-Âge, est la première officialisation juridique du duel : elle va curieusement ouvrir une brèche administrative étonnante dans laquelle chaque époque va s’engouffrer pour insuffler son lot de précisions procédurières affinant l’art de se trancher la panse de façon intime.
Très rapidement, le duel s’est donc déjà transformé en autre chose : d’abord, c’est devenu le truc sympa à aller voir en famille. Durant tout le Moyen-Âge, comme pour une parade de catch bon marché, on placarde des affiches, on fait le tour des villages avec des hérauts et le dimanche, les gens viennent voir une série de types se flanquer sur la gueule sur le pré communal jusqu’à ce que mort s’ensuive : ça délasse, ça fait oublier les soucis.
Six bons siècles plus tard, avec l’essor de la Chevalerie, émerge un nouveau concept : tandis que le duel tend à devenir un hobby de nobles, noblesse et chevalerie tendant à fusionner dans un seul et même ordre social, on se provoque désormais « pour l’Honneur ». Le résultat comme les moyens restent les mêmes, mais ça sonne plus chic. Attention, y’a toujours le bon Dieu au milieu, et pas qu’un peu : c’est même Lui qui décide de tout au point que le Roi s’en lave les mains pour une raison plutôt simple mais imparable : celui qui gagne, ben, c’est celui qui a raison. Le bon Dieu, il est comme ça : il rend justice sans chichis. D’ailleurs, le vaincu, il doit mourir. Si il est juste blessé, on le pend pour l’achever, parce qu’il a eu le tort de perdre.
Ca dure comme ça deux bons siècles de plus mais au bout d’un moment, ce principe-là, ça finit quand même par faire jaser. Arrivés au XIVème siècle, on se rend compte que c’est pas non plus nickel/nickel niveau justice... Y’a par exemple cette anecdote, en Normandie : un certain Jacques Legris est accusé par Dame Carrouge de l’avoir violée avec une cagoule, profitant de ce que son époux bien-aimé est parti faire sa Croisade : Jacques, il est donc obligé d’aller frotter son épée à celle du mari, Jean Carrouge, tout juste revenu de Terre Sainte en pleine forme, qui lui fout ni une ni deux une trempe à l’orientale assortie d’une lame en travers de la panse : comme le veut le principe c’est donc incontestablement que Jacques était coupable, ce salaud de violeur. Or voilà qu’un peu plus loin dans la vallée on choppe un sale type pour une tout autre histoire, et qu’en lui frottant un peu les pieds au fer rouge comme on aime le faire en ce temps-là, il avoue le viol de Dame Carrouge alors qu’il n’était pas spécialement questionné sur le sujet. Merde. Ca la fout mal pour le bon Dieu, qui semble s’être gouré et à vrai dire, c’est pas la première fois que ça arrive… D’un commun accord, tout le monde décrète qu’on va enlever le bon Dieu de ces histoires de duel, après tout, il a rien à voir là-dedans, si si Madame, on s’était trompé : désormais, les duels deviendront « judiciaires », c'est-à-dire provoqués exclusivement pour obtenir satisfaction « pour un outrage ayant trait au « point d’honneur » ». Finie l’époque où les juges et les rois se la coulent douce en laissant les gens s’entretuer pour déterminer des demi-coupables ou des demi-accusés, et où les riches peuvent se louer des mercenaires sans scrupules pour dépecer des gusses à leur place : avec Louis XII (on est en 1500 et des poussières), on crée un tribunal rien que pour ça, le Tribunal d’Honneur, qui seul dira si on a une bonne raison de se tailler officiellement le lard ou pas.
Une première mutation des fondamentaux de la Loi Gombette est ainsi observée, mille ans après sa prononciation.
Une nouvelle étape est cependant franchie à peine quelques années plus tard avec la célèbre altercation impliquant le Baron de Jarnac – dont le nom va devenir plutôt bizarrement célèbre – et le Seigneur de la Châtaigneraie : on est en 1547 sous le règne d’Henri II, et comme le veulent les nouvelles mesures édictées cinquante ans plus tôt, un tribunal présidé par le roi lui-même délibère pendant près de six heures avant de donner aux deux protagonistes l’autorisation de se défier à mort.
