mardi 3 septembre 2013

Tortilla Flat.

La plupart d’entre nous profite de l’été pour lire.
C’est les vacances.
L’esprit est reposé, le temps s’écoule autrement, on peut tourner des pages dans la chaleur du début des après-midi.
Moi, je n’ai pas ouvert un livre de tout l’été. Je ne sais pas si c’est une coïncidence, mais ma femme s’est plaint de ce que nous n’avions pas fait une seule photo non plus.
Forcément, quand j’ai fini par en ouvrir un sitôt que les vacances ont été déclarées achevées, j’ai fondu aussi sûrement qu’un carré de beurre jeté au fond d’une cocotte. Il faut dire que je venais d’ouvrir quelque chose.

« Certains auteurs de l’Amérique du Nord disposent d’un secret impénétrable.
Ils ne décrivent jamais l’altitude et la démarche intérieures de leurs personnages. Ils n’indiquent pas les ressorts qui déterminent leurs actes. Ils évitent même de les faire penser.
« Voilà ce qu’a fait cet homme ou cette femme. Et voilà leurs propos. Le reste n’est pas votre affaire. Ni la mienne », semblent-ils dirent au lecteur.
Une approche aussi superficielle en apparence devrait, logiquement, exclure toute perception profonde des êtres et, en eux, tout cheminement spirituel. Ils ne devraient pas avoir de substance, de densité humaine, de vérité.
Or, - et c’est là le mystère – ils vivent tous avec une intensité et une intégrité merveilleuses. Avec leur poids de chair. Avec le mouvement du cœur et les reflets de l’âme.
L’écrivain s’est borné à reproduire les contours les plus simples, à répéter des paroles banales et vulgaires. Et à travers cette indigence, cette négligence barbares, il accomplit le miracle.
Tirés du néant au sein duquel elles reposaient avant qu’il eût pensé à elles, ses créatures, tout à coup, existent. On sent leur souffle et leur présence. Elles s’imposent. Elles obsèdent. Le sang le plus authentique les anime.
Et ce que l’auteur ne s’est pas soucié de faire savoir à leur sujet nous le devinons, nous en prenons une certitude intuitive.
Un art singulier nous conduit à combler les vides et les blancs du dessin. Nous achevons le travail du romancier. Nous complétons le canevas. Nous remplissons la trame.
Le livre une fois fermé, ses personnages sont passés en nous, pas seulement avec leurs visages, leurs épaules, leurs rires, leurs gémissements et leurs meurtres, mais avec leur identité la plus secrète, leur plus souterraine vérité.
Le récit de Steinbeck vient s’ajouter à cette série magique. Rien de plus pauvre comme moyens. Rien de plus brutal comme ton… Les dialogues forment la plus grande partie de l’ouvrage et les mêmes mots éculés y reviennent sans cesse. (…) Tout baigne dans la mélancolie, le drame ample et triste. Et dans la poésie. La prairie sauvage et le rêve le plus humble, le plus tendre, vivent dans ces vagabonds, dans ces brutes mal détachées de l’animal et de la terre. Le grand vent, la grande plaine, la grande pluie et les grandes tristesses circulent autour d’eux.
Et quand (l’aventure se défait), une admiration profonde et stupéfaite se lève pour l’auteur qui, en si peu de pages, avec des mots si simples et sans rien expliquer, a fait vivre si loin, si profondément et si fort. »

