Parce qu’il faudrait écrire ou dire quelque chose, avoir une sorte de projet qui vienne naturellement remplir quelque chose entre ces quatre murs après ce bout de sieste étrange alors que cela fait des années que je ne dors pas l’après-midi, je me lève un peu abasourdi et m’assois face à l’écran oblong de mon Sony Vaio. Je me bats sans grande illusion au milieu d’un tas de tristesses nues venues se télescoper dans mon esprit, il fait beau dehors, très beau même, mais trop froid à mon goût pour aller balader au musée par exemple. Parce que j’ai eu l’espace d’un très court instant envie de déambuler devant de grandes toiles dans de vastes pièces très hautes et très blanches comme dans mes souvenirs du musée Cantini et qu’après, presque tout de suite, je me suis rappelé que la plupart du temps je m’y suis ennuyé et que je ne pourrai plus, maintenant, me satisfaire du seul plaisir vicié d’avoir la conviction de faire quelque chose de chic tout en m’ennuyant à le faire, alors je décide d’allumer une cigarette sans ouvrir les fenêtres, comme au siècle dernier. J’ai des tas de statues chez moi fabriquées à la chaîne, pour la plupart assez laides. Je les ai toutes achetées il y a longtemps, leur côté exotique étant parvenu aux yeux de ma fin d’adolescence à voiler cet abominable anonymat sérié qui me saute maintenant à la figure dès que je les regarde, maintenant que ma femme ne veut se séparer d’aucune d’elles car toutes lui rappellent quelque chose, d’important ou pas. Il est tout aussi futile que j’essaie à me motiver pour descendre dans le centre ville acheter un de ces pains de glaise qui pèsent lourd dans la mesure où je n’ai pas été capable de produire quoi que ce soit de viable avec mes mains depuis des mois, à commencer par cette petite statuette d’ange que j’ai attaquée un peu avant Noël dans l’idée de l’offrir à ma mère avant de réaliser que je ne parviendrai pas à la finir à temps voire à ne pas la finir du tout, comme beaucoup de ces choses que j’entreprends : j’ai tenté de lui donner plusieurs vies, la transformant en une espèce de bougeoir pour chauffe plat puis attendant qu’elle sèche pour passer plusieurs fins d’après-midi à en gratter les ronds de bosse disgracieux, améliorant vaguement la silhouette générale sans jamais parvenir à dégager de l’ensemble une émotion quelconque, le ratage du départ -une fausseté dans les proportions des jambes et une faiblesse dans l’élan que j’avais voulu donner à la posture par une tension exagérée du cou - refusant obstinément de céder la place à quelque chose de gracieux ou de noble. Je ne l’ai pas jetée non plus ; elle trône sur une des marches d’escalier en bois qui mènent à l’étage bien que je sache depuis quelques jours déjà que je vais m’en débarrasser sans vraiment de gêne malgré le nombre d’heures que j’aurai passées à m’escrimer dessus comme l’autre petite statuette, une reproduction de ces petites poupées japonaises minimalistes aux couleurs criardes dont les enfants raffolent en ce moment que j’avais eu en tête de sculpter plus sauvage, plus authentique, et qui a atterri dans la poubelle de la cuisine entre un emballage de ravioli aux épinards et un fond de litière de cochon d’inde. Finalement, c’est un martien que j’avais grossièrement moulé dans une chute en forme de triangle dans laquelle j’avais enfoncé trois petites aiguilles argentées en guise de pattes et deux punaises en guise d’yeux que j’avais le mieux réussi, car il s’en dégageait un je-ne-sais-quoi d’à la fois drôle et de pathétique. Mais celui-là, ma fille l’a cassé en jouant avec. Je ne souhaite pas peindre non plus car si je m'interroge je réalise n'avoir absolument pas la moindre idée de par quoi démarrer, même si les descriptions détaillées de dessins érotico-porno réalisés dans une sorte de transe paroxystique par l’un des personnages féminins du dernier roman de Paul Auster que je viens de refermer m’ont un instant donné l’envie de prendre un crayon, un très gras de préférence, du genre 6 B, parce que comme la jeune femme paumée du roman, j’ai aussi un peu envie de dessiner ma