Guy Chabot, Baron de Jarnac |
Pour bien saisir le contexte, il faut ici préciser que La Châtaigneraie est un champion de la rapière, une fine-lame, c’est même la meilleure lame du roi. C’est pour dire d’une part si le Baron de Jarnac est dans la merde, et de l’autre, que le roi a bien voulu que le duel ait lieu parce qu’il est sûr que son favori va torcher l’affaire en deux coups de cuillère à pot. Le hic, c’est que le petit Baron sort une sorte d’estocade pas vraiment protocolaire, un coup pas vraiment tordu mais pas loin : bref, un « coup de Jarnac » : avec une botte imprévisible, il tranche le jarret de son adversaire émérite, qui est obligé de déclarer forfait. C’est la douche écossaise : le baronnet vient de mettre la honte à la Cour. Le père La Châtaigneraie, lui, il ne s’en remet carrément pas : il a tellement les boules qu’il refuse de mettre ses bandages et qu’il en crève, le con. Question d’Honneur, qu’on vous dit. Le Roi Henri, il est tellement dégoûté que si c’est comme ça, il décide d’interdire les duels. Bon, en plus, c’était quand même un peu barbare comme tradition, faut arrêter de se voiler la face, l’était temps que ça s’arrête, cette connerie.
Le duel semble donc avoir vécu ses beaux jours : RIP au bout de 1.046 ans de boucherie (501-1547), ce qui reste une belle tranche de débauche légale, avouons-le.
Hélas, cette décision, au bout d’un temps, finit par faire l’effet contraire à celui escompté : comme on n’a plus le droit officiel de se tailler les tripes – ou alors, de façon très exceptionnelle - et que donc, conséquemment, plus personne ne décide dans quelles circonstances et pour quelle raison on va le faire, tout redevient comme à l’ancienne en tournant à la foire d’empoigne. Gondebaud, il fait des tours dans sa tombe, quelque part sous son tertre. Les cons. Parce qu’il faut pas croire ma bonne Dame, les duels, tout le monde trouve ça toujours super : on va quand même pas s’arrêter d’honorer une coutume aussi chouette qui date de nos ancêtres germains, faut pas déconner, les valeurs, c’est important. Si on peut plus se foutre dessus quand on n’est pas d’accord de façon officielle et publique, on se le fera entre nous, tranquille, en privé. N’oublions pas que si le Germain était soupe-au-lait, le Franc, lui, est historiquement râleur. Tel un Michaël Jackson dirigé par John Landis, le duel ressort donc de sa crypte, un peu décati mais toujours aussi avide.
Faut dire qu’en plus, depuis la guerre d’Italie, on a ramené de nouvelles épées super chouettes de chez nos ennemis : les rapières. Elles sont beaucoup plus sexy, plus courtes, plus légères, bref, plus besoin d’avoir la carrure d’un viking pour avoir une chance de briller à l’exercice : au contraire, avec un brin de technique, un peu d’astuce, d’espièglerie, on peut devenir un virtuose malgré une carrure de Candy, ou presque. On peut désormais frapper « d’estoc » Monsieur, exactement, plus besoin de s’envoyer un lame de vingt dans les côtes avec le cri de McEnroe, suffit de tirer tout droit sur la pointe du pied avec la grâce d’une ballerine et le tour est joué, tic tac tralala comme dirait Belmondo. En plus, ça crée de l’emploi pour les émigrés : les Maîtres d’Armes italiens font leur apparition, les cours en sont bondées, tout le monde y va de son pas chassé et de sa botte secrète – d’ailleurs, c’est le Maître d’Arme italien de Jarnac, un petit vicelard, qui lui avait refilé le tuyau pour le coup de l’entaille dans le jarret…- . En plus, cette nouvelle épée, on peut se l’emporter partout, c’est pas la quincaillerie d’avant qu’il fallait se trimballer comme une pelle de trois kilos accrochée en travers, non là c’est de la dentelle qui s’accroche élégamment au côté avec un pommeau Art-déco, pour se la péter en allant acheter son pain y’a pas mieux : du coup tout le monde se la trimballe sur la hanche genre t’as-vu ma rapière elle est pas canon ? et ça, ça pousse aussi, évidemment, à dégainer n’importe où pour n’importe quelle raison, un peu comme les habitants de l’Oregon avec leur Magnum 44.