   Ainsi Joseph Kessel préfaçait-il avec tant d’émotion « Mice and Men », deux années après que « Tortilla Flat » ne paraisse en 1935, immédiatement rangé par les critiques aux côtés du « February Hill » (« Hivers sur la colline » en français) de Victoria Lincoln paru l’année précédente, du seul fait que les deux romans traitaient « nouvellement », avec un même cynisme amusé, l’innocence impudique de leurs héros respectifs.
« Le succès de Tortilla Flat fût tel que Hollywood s’en assura les droits d’adaptation, et Steinbeck s’enfuit au Mexique pour se soustraire à une publicité que sa modestie redoutait » relate Maurice-Edgar Coindreau (illustrissime traducteur qui introduit en France auprès de Gallimard non seulement Steinbeck, mais aussi Faulkner, Capote ou encore Hemingway…). Le film ne se fait finalement pas, et Steinbeck peut revenir plus ou moins tranquillement au pays, précédé cette fois d’une excellente réputation.
L’auteur en est en fait à son quatrième roman, si l’on s’en tient à ceux publiés : trois manuscrits précédents, hélas détruits, n’eurent jamais trouvé acquéreur auparavant. A la sortie de « Tortilla Flat », Steinbeck affiche déjà une vie tout en mouvement : il se sépare d’une enfance passée à lire selon sa propre fantaisie plus souvent sur les planches des ranches d’une bourgade de Californie que sur les bancs de son école, en embarquant pour New York. « C’est ensuite toute la variété que New York peut offrir aux esprits qui aiment l’aventure » qui s’offre à lui, jusqu’à son premier roman (« Cup of Gold ») qui s’écrit dans la solitude d’un boulot de gardiennage pris à l’occasion de son retour au pays. Marié, il repart aussitôt s’installer au sein d’une colonie d’artiste basée à Carmel sur la côte pacifique, où il écrit deux nouveaux romans avant que « Tortilla Flat » ne le fasse définitivement sortir de l’ombre ; si ses origines allemandes lui ont conféré un physique vigoureux, il doit à ses racines irlandaises humour, goût du mystère et de la poésie : ce mélange a bâti un homme sauvage, peu enclin aux mondanités et à la publicité, qui s’enfuira à chaque fois que l’on tentera de le célébrer d’une façon ou d’une autre, y compris après le phénoménal succès de « Mice and Men ».
« Tortilla Flat », écrit dans le climat doucereux de Carmel, situe l’action à quelques pas de là, dans le petit port de Monterey (le même qui accueillera, trente deux ans plus tard, l’un des plus mythiques festivals de musique pop de tous les temps) ; il libère définitivement Steinbeck de ce romantisme druidique ayant marqué ses précédents ouvrages, ouvrant la voie à un humour féroce et grivois pouvant sembler dédaigner la morale la plus élémentaire bien qu’il ne s’agisse, en réalité, du plus parfait exemple de ce que Steinbeck s’évertuera à écrire. Il en dira lui-même : « … La racaille littéraire a considéré mes personnages avec la basse sottise de duchesses qui s’amusent des paysans et les plaignent. Ces histoires sont publiées, je ne puis les reprendre, mais je ne soumettrai plus jamais au contact dégradant des gens décents, ces braves êtres faits de rires et de bonté, d’érotisme honnête et de regards francs, de courtoisie bien supérieure à toutes les politesses. ».

Je laisse une fois de plus le soin à Maurice-Edgar Coindreau de conclure autour de John Steinbeck : « Sa poésie n’éclate pas, comme celle de Faulkner, en formules magiques, en cascades d’images rutilantes et farouches. Elle est d’une nature plus franche, plus délicate et plus intime aussi, et beaucoup plus loyale. (…) Et la fin de ses rêves est toujours une désillusion (bien que) jamais il ne manque de laisser entrevoir, à travers un idéalisme vivace, encore qu’éternellement blessé, une tendresse de bon Samaritain envers ses compagnons de misère et de rêve dans cette vallée de larmes. »

Si tout cela n’a pas suffi à vous faire vous ruer sur « Tortilla Flat », véritable grenade de désamorçage à la langueur insidieuse de cette rentrée laborieuse et grimaçante marquant le glas d’un délicieux été, voilà, pour achever mon propos, une série d’extraits qui terrasseraient, comment pourrait-il en être autrement, le plus intransigeant des lecteurs.