main mais je me suis rappelé cette fois ces interminables heures de souffrance lors de mes études face aux mystères déroutants des courbures et des volumes fripés des membres humains et j’ai immédiatement renoncé sans même faire semblant d’essayer de conserver cette idée. Hier et ce midi, j’ai passé de longues heures à vernir deux meubles en bois bruts presque neufs et déjà menacés par les éclaboussures d’eau de la salle de bain, ça m’a pris du temps et j’ai pas mal pesté après tout le décorum nécessaire à ce genre d’activité, il arrive d’ailleurs souvent que les acticités manuelles, pour la plupart agréables, se trouvent ruinées par l’installation fastidieuse qu’elles nécessitent et j’ai été souvent du genre à me retrouver épuisé, l’envie initiale de m’adonner à quelque chose définitivement émoussée par l’effort qu’il m’avait fallu fournir pour installer tout le matériel nécessaire, si bien que la tentative était déjà vouée à l’échec avant même que je n’aie entamé le vrai fond du problème. Ayant cette fois passé l’épreuve de l’agencement de mon lieu de travail avec brio, j’ai reproduit durant deux jours une sorte de geste mécanique à l’aide d’un pinceau d’ouvrier à l’empennage dépourvu de la moindre élégance sur des angles de bois usinés, noyé dans la virulence sauvage d’odeurs perfides de vernis et de white spirit, veillant à ne pas asperger le carrelage de grès blanc de la salle de bain sur lequel j’avais entassé quelques feuilles de journal, comme ça, en ne pensant à rien de spécial, rien n’ayant la moindre chance de ressembler à une mise en danger, rien ne faisant balancer au dessus de ma tête le spectre d’un ratage ou n’étant susceptible de me confronter à l’évidence d’une certaine médiocrité dans le résultat final. Au moment de ranger le tout, lorsque chacun des deux meubles a été enfin recouvert de ses deux couches de V33 "acajou ciré", je n’ai inversement pas réussi à venir à bout du chantier : un vieux chiffon imbibé ainsi qu’une feuille de journal souillée pliée en quatre trônent donc encore devant ma baignoire. En cela, l’ordinateur est un objet particulièrement séduisant : il n’y a aucun effort à fournir, rien à agencer avant ni à ranger après, on l’ouvre, on l’utilise après avoir encodé un mot de passe de quelques caractères à peine, et l’on peut immédiatement s’atteler à quelque chose quasiment dans l’instant qui succède à l’idée de cette chose, sans compter que la destruction d’un résultat éventuellement décevant n’impliquera quasiment rien d’autre, affectivement, qu’une nouvelle pression sur un autre bouton et la vague sensation d’avoir juste gâché un peu de temps de vie, ce dont je me remets souvent assez aisément. La deuxième cigarette que j’ai fumée m’a un peu dégoûté, mais je l’ai soigneusement sucée jusqu’au filtre tout en cherchant des tirages photo de Sutkus que je ne connaissais pas encore sur le net. J’ai regardé l’heure à plusieurs reprises sur la kyrielle de cadrans à cristaux liquides qui clignotent dans mon salon et dont aucun n’affiche jamais la même minute, même si un jour de faiblesse émotionnelle on décide de s’acharner à les régler les uns après les autres en guettant le cadran précédent jusqu’au moment fatidique où un nouveau chiffre s’y affiche pour faire apparaître sur un autre cadran un chiffre parfaitement identique : le temps est ainsi fait qu’on ne pourra jamais parvenir à aligner toutes ces machines exactement sur la même temporisation. Au bout d’un certain temps, toutes reprendront invisiblement leur liberté propre pour afficher une heure individuelle, quoi qu’on ait essayé de faire, car toutes ces machines nous rient silencieusement au nez depuis déjà de longues décennies. Enfermé dans un arrêt spatio-temporel sans douleur, je vis. Sur la fenêtre qui me fait face, des pastilles de gélatine colorées en forme d’étoile penchent sans ordonnance, encore un peu gluantes. Un billet de vingt euros est fiché à l’envers dans la fente d’un vide-poche de bureau en plastique vert. La vie est un chapelet de minutes.
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