La situation dégénère donc tandis que François II et Charles IX se succèdent aux manettes : on se pique le bide pour des broutilles plus ou moins en loucedé, le duel sauvage passant au rang de sport national : finalement, même Henri III en raffole, lui qui porte en permanence un long chapelet dont les grains sont constitués de petites têtes de mort évoquant tous les gugusses qu’il a fait passer de vie à trépas pour le plaisir du sport. Ce qui doit arriver arrive donc : en France, après que l’on ait brièvement cru grâce à Henri II à l’arrêt pur et simple de la coutume germaine, voilà que deux cents ans plus tard, à la fin du XVIème siècle, le duel est au faîte de la coolitude : des tas de bouquins fleurissent sur la question et une nouvelle race de bretteurs se spécialise dans le créneau tandis que plus une journée ne se passe sans que des paires de types s’escarmouchent au coin d’une rue ou dans un pré : les Bussy d'Amboise, de Mouÿ, Châteauvillain, Vitaux et autres Chevalier de Guise risquent leur vie par plaisir pour les causes les plus futiles, et on les porte aux nues à la Cour du roi si bien que sous le règne d’Henri IV, on est proche du chaos niveau duels :
Henri IV |
les années de guerre civile ont démoli le sentiment d’unité nationale, des tas de nobliaux se mettent à se tamponner ouvertement du pouvoir central tandis que des troupes de brigands sillonnent les campagnes : depuis les temps féodaux on n’avait plus vu autant d’épées tirées. Bref, on est revenu au point de départ version l’an 501, un manteau de perversité chic enrobant les odeurs de l’ancestrale habitude d’un fumet de velours et de brocards peinant à masquer sa brutalité gratuite… Le roi lui-même, installé au Louvre, n’a de cesse de s’exercer à l’épée, à une différence près : fi des maîtres d’armes italiens, le sien sera français.
Alors que les Louis se succèdent (le XIII, puis le XIV), le principe de l’Etat Royal finit de s’imposer tout en signant la fin d’une longue ère de négoce permanent entre le souverain et la noblesse : cette fois, le duel, qui est un petit malin, mute pour s’adapter à ce nouvel environnement. Il va désormais revêtir les atours d’une forme de défi envers le Louis omnipotent : se crever la paillasse malgré l’interdiction légale, pour l’Honneur qui plus est, reste la meilleure façon de revendiquer son indépendance tout en se foutant ouvertement de l’autorité royale. L’individu y prime sur le tout-puissant Collectif, tandis qu’on veut toujours prouver que l’on pisse le plus loin et qu’on a de plus grosses rouflaquettes que le type d’à-côté. Les prémices de cet équilibre pervers qui va s’installer tout au long des siècles à venir sont posées : au plus les confrontations éclosent, au moins les duels sont tolérés.
Pendant que d’un côté, on a Cyrano de Bergerac, de l’autre on a Richelieu. Cyrano (qui a vraiment existé, c’est pas juste un mauvais rôle de Depardieu) représente assez bien le nobliau du milieu du XVIIème : homme de lettres mais surtout ancien soldat et spadassin enragé, il convoque sur le pré quiconque le regarde de traviole –ou ne le regarde pas assez, c’est au choix-. A l’époque, il n’est pas rare que des récits relatent une ardeur similaire chez certains gens d’église, voire chez certaines femmes ; c’est l’apogée des exploits « de cape et d’épée », qui intronisent entre autres, aux côtés de Cyrano (qui n’est absolument pas de Bergerac d’ailleurs, puisqu’il est né à Paris), d’Artagnan et ses mousquetaires… De l’autre côté, le cardinal Richelieu, lui, il peut pas blairer les duels. Ca le rend dingue que les nobles décident tout seuls de commettre des carnages à répétition en toute illégalité tout en s’en attribuant un certain panache. Il pose alors un Edit en 1626, qui conseille de stopper net la pratique du duel sous peine d’en chier des ronds de chapeau, voire même de se faire ôter la tête d’un coup sec. Le Duc de Praslin, mais aussi le Duc de Halluin ou encore le sieur Cressias en font la rude expérience : pour avoir lancé leur gant malgré l’interdiction, ceux-là sont manu militari dépossédés de leurs titres, de leurs terres et