« Le matin ensoleillé, c’est le temps de la joie paisible. Quand la rosée scintille sur les herbes, chaque feuille porte un joyau merveilleux, quand même il n’est pas de très grand prix. Ce n’est pas le moment de se hâter, ni de se bousculer. Les pensées sont lentes, profondes, dorées, le matin.
Pablo et Pilon, dans leurs blue-jeans et leurs chemises bleues, allaient de compagnie dans le ravin derrière la maison et, peu d’instants plus tard, revenaient s’asseoir sur le perron. (…) Seuls s’agitaient les doigts de pieds sur les planches tièdes, quand une mouche venait s’y poser.
- Si chaque goutte de rosée était un diamant, nous serions riches, dit Pablo. Nous serions ivres toute notre vie.
Mais Pilon, affligé pour ses péchés d’un esprit réaliste, corrigea :
- Alors, tout le monde aurait beaucoup trop de diamants, et ils perdraient toute valeur. Mais le vin coûte toujours de l’argent. Si seulement il pouvait pleuvoir du vin maintenant, pour toute une journée, et si nous avions un bon réservoir pour le stocker !
- Mais du bon vin, interrompit Pablo, pas de l’eau de vaisselle comme tu en as rapporté la dernière fois.
- Je ne l’avais pas payé. Quelqu’un l’avait caché dans l’herbe, derrière la salle de danse. Que peut-on espérer d’un vin trouvé ? »

« L’après-midi s’installa avec autant de discrétion que l’âge chez un homme heureux. Un peu d’or se mêla à la lumière du soleil. La baie prit une teinte bleue plus intense et se couvrit de courtes lames, soulevées par le vent de la terre. Les pêcheurs solitaires, qui se figurent que le poisson mord à marée haute, abandonnèrent leur rocher et furent remplacés par d’autres pêcheurs convaincus que le poisson mord à marée basse.
A trois heures, le vent tourna et se mit à souffler du large, apportant avec lui toutes sortes d’odeurs de varech. Dans les terrains vagues de Monterey, les raccommodeurs de filets posèrent leurs navettes et roulèrent une cigarette. Des dames grasses, dont le regard reflétait cette sagesse et cette lassitude qu’on rencontre communément dans les yeux des porcs, se laissaient transporter par les rues de la ville, dans des voitures trop puissantes, vers les consommations choisies de l’hôtel del Monte.
Dans Alvarado Street, Hugo Machado, le tailleur, suspendait à la porte de son échoppe une pancarte : « De retour dans cinq minutes », et rentra passer le reste de la journée chez lui. Les pins se balançaient avec une voluptueuse lenteur. Les poules, dans cent poulaillers, se plaignaient de leur sort misérable.
Pilon et Pablo, attardés à l’ombre d’un rosier de Castille chez Torelli, buvaient du vin rouge et laissaient la paix de l’après-midi les envahir, aussi insensiblement que la barbe envahit une joue. »


« Ils restèrent assis, immobiles, très longtemps. Personne ne prononçait une parole, mais une vague de fureur froide envahissait la pièce et s’y installait en silence. La maison était semblable à un rocher, lorsque le feu de la mèche avance vers la dynamite. »


« - Ma grand-mère a vu la Sainte Vierge, annonça Jésus-Maria. Elle était malade à en mourir et je l’ai entendue crier : « Ohé, je vois la Mère de Dieu. Ohé, ma chère Marie pleine de grâces… »
- Il y a des hommes à qui il est donné de voir des choses, dit Danny. Mon père n’était pas vraiment un homme bon, mais il voyait parfois des saints ; parfois, il voyait des choses vilaines. Il voyait des choses différentes, selon qu’il était bon ou mauvais au moment de la vision. »


« Il est curieux de constater à quel point ils gardèrent leur sang-froid cette nuit-là. Trois heures s’écoulèrent avant qu’on chantât la première chanson obscène. Il était très tard lorsque leurs pensées s’égarèrent vers les femmes légères. Quand leurs esprits furent portés à la bagarre, ils avaient trop sommeil pour se battre. Cette soirée devait rester comme une référence de bonne conduite jusqu’à la fin de leurs jours. »


Allez, à vous, je risquerai de recopier le livre tout entier…



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