jeudi 3 novembre 2011

C’est le commencement qui est le pire, puis le milieu puis la fin ; à la fin, c’est la fin qui est le pire. (S. Beckett) :::: 20/20

Finir une liste de poèmes avec Charles Baudelaire peut ressembler à du laxisme.


Après s’être efforcé de poster des vers qui n’aient pas déjà été infiniment ressassés, et de le faire sans forfanterie, se retrouver à clôturer l’exercice avec probablement le plus connu d’entre tous les poètes semble ridicule. En même temps, l’hésitation qui m’a parcourue d’en finir avec cette liste par le biais d’un de mes propres poèmes l’était tout autant, si ce n’est plus et pareillement, choisir comme ultime poète un confidentiel aurait ruiné le soin que j’avais pris à ne pas donner dans une forme d’élitisme orgueilleux malgré des recherches précises de vers dont les résonnances pouvaient sembler nouvelles.
C’est qu’en fait, la lecture de « Poèmes Interdits », ouvrage – délicieusement préfacé par Sollers - paru aux éditions Complexe et embelli des illustrations de Gabriel Lefebvre vient de m’apporter quelques faits historiques impressionnants pour tout passionné de lettres, et qu’au fil de cette (re)lecture, je me suis fait surprendre, puis inévitablement happer par le romanesque qui n’a de cesse d’entourer Baudelaire. Le roi des poètes est ainsi : indétrônable.


Le 30 août 1857, Victor Hugo écrit ainsi à Baudelaire : « J’ai reçu, Monsieur, votre lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini : vous venez de le prouver. Vos Fleurs Du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo ! de toutes mes forces, à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète. »
Deux mois auparavant, Charles Baudelaire vient de livrer 1300 exemplaires de son recueil, fruit de seize années de labeur. Il en a déjà, de lui-même, retranché un tiers depuis 55, confiant à sa mère être « épouvanté par l’horreur qu’il allait inspirer ». Le Figaro, en disant de l’ouvrage « Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur » mettra le feu aux poudres, jusqu’à occasionner la saisie des exemplaires à peine deux mois plus tard. Le poète et ses eux éditeurs sont convoqués par la justice.
C’est au tour de Flaubert, lui-même inquiété par ce même Ernest Pinard, Procureur Impérial en charge du réquisitoire contre Les Fleurs du Mal, six mois auparavant au sujet de son « Madame Bovary », de s’étonner : « Ceci est du nouveau : poursuivre un livre de vers ! Jusqu’à présent la magistrature laissait la poésie fort tranquille. Je suis grandement indigné. Donnez-moi des détails sur votre affaire, si cela ne vous embête pas trop et recevez mille poignées de main des plus cordiales. ».
Le jugement, rendu après quelques heures, ordonne la suppression de six pièces (Les Bijoux, Lesbos, Le Léthé, A celle qui est trop gaie, Femmes damnées et Les Métamorphoses du vampire) et condamne le poète à 300 francs d’amende. « L’amende, grossie de frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poètes ! » s’exclamera Baudelaire en faisant appel à l’Impératrice, qui consent finalement à la réduire à 50 francs.
Une nouvelle édition des Fleurs du Mal sera donc imprimée en 1861 sans les six poèmes incriminés, qui paraîtront, isolés, sous le titre « Les Epaves » en 66, en Belgique. La justice française attaquera à nouveau l’éditeur, mais se heurtera à sa domiciliation belge et ne pourra faire valoir sa requête.


Il faudra attendre 1949, soit près d’un siècle, pour qu’un arrêté de la Cour de Cassation annule enfin le jugement de 1857.
Ironie de l’histoire, cette annulation interviendra moins d’un an après l’interdiction du « J’irai cracher sur vos tombes » de Vian.

Voici l’un de ces six poèmes interdits ; ce sera le dernier de cette série de vingt.
Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du Mal lui aussi condamné, en dira : « Les juges ont cru découvrir un sens à la fois sanguinaire et obscène dans les deux dernières stances. La gravité du Recueil excluait de pareilles plaisanteries. Mais venin signifiant spleen ou mélancolie, était une idée trop simple pour des criminalistes. Que leur interprétation syphilitique leur reste sur la conscience. »

Et que l’on me dispense de partager de la poésie pour un temps : l’exercice est par trop difficile.



A celle qui est trop gaie

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poètes
L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J’ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur,
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !

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