de leurs privilèges sans autre forme de procès, et bannis de la cour comme des malpropres. D’autres auront moins de chance et se feront tout bonnement raccourcir, au gré des envies et des avantages politiques qu’en retire Richelieu, qui se sert en fait de son Edit pour faire le ménage gratos dans l’entourage du pouvoir tout en faisant semblant de regarder ailleurs dès lors que ce sont ses propres soldats qui dérapent. En bref, sa posture est assez ambivalente, tout comme celle de Louis XIII lui-même… Mariette Cuenin-Lieber, intellectuelle spécialisée dans l’étude de Corneille, restitue d’ailleurs parfaitement l’ambivalence de la posture de ces deux oligarques sur la question du duel par le constat de l’accueil enthousiaste qu’ils réservent tous deux au « Cid », bien que la pièce soit une apologie ouverte de l’art du duel : il semblerait qu’en parfaits gentilshommes, notre cardinal et son Louis ne puissent en effet totalement se départir d’une admiration sincère envers la vaillance des duellistes, bien que le duel soit en lui-même un crime de lèse-majesté qu’ils s’emploient à combattre avec la plus grande détermination. Cette inconstance se traduit d’ailleurs de façon emblématique, les Gardes du Cardinal et les Mousquetaires du Roi étant probablement les duellistes les plus acharnés de l’époque. C’est de cette absurdité politique que Dumas tire d’ailleurs le ressort principal de son roman…
Pas moins de Onze nouveaux édits sont pondus sous Louis XIV contre la pratique du duel, qui n’y changent rien : la situation devient ridicule, deux gentilshommes poussant l’audace, malgré les peines qui s’accroissent à l’encontre des contrevenants, de tirer l’épée en plein cœur de Versailles… Il faut dire que depuis l’avènement des maîtres d’armes français, la technique de l’escrime s’est sophistiquée à l’extrême, créant elle-même une nouvelle ambigüité : anoblis par la Cour pour leur remarquable génie militaire, ces nouveaux prescripteurs sont érigés en modèles de vertu et de courage, ce qui n’aboutit qu’à une stimulation supplémentaire du goût des duellistes pour accumuler les exploits… et les carnages. Malgré l’aspect répressif d’un arsenal législatif poussé à l’extrême, il est ouvertement admis que le duel soit l’expression même de la noblesse de sang, exprimée tout à la fois dans le panache du geste et le courage qu’il représente d’affronter la mort sans la redouter. Il y a là une nostalgie évidente de l’époque chevaleresque, que Molière raille à travers le personnage de son « Bourgeois Gentilhomme » qui, voulant acquérir le statut de la noblesse, s’adonne à l’escrime non par souci d’excellence ni de panache, mais plutôt en recherche paniquée d’une technique qui lui permette, « sans avoir du cœur, (d’être) sûr de tuer son homme et de n’être point tué »…
La même hypocrisie se poursuit ainsi à travers les siècles jusqu’à la Révolution, exactement selon le même mécanisme de vases communicants : au plus les lois s’empilent à l’encontre du duel, au plus la popularité des duellistes s’accroît. Sous Louis XV, le duc de Richelieu qui aurait dû, au regard de l’intensité de sa pratique duelliste, finir au moins cinq fois décapité, dépossédé de ses titres, charges et biens de famille, fut inversement successivement ambassadeur, maréchal de France, gouverneur général du Languedoc, puis de la Guyenne et du Languedoc, avant d'être élu à l'Académie Française et, comble du paradoxe, président du tribunal du point d'honneur des maréchaux de France, en 1781, sous le Louis d’après ! Monestier cite encore le Chevalier de Saint Georges à la Révolution, considéré comme « l'homme le plus extraordinaire qu'on eut peut-être jamais rencontré dans les sciences de l'épée », ou encore le Chevalier le plus connu des cruciverbistes, le Chevalier d’Eon, espion royal travesti mais néanmoins réputé comme la plus fine lame de son époque !
Le XVIIIème amène à son tour, dans ce contexte aussi délétère qu’hypocrite, un nouveau calice sur l’autel de la pratique duelliste du genre de celui qui avait déjà fait ses preuves lors de la fin de la guerre d’Italie : de nouvelles armes !
