lundi 17 décembre 2018

Lettre à Bernard

Cher Bernard
Je viens de lire ce matin, dans un article de Marianne, que tu es passé, en 2017, de la 11ème à la 4ème place du classement des hommes les plus riches de la planète. Bon, autant l’avouer : en substance, cette information est à peu près aussi intéressante que le chiffre auquel la bourse de Paris a clôturé hier soir ou, au choix, le poids du dernier-né de la Duchesse de Cambridge, le nom latin du nouvel extrait végétal de la gamme Global Therapy de Frank Provost, ou la preuve formelle que le glyphosate est bien responsable de la disparition des bras des enfants qui naissent dans les zones rurales de Rhône Alpes : à franchement parler, les fluctuations qui égayent l’ordre de grandeur des portefeuilles des empereurs contemporains n’est pas le genre de suspense auquel qui que ce soit d’à peu près sain d’esprit se retrouve à goûter.
Et pourtant. S’il n’est question d’aucun suspense face auquel frissonner, il reste un mystère que je te trouve parfaitement symboliser à la lecture des chiffres qui émaillent cet article (aussi putassier que racoleur, ceci dit), et que dieu sait ô combien j’aime les mystères.
C’est la raison pour laquelle je te rédige ce courrier, dans l’espoir un peu circonspect que tu me fasses, par l’heur d’une réponse, basculer dans le camp des initiés (rappelons que si la racine antique du Mystère renvoie à « ce qui est inaccessible à la raison, à l’incompréhensible », elle est à relier aux cultes antiques dont il était d’usage « de ne rien révéler ») ; en effet, je me demande à partir de quand, ou plutôt de combien, tu envisages que la richesse ne puisse plus ressembler qu’à une horrible spirale de cupidité, donc à une maladie obsessionnelle. Oh, c’est bien là une réflexion de pauvre me diras-tu : un multimilliardaire trouve parfaitement comment venir à bout de ses émoluments, fussent-ils  gargantuesques. Oui mais voilà, je suis un pauvre, donc je me demande. Je te prie de bien vouloir m’en excuser, Bernard : ignorant que je suis, je trouve ça mystérieux.
Car allons, jouons à ce jeu qui égaye si souvent les salons de coiffure et les fins d’après-midi d’automne : le « si j’étais riche ». Plaçons les pions virtuels à leur place sur le Monopoly de mon imagination étriquée de pauvre : mettons quelques villas aux quatre coins du monde, des véhicules de toutes tailles et de tout genre dans des garages automatisés, des suites de luxe à l’étage d’hôtels démesurés, des repas aux intitulés stupides dans des assiettes aux lignes designées par des ingénieurs automobiles, des vacances dans des lieux isolés aux airs de cartes postales débarrassées de leurs touristes middle-class en bermuda, et des entreprises un peu partout produisant beaucoup de produits. Soit. Mais ce plateau coloré permet-il d’expliquer l’usage qui peut être fait de tes 72 milliards de dollars de fortune, découlant d’une augmentation annuelle de 71,5% de tes revenus ?
Oh, je sais bien que ces 72 milliards intègrent du « patrimoine » et qu’il n’est pas question que d’argent sonnant et trébuchant sur ton compte CCP : on a beau être pauvre, on en reste  logique (les découverts bancaires sont une véritable école de pragmatisme rationaliste). Mais bon, à ce stade, je suis navré : je ne parviens pas, malgré tous mes efforts, à bien comprendre l’intérêt de disposer d’autant d’argent une fois qu’on a égrené la liste ci-dessus (non exhaustive évidemment, à chacun de placer ses idées de pauvre dans l’ordre et la logique qui lui semblent les bons), une fois qu’on l’a étoffée au possible, au-delà des limites du  possible même.
Et là je me dis : Bernard, à quoi bon ? A quoi bon essayer de faire tes valises pour la Belgique avec l’idée de payer moins d’impôts (bon, tu t’es fait gauler par Libé et t’as été obliger de revenir tout penaud, ça arrive), à quoi bon planquer 202 filiales dans des paradis fiscaux (là aussi tu t’es fait épingler par Le Monde avec les Paradise Papers, mais là bizarrement tu t’en tires mieux, tout le monde s’en fout on dirait), à quoi bon récupérer des millions de TVA sur la construction de ta Fondation Louis Vuitton, tout ça alors que tu es la 4ème plus grande fortune du monde ?
Attention, ne me prête pas de mauvaises intentions : je ne hurle pas au loup, je ne défends même pas (dans cette lettre-là en tout cas) l’idée qu’il faudrait que tu en rendes, d’une façon où d’une autre. Tu vois, il est inutile de me taxer de pauvre type (je suis juste un type pauvre, ne confondons pas). Tu n’as rien à craindre de moi : je cherche juste à comprendre.
