Les enfants des villes perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils passent à côté de sans abris qui installent des cartons sur un banc public pendant qu’ils regagnent leur maison après avoir fait les courses. Les enfants des champs perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils assistent à la mort d’une jument mettant bas un poulain mort-né. Les enfants des villes habitent de petits appartements soigneusement décorés dont les fenêtres donnent sur des rues saturées de voitures ; les enfants des champs de grandes bâtisses inconfortables aux vérandas ouvertes sur des horizons d’arbres. Les enfants des villes crachotent la fumée insidieuse de flots de véhicules ininterrompus les jours de pluie. Les enfants des champs toussent la fumée de machines agricoles phénoménales sur lesquelles ils grimpent à califourchon en plein soleil. Les enfants des villes devinent les mystères du sexe sur les devantures de kiosques à journaux ou en voyant des femmes laides à demi-nues arpenter un trottoir. Les enfants des champs abordent la crudité du sexe devant les clapiers, en se penchant sous un étalon ou en assistant à une insémination de vache. Les enfants des villes connaissent beaucoup de jeux pervers et drôles. Les enfants des champs adorent y jouer. Les enfants des villes doivent donner une main pour arpenter des trottoirs insalubres. Les enfants des champs disparaissent pour la demi-journée dans des bois environnants. Les enfants des villes prennent la voiture pour regagner une piste cyclable embouteillée, un casque aux couleurs criardes enfoncé de guingois sur la tête. Les enfants des champs jettent leur bicyclette au bord d’un fossé de route nationale pour aller ramasser un chouette bâton d’un mètre cinquante. Les enfants des villes savent se méfier des hommes. Les enfants des champs savent se méfier des jars. Les enfants des villes jouent avec de petits chiens inquiets sur un canapé d’angle. Les enfants des champs repoussent virilement les assauts de gros chiens babineux à l’odeur fauve. Les enfants des villes se font attacher à l’arrière de petites voitures rutilantes pour bailler derrière une vitre dans d’interminables embouteillages. Les enfants des champs grimpent à l’avant de monospaces boueux pour cahoter sur des chemins rejoignant des nationales vides. Les enfants des villes s’entassent dans le vacarme en se disputant les trois balançoires d’un jardin public entouré de grilles et de voitures arrêtées aux feux rouge. Les enfants des champs s’ennuient entre frères et se disputent sur des portiques de jardin mal arrimés. Les enfants des villes prennent des bus ahanant pour regagner d’immenses piscines résonnantes à l’eau tiède javellisée dans laquelle ils s’essoufflent la tête engoncée dans des bonnets en plastique. Les enfants des champs pédalent jusqu’à une rivière glacée dans laquelle ils sautent inconsciemment entre deux rochers sans enlever leur bermuda. Les enfants des villes ont des grands-parents trop bien coiffés chez lesquels ils s’ennuient en pantalon de velours dans des salons à l’air saturé dans la lumière usante d’abat-jours orange. Les enfants des champs ont des grands-parents revêches qui les chassent d’une maison surchauffée vers l’air glacial de l’hiver pour allumer une télé cachée dans un meuble en bois. Les enfants des villes entassent des jouets inutiles dans des corridors d’entrée à l’éclairage cru et dans des placards garnis de bacs en plastique. Les enfants des champs abandonnent des jouets inutiles sur le sol de parvis à auvent et dans des coffres fabriqués dans un atelier. Les enfants des villes attirent l’attention d’animaux captifs qu’ils veulent posséder en tapant stupidement avec le doigt contre des vitrines épaisses. Les enfants des champs touchent avec une curiosité teintée de dégoût des animaux morts ensanglantés avant des les retrouver dans leur assiette. Les enfants des villes trouvent des fois leur papa rigolo. Les enfants des champs savent qu’il est bourré. Les enfants des villes sont précieux, apprêtés, dédaigneux et capricieux. Les enfants des champs sont laids, farouches, colériques et leurs yeux brillent vite. Les enfants des villes ont les pieds tordus. Les enfants des champs ont les oreilles décollées. Les enfants des villes ont des grands-pères qui conduisent des voitures de luxe à l’intérieur minutieux et aux ailes rutilantes. Les enfants des champs ont des grands-pères qui conduisent d’énormes tracteurs verts aux roues démesurément craquelées. Les enfants des villes ont des scooters qui font des bruits de crécelle sur lesquels ils se déplacent à deux, ceux des champs, des motos qui font des bruits de tondeuse qu’ils se prêtent à tour de rôle. Les enfants des villes grimacent en trempant le bout des lèvres dans une flûte sous le regard réprobateur de leur mère. Les enfants des champs se passent la langue avec un sourire mi-figue mi-raisin après avoir bu une gorgée de bière devant un père hilare. Les enfants des villes observent les animaux avec méfiance. Les enfants des champs les frappent. Les enfants des villes ont le teint pâle, des écharpes et une toux persistante. Les enfants des champs se promènent en polaire élimée, le nez morveux et les oreilles écarlates. Les enfants des villes viennent souvent loger près de chez les enfants des champs pour les vacances. Pourtant, les enfants des champs ne viennent que très rarement en ville loger près de chez les enfants des villes, qui, de toutes façons, les ignoreraient. C’est dommage, parce que les enfants des villes adorent les enfants des champs, et les enfants des champs adorent les enfants des villes.
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