Il leur faut un peu moins d’un siècle pour qu’au XIXème, le sabre et le pistolet aient relancé - si c’était nécessaire-, l’engouement le plus exalté à se crever frontalement la paillasse. Une conséquence en est aussi toute nouvelle : le coût des armes étant devenu beaucoup plus accessible, ce sport fatal se démocratise en cessant d’être l’apanage des nobles, et gagne donc immédiatement de nouveaux adeptes : journalistes, hommes politiques, écrivains ou même artistes s’approprient la coutume avec le zèle de leur prédécesseurs, profitant de l’aubaine pour se doter dans la foulée de leur propre « Honneur », les contours du concept initial devenant pour le moins flous : les motifs d’offense deviennent de plus en plus futiles et pour finir, le seul vrai « point d’honneur » consiste à devoir fouler au moins une fois le pré pour être vraiment swagg, quel que soit le motif dont on se sera servi pour y conduire un adversaire… D’ailleurs, une constante règne : refuser de se battre est une véritable honte.
Victor Hugo par exemple, qui fustige le duel par le biais d’une de ces formules fracassantes dont il a le secret (« (le duel) ne cesse d’être méprisable qu’en devenant odieux »), se retrouve malgré lui obligé de s’y adonner, avant de se justifier dans les termes suivants : « Il est des cas où le plus honnête homme ne peut se dispenser d’avoir recours à ce sot préjugé. » Une succession d’escrimeurs célèbres marque ainsi l’histoire du XIXème siècle, dont on peut dire qu’il est l’âge d’or du duel : Thiers, Lamartine, Dumas, Hugo, Proust, Sainte Beuve, Jaurès ou Clémenceau viennent ainsi grossir les rangs des personnalités impliquées dans un duel…
Les journalistes et les politiques tiennent finalement le haut du pavé dans ce qu’il advient du « duel moderne » : la Révolution est passée par là. A nouveaux, des lois sont pondues, avec toujours le même effet désastreux : cette fois, leur accumulation ininterrompue crée un tel vide juridique qu’une autre série d’exagérations se perpétue, avec son lot désormais habituel de nouvelles icônes duellistes. Parmi elles, Paul de Cassagnac, journaliste gascon particulièrement provocateur :
Paul de Cassagnac |
se revendiquant de la lignée de ses célèbres aînés Cyrano et d’Artagnan, il se révèle un bretteur de premier plan tout autant qu’un agitateur belliqueux. Il se bat pas moins de 20 fois en 9 ans dans des circonstances toutes plus rocambolesques les unes que les autres, sans en récolter la moindre blessure. Un épisode illustre assez bien l’état d’esprit particulièrement violent de l’époque ; après une joute verbale houleuse entre ce Cassagnac et un des chefs de la Commune nommé Flourens, les deux se donnent rendez-vous sur le pré. Cassagnac, entretemps sujet à un assaut de typhoïde, sollicite le report du duel. Flourens fanfaronne : « À la pensée de se rencontrer avec moi, M. de Cassagnac a mal au ventre… ». Le sang du Gascon ne fait qu’un tour, et le lendemain, porté sur une civière, il se rend quand même sur le pré ; Flourens, peiné par le spectacle, y accepte le report mais Cassagnac, de sa litière, lui rétorque alors : « Si vous ne vous battez pas immédiatement après ce que vous avez écrit, je vous balafre. ». L’assaut est donc commandé et les deux hommes se ruent l’un sur l’autre : après une brève mais impressionnante bousculade, Flourens se retrouve avec une lame profondément enfoncée au dessus de la ceinture, tandis que Cassagnac s’est évanoui sous l’effort. Reprenant péniblement ses esprit alors que le brancard sur laquelle on emporte Flourens ensanglanté passe à sa hauteur, Cassagnac lui lance alors dans un souffle : « Eh! bien, citoyen Flourens, le mal au ventre, ça se gagne ! ».
Il faut attendre la grande boucherie de 14/18 pour mettre provisoirement, près de 400 ans après la tentative ratée d’Henri II, un terme à la pratique du duel : sous la marée de morts qui envahit l’Europe, sa pratique revêt cette fois un caractère aussi écœurant qu’archaïque. C’est au cinéma que se tiendront désormais les derniers duels de l’histoire… à quelques exceptions notables prêt.
