jeudi 1 mars 2012

Spleen & Ideal



Alors je suis monté par le sentier escarpé en quittant la route, j’ai longé ce champ en pente raide et les arbustes aux branches tordues ont accroché mes manches, la terre s’est mise à se dérober sous mes pieds mais je continuais à appuyer sur mes cuisses le souffle court, le cœur gonflé d’orgueil, la chaleur m’obligeant à ôter l’hideuse polaire bleu gasoil peluchée et diablement confortable que j’enfile quand je n’ai pas envie de paraître beau. Deux fois j’ai rebroussé chemin après m’être engagé dans un raidillon sans issue mais j’ai continué même si je me sentais fatigué, là haut il y avait cette ruine et j’avais passé trop de temps à la regarder depuis la plaine scintiller sur le faîte de la colline. A la fin il a fallu que j’escalade les rigoles creusées par la pluie pour couper les derniers lacets du chemin, j’étais si nerveux et si impatient et si fatigué que marcher m’ennuyait, je voulais arriver c’est tout. Je ne voyais plus le haut de la colline donc quand j’ai débouché sur le plateau ça m’a coupé le souffle mais je n’ai pas pu m’arrêter pour autant, je me suis mis à marcher les jambes flageolantes jusqu’à la masse effondrée qui se dressait devait moi comme un ziggourat oublié traversé par le soleil et je l’ai dépassée sans trop la regarder parce que partout autour des choses émergeaient et que je cherchais un endroit pour m’arrêter tout en toisant la vieille souche d’arbre droite et épaisse dressée comme un charbon calciné, plantée dans le sol d’herbe rase comme un totem. Pour mieux voir l’étonnante esplanade oblongue entre trois grands buissons revêches et acérés en plein milieu de laquelle un amoncellement de pierres en cercle prises à la ruine déterminaient l’emplacement d’un feu j’ai longé les trois volumes de la bâtisse tous à ciel ouvert face à la lumière terrible de l’après-midi où plus rien ne peut être avec la même certitude. Devant le ciel uniformément bleu j’ai péniblement dépassé le vieux matelas éjecté à quelques mètres de ce qui restait de la porte d’entrée affaissée et soudain tourné la tête vers la gauche pour découvrir la plaine s’étendre en contrebas comme un jouet en aplat graisseux étalé à la spatule, plein d’ocres et de siennes. Tout en sentant le vent de février glisser dans mes cheveux sales je me suis approché de l’aplomb et la ruine respirait dans mon dos comme un animal et je me suis décidé. Assis sur un bouquet de végétaux piquants et secs qui m’ont transpercé le cul puis les doigts quand je me suis relevé, j’ai sucé une minuscule perle de sang incisive à la tête de l’index de ma main droite et après je me suis décalé d’un pas puis je me suis rassis et le soleil m’a percé l’œil droit jusqu’à le rendre défectueux pendant de longues minutes et c’était alors parfait, vide, haut, haletant et j’étais gorgé de colère ou de remords, que sais-je, et il n’y avait que le bruit des branches nues se frottant les unes contre les autres sous les poussées du vent, un bruit brun inhabituel qu’il fallait s’approprier pour arrêter de se retourner vers la masure morte en croyant que quelqu’un venait, car il n’y avait personne. J’ai enserré mes jambes dans mes bras et j’ai regardé en bas il y avait une fourgonnette qui fumait dans un virage puis je me suis allongé avec un coude en travers des yeux pour ne pas m’occuper des insectes qui étaient tout de suite venus se poser sur mes chaussures et le bas de mes pantalons avant de me laisser flotter sans vraiment attendre d’aller mieux même si de l’air inodore pénétrait mes narines comme pour la première fois. Quand je me suis relevé des myriades d’étincelles ont dansé devant mes yeux et le soleil a encore dardé droit parce qu’on était maintenant à la même hauteur et je me suis senti partir dans un tourbillon déséquilibré mais je savais que ça allait passer donc je ne me suis toujours pas levé, je suis resté assis d’une façon bizarre comme un type ayant des hémorroïdes, en essayant d’avaler tout ce qui m’entourait depuis ce promontoire, de la silhouette de la ferme que j’avais quittée tout à l’heure jusqu’à l’unique nuage s’effilochant dans le ciel azur que j’ai fixé droit comme le font les enfant en lisant des silhouettes dans ses lambeaux ouateux, ours debout sur ses pattes arrières contre renard sans cou, aigle étiré terrible qui crache des boules de feu, tout très lent, tout se transformant