Une fois que tu as dépensé tout ce qui peut l’être, acheté tout ce qui peut s’acheter, joui de tout ce dont on peut jouir, eu accès à tout ce à quoi on peut avoir accès, qu’il te reste encore des tombereaux de dollars, que gagner davantage de dollars encore peut-il donc te procurer ? En quoi te trouves-tu encore motivé à en engranger davantage, dès lors qu’à priori ( ?), tu n’es plus du tout en capacité humaine de dépenser ce que tu as déjà ?
Mais peut-être me trompe-je. Peut-être sous-évalue-je le train de vie auquel tu es habitué, Bernard. Ok, poussons le bouchon, d’accord. Disons que tu as un Haras. Ca doit coûter cher, un haras rempli de pur-sang à noms débiles. Une écurie automobile, catégorie Formule 1. Ca aussi, ça doit avaler une certaine quantité de zéros sur un compte offshore ; un Rembrandt pour égayer ton couloir d’entrée (ah non, merde, l’Art, c’est défiscalisé). Une île privée ? Un jet ? Un hélico ? (quoi que, même si ça consomme la cuve d’une station Esso à chaque déplacement, pas de taxe sur le kérosène). Un yatch, tiens. Entre la taxe de mouillage, l’entretien et le personnel, ça doit chiffrer vite, ça aussi. Quoi d’autre…. Des gosses. Ca, niveau dilapidation de patrimoine, ça doit y aller : les ribambelles de rejetons bombardés dans l’opulence sans préavis éprouvent généralement la nécessité pathologique de digérer la pesanteur morale de trop lourds héritages dans des trains de vie débordant de décadences oisives extrêmement onéreuses… Ou alors, ils empruntent les traces de leurs géniteurs sur les routes de l’accroissement de fortune en témoignant, du coup, d’une férocité, d’une cruauté, d’un cynisme et d’une amoralité inégalables.
Dans quel camp se rangent les tiens, Bernard ? Merde, raté : Delphine et Antoine siègent au conseil de LVMH, Alexandre est DG de Rimowa, Frédéric de Tag Heuer, et Jean, qui est encore un peu jeune, fait son stage chez Vuitton : il ne faut donc pas chercher de ce côté-là, ils œuvrent tous les cinq tellement fébrilement à grossir le trésor familial que pour Noël dernier, tu les as récompensés, dixit un article de Capital, de 73 millions d’euros chacun (oui oui, chacun).
Ah ça y est, j’ai trouvé : une équipe de foot. Tu as une équipe de foot, Bernard ? Je ne crois pas. Merde.
Allons, (en dehors de faire quelque chose de bien, bien sûr, qui serve à l’humanité toute entière), réfléchissons : qu’est-ce qui pourrait permettre de dilapider de l’argent par millions autant que le foot, et qui donc, justifierait cette soif irrépressible de dividendes sans qu’il ne soit question, simplement, à un moment où à un autre, de te considérer juste comme une sale pompe à merde ? Hmmm….
Attends. Ca y est. J’ai trouvé. La politique, bien sûr.
Tu verses dans la politique, Bernard ? Tiens : t’étais au Fouquet’s avec Nicolas, le soir de son élection. François (le H, pas le M) a inauguré, justement, ta fondation Vuitton, et Manuel tes nouvelles usines Guerlain. Et maintenant, tu es super pote avec Emmanuel et Brigitte (qui a été (aussi) la prof de tes deux derniers fistons). Et ben voilà. Peut-être que tout s’explique, finalement. Peut-être que mon Mystère n’en est pas un. Parce que niveau cramage de pognon, la politique, c’est le podium. Enquête bouclée. Réhabilité, le Bernard.
Attends. Merde. On me dit dans l’oreillette que des comptes de campagne, grosso modo, ça oscille entre 15 et 25 millions d’euros pour les plus gourmands. Chiffres officiels. Même en pensant – raisonnablement - qu’en réalité, ça doit à peu près taper dans le double, si on regarde ce que tu mets sous le sapin pour les enfants, ça reste plutôt petit bras, non ?
Jean* considère que lorsque les mystères sont très malins, ils se cachent dans la lumière : je dois être ébloui par quelque chose.
Finalement, tu sais quoi ? Ne me réponds pas, Bernard. Parce que c’est Albert qui a raison. Celui qui tire la langue et qui met d’horribles pulls à col roulé de prolo. Il dit : « le plus beau sentiment du monde, c’est le sens du mystère. Celui qui n’a jamais connu cette émotion, ses yeux sont fermés. » Comme je suis pauvre et qu’une fois que j’ai payé mes impôts, mon énergie, mes assurances et mes taxes il ne me reste plus que mes yeux pour pleurer, j’aimerai tant qu’à faire qu’ils restent bien ouverts.
Je te quitte avec cette sensation générale que finit par m’inspirer cette réflexion à ton encontre, Bernard, qui se trouve si bien résumée dans le paragraphe qui ouvre le plus beau roman de Joël** :
« Quand le vent vient de l’ouest, ça sent plutôt l’œuf pourri. Quand c’est de l’est qu’il souffle, il y a comme une odeur de souffre qui nous prend à la gorge. Quand il vient du nord, ce sont des fumées noires qui nous arrivent droit dessus. Et quand c’est le vent du sud qui se lève, qu’on n’a pas souvent, heureusement, ça sent vraiment la merde, y’a pas d’autre mot. »

* Jean Giono
**« L’Etourdissement », Joël Egloff – éditions Buchet Chastel     

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