Retenons-en deux plutôt… savoureuses ; la première met en scène deux des chorégraphes parmi les plus célèbres de l’année 1958, Serge Lifar et Le Marquis de Las Cuevas. S’il paraît plutôt étonnant de retrouver de si récentes traces duellistiques dans la biographie de personnages ouvertement éloignés d’univers machistes et belliqueux, il faut se rappeler du siècle précédent durant lequel le monde de l’Art s’est approprié le duel comme l’expression d’un romantisme absolu, transcendé dans l’affrontement volontaire de sa propre mort : il n’est donc pas si curieux que deux éminents artistes soient comptés au rang des derniers outragés à relever ce défi ultime. La source de leur discorde est à situer à partir d’un différend au sujet d’une reprise par l’un (Las Cuervas) d’un ballet de l’autre (Lifar) : la critique émise par Lifar, alors âgé de 54 ans, qui jugera la reprise du Marquis de très piètre qualité, lui vaudra de la part de ce dernier, âgé de 73 ans ( !), une gifle retentissante que Lifar souhaitera « laver dans le sang ». Leur convocation au pré tient en haleine toute la presse de l’époque, jusqu’à une caméra qui filme l’évènement.
Ce qu’il y a de plus cocasse dans cette rencontre, c’est qu’elle est empreinte d’une telle préciosité qu’on ne peut s’empêcher d’y voir un formidable coup de publicité pour les deux hommes, l’ardeur guerrière, des deux côtés, cédant davantage la place à une théâtrale escarmouche vaguement empruntée : au bout de trois reprises, Lifar se laisse toucher à l’avant-bras par le vieillard avant que les deux adversaires ne se tombent dans les bras l’un de l’autre… Le Marquis mettra la touche finale à cette rencontre par le biais d’un terriblement drama « J’ai cru percer mon fils… ». Notons, pour la petite histoire, qu’un des témoins du vieux Marquis, affublé d’un inquiétant bandeau sur l’œil, n’était autre que le jeune… Jean-Marie Le Pen.
La deuxième exception s’inscrit de façon beaucoup plus virile dans la longue liste des confrontations françaises : ce duel-là est officiellement (roulement de tambour)… le dernier de l’histoire ! Nous sommes en 1967, soit presque dix ans après la chicane romanesque ayant opposé Lifar à Las Cuervas. Dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, René Ribière, député gaulliste de Seine-et-Oise, se fait vertement reprendre par le pittoresque –mais néanmoins belliqueux – président du groupe socialiste et maire de Marseille Gaston Defferre tandis qu’il chahute la séance : le « Taisez-vous, abruti ! » lancé à son encontre est aussi sonore que méprisant. Alors que le maire de Marseille refuse de retirer son injure à l’issue de la séance, René Ribière, piqué au vif et bien que modeste escrimeur, lui fait porter par témoin une demande de réparation par le fer que le maire de Marseille, en vétéran duelliste, s’empresse de relever non sans faire état de l’intransigeance avec laquelle il traitera l’affaire. En effet, avant même que Lifar et Las Cuevas ne croisent –symboliquement – le fer, Gaston Defferre défrayait la chronique en 1947 en s’attelant à régler un précédent rocambolesque : il s’arme cette fois-là d’un pistolet face à face avec Paul Bastid, rédacteur en chef du journal l’Aurore lui ayant demandé réparation « sur le pré » après avoir reçu une gifle lui ayant été administrée en réponse à un article pamphlétaire dont il était l’auteur… Par chance, cette fois-là, les deux balles tirées s’égarent sans faire de victime et l’incident se clôt sur une sorte de match nul.
La tension qui monte cette fois entre les deux adversaires de 1967 est palpable : Defferre refuse d’emblée les épées « limées » qui leur sont présentées, et précise que le duel ne s’arrêtera pas « au premier sang » comme il est coutume : le marseillais, qui veut administrer une leçon à son adversaire, veut en découdre jusqu’à une issue finale.
René Ribière, qui doit se marier le lendemain (bonjour l’enterrement de vie de garçon : pour un peu, l’expression est à prendre au 1er degré !) ne se dégonfle pas pour autant : le duel s’engage. Il tournera rapidement en la défaveur d’un Ribière inexpérimenté, qui se retrouve blessé à l’avant-bras ; conformément aux règles posées par Defferre, il demande à reprendre le combat bien que le sang ait été versé ; hélas, il se fait rapidement cueillir par son adversaire une deuxième fois avant que celui-ci ne consente à mettre un terme à l’accrochage.
C’est sur ces deux estafilades que se referme la longue litanie des affrontements face à face en France… jusqu’à ce que deux prochains orgueilleux n’en viennent à repousser cet épilogue !
Ca vous tente, espèces d'abrutis ?
"Puisqu'il faut avoir des ennemis, tâchons d'en avoir qui nous fassent honneur". (Sainte-Beuve)
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