sans que l’on s’en aperçoive, l’ours devenant aigle, renard devenant éclair, bleu autour restant bleu, partout. Quand il m’a semblé qu’un temps suffisamment long s’était écoulé je me suis relevé et j’ai commencé par contourner la bâtisse. Derrière elle, presque à l’abri du soleil ça a été encore quelque chose, tout était pelé et immense il n’y avait plus de déclivité, et pas de maison non plus, pas de toits de hameau surgissant salement derrière une futaie, juste quelques touffes d’arbres secs de ci de là et cette herbe sombre kaki à peine bosselée étendue sur l’horizon comme un tapis de mousse rancie avec des carcasses rouillées de trucs agricoles recouverts de touffes abandonnés régulièrement au milieu de nulle part. Tout plat. Je me suis mis à marcher les bras raides à l’orée de ce paysage m’épiant à contre jour sous des ombres rasantes et j’ai pu cette fois lancer un œil sur les contreforts de la maison écroulée parce que j’étais dans son dos. Un tas de végétaux arides avaient pris possession des murailles comme une lèpre insidieuse, avec des débris de palettes de bois brisées et des choses non identifiables amoncelées vers le bas des parois. Il y avait au sol la trace de la fin du chemin carrossé qui venait s’ourler derrière la construction pour y mourir bêtement et je me suis mis à la suivre à l’envers pour revenir vers l’aplomb du promontoire, au sud-ouest, vers l’escarpement par lequel j’étais arrivé. Là je me suis retourné pour être sûr de bien m’approprier tout d’un coup, que tout devienne instantanément à moi maintenant que la colline entière m’appartenait. La première pièce avait encore un semblant de toit. Une poutre centrale reliait les deux façades et quelques lambourdes distordues pendaient encore à la perpendiculaire en faisant émerger sans peine l’image d’un plafond bas massif. Aucune ouverture sur aucune des quatre faces, seule la porte d’entrée au coffrage en ciment étroit donnant plein sud, avec son linteau de bois pesant affaissé en son milieu, bardé de clous menaçants. A l’intérieur, un chaos de gravats hérissés. La deuxième pièce dans le même unique alignement était plus étroite, tout en longueur, et c’est là que s’était abrité l’indigent. Les traces de sa souillure étaient restées, piteuses, bâche bleue mal ficelée sur des restes de charpente, matelas de guingois posé sur un panneau de porte disjoint, poste radio en plastique noir recouvert de poussière aux panneaux à cassette ouverts sur des mécaniques rouillées et tout un tas de détritus figés sous l’emprise du temps. Tout ça ressemblait à une fuite et j’ai repensé au matelas dehors, que j’ai reconnu sans peine à travers les branchages noirs du plus gros massif, là bas vers la plaine. Au dessus de cette pièce il y avait un autre niveau presque entièrement éboulé sans aucune trace d’escalier ni d’ouverture. Un fenil, peut-être. Enfin, la partie la plus imposante qui venait finir l’ensemble rectiligne, cube pesant aux faîtes assommés recroquevillés la tête dans les épaules à bonne hauteur, serrés de pierres de taille autrefois blanches comme de l’ivoire durcie, ceintes d’un ciment gris-beige laiteux. On pouvait encore voir le découpage de pièces à l’intérieur. Tout était là et je respirais comme un rapace devant l’édifice abattu, toisant son silence minéral du haut de ma chair nerveuse et je n’avais même pas besoin de prononcer la moindre incantation et puis le temps m’aurait manqué et rien de tout cela n’était nécessaire car tout était désormais à moi, le soleil lui-même venait de l’accepter et la terre aussi, et le bout de mon doigt qui piquait encore et la cigarette que j’ai allumée et que je n’ai pas fumée et qui a balancé en vain des volutes inopérantes en direction de l’azur, stupéfaite de sa soudaine médiocrité. Je n’ai pas eu non plus besoin de toucher la moindre pierre ni de tenter de franchir l’un des seuils : ils ne m’intéressaient pas, aucun d’eux, je n’étais plus pénétré, désormais, que par la somptuosité virile et farouche de cet amas de rocs taillés délaissé par d’anciens hommes aux mains atrophiées et calleuses et qui venait de m’être ouvert par les vents de la plaine triste. Je savais, alors, que je ne m’étais pas trompé et je pouvais partir l’âme farouche et l’humeur terrible car tout ceci serait désormais à moi pour l’éternité d’une vie mystique.

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