Je ne veux plus être cultivé. Tout m’emmerde. Je veux pouvoir continuer à lire des livres après avoir déambulé au milieu de rayonnages minables au lieu de me retrouver à compiler en catimini des listes d’incontournables livres à lire prescrits par d’incontournables écrivains de beaux livres que j’ai lu, que je ne parviens jamais ni à honorer, ni à aimer. Je n’éprouve aucun plaisir à discuter littérature avec un libraire et je bénis ce temps moribond des temples culturels décriés où les livres sont en libre service sur des linéaires interminables rangés par ordre alphabétique. Libre service. N’aller solliciter un interlocuteur que pour situer la bonne rangée, au bon étage. Le remercier et le regarder repartir et attendre qu’il ait tourné dans un autre rayonnage pour prendre le livre qu’il nous a indiqué, parce que c’est dérangeant de choisir un livre qui a été recommandé par un fantôme cafardeux.
Mais les temples culturels aux plafonds de néons ferment, absorbés par les cathédrales de la nourriture et des vêtements qui elles, ne consacrent plus aux livres qu’une colonne cartonnée longiligne décorée d’ersatz dactylographiés par des présentateurs tv. Je ne veux pas retourner chez l’émouvant libraire qui range la solitude de ses livres avec sentiment. Rien que de penser à devoir chercher un libraire dont la librairie est suffisamment grande et dédaléenne pour qu’il me foute la paix, et où il faudra quoi qu’il en soit passer suffisamment de temps pour comprendre par quel filtre bizarre ont été passés tous ces ouvrages pour y être présentés de façon aussi inexplicable, me désole. Perdre tout ce temps précieux et accepter cet ironique paradoxe de la librairie qui consomme le temps de lecture arraché à la vie du siècle en temps socio- idéaliste, puis en temps de recherche aléatoire, ce qui fait qu’on en sort avec des livres plus beau, plus précis et plus ambitieux, mais sans plus de temps pour les lire ; pensée émue pour les temples culturels dont on sort dans le quart d’heure un livre moche à la main. Heureusement qu’on peut encore trouver beaucoup de livres sans les chercher, les meilleurs d’entre tous au hasard de déambulations dans des maisons de locations. Je rêve de constituer une bibliothèque composée de livres « empruntés » dans des maisons de location, sans qu’aucun autre thème ni méthode de rangement autre que l’ordre dans lequel ils ont été collectés n’y fasse loi. Ce serait un temple dédié au hasard et à l’odeur et là, j’aimerai probablement à nouveau y être un intellectuel cultivé. Je deviendrai alors libraire et je guetterai de l’œil les gens qui passeraient ma porte en m’empêchant d’aller leur parler pour ne pas passer pour un organisme vivant en terrible manque de compréhension, ce qui me rendrait totalement irritant. Mais je ne loue pas assez de maison pour ça.
Je veux revendiquer lire très régulièrement mon « histoire illustrée de la philosophie » de chez France Loisirs et n’y comprendre toujours que très peu de choses, lire Mishima et n’y comprendre rien non plus, lui et tant d’autres. Qu’à force de lire du néo roman américain et de la contreculture il m’est devenu très difficile de lire quoi que ce soit d’autre, jusqu’à ce que ce que j’ai fini par considérer comme « classiques » rien d’autre que des classiques de contreculture, que je contrebalance de temps à autre, un peu à regret, avec des ovnis contemporains. Je veux aussi continuer à avoir la flemme d’aller au musée et donc de ne m’y rendre qu’une fois par décennie, sans choisir particulièrement l’évènement, juste le musée ; le jour et l’heure où je risque d’y croiser le moins de monde possible. J’irai de moins en moins parce que je préfère regarder des œuvres d’art dans les pages de grands livres lourds sur les œuvres d’art que j’ai eu tant de mal à caler dans ma bibliothèque, ou maintenant qu’il y a l’internet, en cherchant sur Google, ce qui est totalement immoral d’un point de vue culturel mais très délassant d’un point de vue sociologique. Finalement, je peux dire que je porte davantage d’intérêt à l’histoire de l’art qu’à l’Art lui-même qui m’emmerde, à l’histoire qu’à l’histoire de l’art qui m’emmerde, et à l’anecdote qu’à l’histoire qui finit par m’emmerder, parce que je ne suis plus en capacité d’être debout dans un lieu et de me gratter le menton devant un tableau sous l’œil torve d’un autre être vivant qui cherche dans ma réaction ce qui clocherait dans la sienne. Je n’ai plus envie de me lancer à l’encontre de choses neuves et décevantes, ni même de choses neuves et attrayantes. Je renonce à être curieux, tiens. Voilà. Je veux me faire tranquillement à l’idée de beaucoup moins m’émouvoir, puis de m’émouvoir pour des choses connes. Je continuerai à affronter avec le plus grand désespoir mon reflet dans un miroir mais désormais sans m’arrêter pour me demander à moi-même silencieusement ce que je pense de cette tragédie. Je ferai gentiment avec. Je vais même arrêter de me contredire avec véhémence pour commencer à me contredire avec agacement. Je renonce à côtoyer des gens brillants parce que je sens que ma vue baisse. Je me fierai donc à ma propre indigence. Je regarderai de jolies femmes avec désir mais sans plus de concupiscence, et je haïrai les gens talentueux comme je l’ai toujours fait mais désormais, je le ferai de loin, en regardant mon ancienne beauté bizarre dégénérer en laideur commune tout en m’emmerdant au chaud d’une solitude blasée de névroses banales. Tiens, je ne vais plus essayer de ne pas avoir de regrets tant j’en ai ma claque de courir après des angoisses de n’avoir-pas-fait. Je vais rater en souplesse. Je vais me fâcher avec des gens, avec pleins. Je ne veux plus être cultivé : je veux mépriser des tas de gens sans plus passer par la nécessité de me sentir mieux qu’eux. Je veux lire pour rien. Je veux m’empêcher de dormir comme avant, mais maintenant, par ennui, plus jamais par urgence. Je veux même m’arrêter de boire avant d’être ivre et être seulement fatigué, et trouver ça infect. Je ne veux plus être cultivé, je veux être cultuel. Si je pouvais je serai même bigot, mais ça, je n’y arriverai pas. Je veux adorer tranquillement des dieux incompréhensibles expliqués par les mots impénétrables de gens cultivés que je ne comprends pas, dans le plus grand paganisme, dans le plus affreux hédonisme. Je tends à la médiocrité comme on rêve de confort et d’argent, vautré dans la plus consternante évidence. Vétéran du mensonge intellectuel obsédant, je veux mon fauteuil roulant et les revendications d’abandon qui vont avec, mes souvenirs putrides de courage et le respect des plus jeunes qui sont d’une affligeante bêtise. Mais je ne veux pas être vieux pour autant. Je veux juste être quelque chose, merde. Et tout me fait tellement chier que ça en est surprenant, et que je suis déjà prêt à revenir sur mes pas. Tiens, je veux tourner en rond, mais avec le sourire. Ou même sans sourire, après tout. L’esprit de l’humour, et surtout celui de l’humour noir, c’est un truc de gens cultivés. Et je vais même me brosser les dents à la brosse à dents électrique.
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