Le soir d’halloween, tandis que quelques milliers de petits français se ridiculisent en parodiant avec l’aval sirupeux de leurs parents déboussolés et une méconnaissance crasse une tradition anglo-écossaise controversée mâchée et réduite en bouillie par la carnivore Amérique, Gérard de Villiers meurt.
Cet orphelin de père, faux aristo mais terrible réac, commence en premier lieu à barouder pour alimenter les balbutiements de la presse people au sortir de la guerre : il s’illustre déjà par son goût pour les femmes, le fric, l’opulence et les coups tordus, avec quelques pépites d’investigations journalo-trash (on lui doit la célèbre rumeur savamment orchestrée « Sheila est un homme ! » ) mais c’est finalement une carrière de reporter international plutôt brillante qui lui vaut une petite renommée dans les milieux casse-cou avant que la mort de l’auteur de James Bond ne le pousse sur la voie de la littérature d’espionnage : son propre 007 voit le jour, il est hongrois, improbable, caricatural et jouissif ; c’est Malko Linge, Son Altesse Sérénissime.
Malko/Gérard, même combat : droite testostéronée, anti-communisme, anti-sionisme, anti-socialisme, anti-islamisme, bref, à peu près anti-tout. Pro-putes, pro-barbouzes, pro-flics, pro-services secrets, pro-flingue, pro-armée, pro-colonialiste, Gérard a gonflé entretemps un carnet d’adresse assez cossu : chez lui défilent juges biscornus, politiciens aux mains chaudes, grands flics pourris et grands reporters corrompus qui s’encanaillent aux sons de blagues border-line en évoquant affaires et enquêtes pointues. L’écart entre le héros virtuel et son auteur rétrécit, le baroudeur s’entourant d’une sulfureuse réputation au gré des pérégrinations très détaillées de son avatar au cœur des turpitudes géo-politiques les plus brûlantes du siècle. A Paris, De Villiers reçoit désormais des espions de la DGSE et des membres d’état major tandis qu’à St Trop, des lascars patibulaires des pays de l’Est surveillent ses fêtes déviantes organisées par Massimo Gargia.
Si finalement l’homme s’est toujours défendu de travailler pour les Services Secrets français, l’ancien directeur de Cabinet du patron de la SDECE affirmera le contraire dans un ITW-confession, logeant carrément l’auteur de S.A.S au service « action » en qualité « d’agent de désinformation » ; reste que l’écrivain dîne avec des membres de la CIA et compte parmi ses meilleurs potes le nouveau boss de la DGSE, ce qui, avouons-le, est plutôt rare pour un auteur de romans trash porno-policiers vendus majoritairement (mais massivement) dans les halls de gare dans lesquels il n’est pas un détail qui ne soit vérifiable, du nom des plus petites impasses aux descriptions des halls d’hôtel de luxe ou de bureaux de dirigeants, quel que soit le pays et la ville. Au bout d’un moment, la fiction des S.A.S se rapproche tellement de la réalité que force est de constater que les « prédictions » géo-politiques parodiées dans les S.A.S s’avèrent presque toutes finalement vérifiées, à quelques mois près, par la réalité de l’échiquier mondial dans ce qu’il a de plus terrible : le réseau d’informateurs de Gérard est si dense et si fiable que Malko navigue quasi-directement dans l’actualité, au milieu de tableaux de putes ringards et de portraits de méchants cruels qui noient difficilement un poisson bizarrement trop réaliste.
La France littéraire a toujours dénigré aux volumes de S.A.S ce que les Etats-Unis leur ont reconnu : une inscription farouche dans le siècle et un ton inimitable : en gros, l’invention - dixit le New York Times ! -, du « Pulp-fiction thriller ». Ce que Frédéric Dard a réussi avec son humour à la Audiard et ses personnages à la Delon/Belmondo, Gérard l’a loupé. Trop précis. Trop documenté. Trop crédible. Trop trash. Trop politique, aussi. Dommage, les S.A.S, plus proches d’un reportage de Bernard de la Villardière (des putes, de la violence, du fric, des chocs), sont bien plus drôles qu’une heure lénifiante de cette merde made in M6 dont l’audimat frenchie se gargarise. Mais en attendant, au-delà du mépris affable des élites culturelles, qui n’a jamais eu dans sa bibliothèque un de ces petits fascicules noirs à la couverture inimitable affublée d’une sublime playmate photographiée par Christophe Mourthé tenant à bout de bras un inquiétant fusil d’assaut, incrustée dans trois lettres majuscules ?
Ce soir d’Hallowen 2013, Gérard de Villiers n’est pas mort d’une balle dans la tête ni évaporé en morceaux dans une Jaguar suite à un sanglant attentat islamiste, mais au terme d’une maladie horriblement banale. Il faut croire que les espions ennemis ont raté le coche. De Villiers est parti avec ses secrets, et comme son propre père l’avait fait, il a laissé le prince Malko Linge orphelin. Quelque part dans des bureaux confidentiels, on doit déjà se demander comment faire disparaître les preuves gênantes qui traînent certainement dans le double fond du tiroir d’un de ses secrétaires bourgeois tandis qu’ailleurs, bien loin, dans un de ces pays effrayant où d’obscures gueules cassées trament et distendent le destin de peuples naïfs pour le compte de politiciens machiavéliques, le corps d’un indic véreux vient d’être découvert dans la ruelle servant de sortie de secours à un restaurant connu pour ses fréquentations douteuses.
« Igor Zakayev pâlit.
- Vous appartenez au FBI ?
- Non, à une autre agence fédérale.
Le russe se raidit encore plus sous le regard en apparence indifférent d’Elena qui fumait, comme à son habitude, une de ses Sabranie multicolores.
- Nous sommes en France, rétorqua-t-il. Ici, vous ne pouvez rien contre moi. Je vais téléphoner à mes avocats.
Foster Chalburn demeura impassible.
- Vous pouvez parfaitement téléphoner à vos avocats, monsieur Zakayev. Et vous êtes effectivement en France. Mais le FBI a trouvé dans vos ordinateurs des éléments qui établissent que votre société se trouve au centre d’une opération massive et illégale de blanchiment d’argent. Si vous vous étiez trouvé à Washington, vous seriez en ce moment en prison. Mais un mandat d’arrêt international a été lancé contre vous et il existe une convention d’extradition entre la France et les Etats-Unis. Vous êtes passible d’une peine de trente à cinquante ans de prison.
Igor Alexandrovitch Zakayev n’entendait plus l’orchestre, ne voyait plus les étoiles, ne sentait plus la brise tiède sur son visage. Il jeta un coup d’œil à Elena, en train de fumer, l’air absente, et protesta d’une voix mal assurée :
- Tout cela est du bluff, je n’ai rien fait d’illégal…
Foster Chalburn secoua la tête et laissa tomber de sa voix placide :
- Je pense que c’est un mauvais système de défense, monsieur Zakayev. Mais vous avez peut-être un moyen d’échapper à la prison… C’est la raison de ma présence ici ce soir, à votre magnifique soirée…
Il n’y avait même pas d’ironie dans sa voix. En dépit de ces paroles d’espoir, Igor Alexandrovitch Zakayev sentit que la fête était bien finie. »
« La piste du Kremlin ». S.A.S n°137.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire