lundi 5 mars 2012

Shoegazian Russia



"15 février 1917 :
(...) Notre officier de santé ne me plaît pas. Il n'est pas aimable, tandis qu'Anna Kirillovna est une personne gentille et cultivée. Je m'étonne qu'une femme encore jeune puisse vivre parfaitement seule dans ce tombeau enneigé. Son mari est prisonnier en Allemagne.
Je ne peux m'empêcher de faire mes compliments à celui qui, le premier, a extrait de la morphine d'une tête de pavot. Un authentique bienfaiteur de l'humanité. Sept minutes après la piqûre, la douleur avait cessé. Intéressant : les douleurs se succédaient sans la moindre interruption si bien que j'étouffais positivement, exactement comme si on m'avait enfoncé une pince chauffée à blanc dans le ventre et qu'on avait fourragé. Quatre minutes après la piqûre, je pouvais distinguer les creux et les vagues de douleur.
Il serait excellent que tout médecin ait la possibilité d'expérimenter un grand nombre de médicaments sur lui-même. Sa compréhension de leurs effets en serait tout autre. Après la piqûre, pour la première fois depuis ces derniers mois, j'ai bien dormi, profondément, sans penser à elle, à celle qui m'a trahi."





"19 mars.
Cette nuit, je me suis disputé avec Anna K.
"Dorénavant je ne vous la préparerai plus."
J'ai entrepris de la raisonner :
"Des bêtises, Annoussia. Qu'est-ce que je suis, un petit enfant, ou quoi ?
- Je ne le ferai plus. Vous allez en mourir.
- Bon, comme vous voulez. Comprenez, j'ai mal dans la poitrine !
- Soignez-vous.
- Où ça ?
- Partez en congé. On ne se soigne pas avec de la morphine. Puis après être resté un instant à réfléchir elle a ajouté : Je ne peux me pardonner de vous avoir alors préparé un deuxième flacon.
- Donc comme ça, je suis morphinomane, c'est ça ?
- Parfaitement, vous êtes en train de le devenir.
- Ainsi donc vous n'irez pas faire la préparation.
- Non."

Là pour la première fois j'ai découvert en moi la capacité déplaisante de me mettre en fureur et surtout de crier après les gens lorsque j'ai tort.
En fait, cela n'a pas été immédiat. Je suis allé dans la chambre à coucher. J'ai jeté un coup d'oeil. Il restait un petit peu de liquide qui bougeait au fond du flacon. Je l'ai aspiré dans la seringue - un quart à peine. J'ai jeté par terre la seringue, il s'en est fallu de peu qu'elle ne se casse et j'ai été pris de tremblements. Je l'ai ramassée avec précaution, je l'ai examinée, pas la moindre fêlure. Je suis resté assis dans la chambre près de vingt minutes. Je suis sorti, elle n'était pas là.
Elle était partie."



"19 novembre.
Vomissements. C'est mauvais.
Ma conversation nocturne avec Anna le 21.
Anna. - L'officier de santé est au courant.
Moi. - Vraiment ? Tant pis. Aucune importance.
Anna. - Si tu ne pars pas d'ici pour aller à la ville, je me pends. Tu entends ? Regarde tes mains, regarde-les.
Moi. - Elles tremblent un peu. Cela ne m'empêche en rien de travailler.
Anna. - Mais regarde-les, elles seont transparentes, voyons. La peau sur les os... Regarde un peu ton visage... Ecoute, Sérioja, pars, je t'en conjure, va-t-en...
Moi. - Et toi ?
Anna. - Pars. Pars. Tu es en train de te tuer.
Moi. - Comme tu y vas, dis. Mais c'est vrai que je ne comprends pas moi-même pourquoi je me suis si vite affaibli ? Car cela ne fait même pas un an que je suis malade. Apparemment, c'est affaire de constitution.
Anna. (triste) - Qu'est-ce qui pourrait te ramener à la vie ? Peut-être ton Amnéris, ta femme ?
Moi. - Oh, non. Tranquilise-toi. Merci à la morphine qui m'en a délivrée. A sa place, j'ai la morphine.
Anna. - Ah mon Dieu... Que puis-je faire ?

Je pensais que les femmes comme cette Anna n'existaient que dans les romans. Et si je guéris un jour, j'unirai à jamais ma destinée à la sienne. Puisse-t-il ne pas revenir d'Allemagne, l'autre."



"Morfü" ("Morphine"), de Mikhaïl Boulgakov, l'auteur du "Maître et Marguerite", paraît pour la première fois sous forme de roman avec pour titre "La Maladie" en 1921; Boulgakov récupèrera le manuscrit pour le détruire avant de le refaire paraître en 1927 sous une forme définitive bien plus courte dans laquelle il raconte, via le déroulé d'un journal intime, la progressive intoxication par la morphine d'un médecin de campagne qui finit par se suicider.

"Psychocandy" est un album du groupe "The Jesus and Mary Chain" paru en 1985

"The Serpent's Egg" est un album du groupe "Dead Can Dance" paru en 1988.

"Loveless" est un album du groupe "My Bloody Valentine" paru en 1991

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire