lundi 26 janvier 2015

« C’est un garçon sans importance collective : c’est tout juste un individu. » (L.F Céline)

C’était un siècle où tout le monde y allait de son épanchement : l’époque était à la fois foisonnante et putride, comme un champ couvert de fleurs sans bouquet refusant obstinément de faner.
D’innombrables musiciens entamaient d’inexistantes tournées par une date unique rebondissant avec emphase sur la sortie morose d’un inutile album autoproduit jeté en pâture à l’indifférence de sites de partage payants, avec une dette auprès d’un graphiste indépendant lui-même au bord de l’incognito.

A l’aide de prises de vue bâclées, des peintres sans éclat éclaboussaient les écrans individuels de toiles, achetées vierges à prix d’or, qu’ils traversaient de couleurs rabâchées : certains d’entre eux parmi les plus aveugles s’astreignaient à d’humiliantes tournées de galeristes désabusés qui se terminaient invariablement en froissant un unique billet dans une poche arrière de pantalons tâchés devant un magasin de couleurs, caressant l’idée d’une « nouvelle série » à huiler sur le sol inégal de leur location en étage.
D’insupportables photographes numériques étalaient toutes sortes de couchers de soleil inutiles repostés dès leur captation, insérant, le soir, après leur travail abêtissant, des clés USB dans des machines HD pour sélectionner d’abominables clichés dans le vide intersidéral de leurs galeries de miniatures en se questionnant devant un logiciel de retouche gratuit sur la valeur ajoutée de l’option « noir et blanc ».
Tout le monde y allait de son crachat, l’écœurante paillardise de milliers de vies sans désir s’empilant sur la splendeur lente de la nature en éructant d’ennuyeux appels au secours.
Personne ne prêtait plus attention à personne car chacun voulant être écouté, vu, lu, complimenté, repéré et unique, le collectif avait fini par entièrement se déliter en un monceau d’individualités sans attraits toutes dédiées à elles-mêmes. Si d’aventure parmi elles subsistait encore une quelconque vérité, une quelconque aura, elle eût tôt fait d’être étouffée, broyée, reléguée, diluée aussi sûrement qu’une goutte d’eau de mer que l’on aurait délicatement cueillie à partir d’un embrun et que l’on poserait sur la montagne de mousse d’un bain parfumé aux galets auto-fondants Sephora mangue-mandarine.
En tant que primo-auteurs vieillissants, nous n’échappâmes pas à cette déliquescence : en nous rendant à une unique séance de dédicace dans une librairie thématique survivaliste dans l’espoir qu’un égaré accroisse le maigre butin d’un lectorat miséricordieux déjà mobilisé lors d’une campagne de prévente poussive, nous astiquâmes pareillement nos queues vaguement dégonflées d’un ego déjà fatigué de lui-même, fleurs inodores d’un champ sur-cultivé à la terre infertile, en démultipliant les encarts publicitaires numériques comme s’il en allait de l’avenir de la littérature indépendante.
Notre histoire fut celle de tant d’autres : celle de l’art mineur, une anecdotique expression sans principe moteur teintée de souffrances minaudées, d’exaltations de pacotille, d’humour noir humaniste et de cynisme contrit. Les autres ne s’intéresseraient pas plus à nous que nous ne nous étions intéressés à eux : nous n’aspirions plus, chacun de nous, qu’à dévorer de l’intérieur ce qu’il restait de nous-mêmes, une vague bouillie dégueulasse, un amalgame éteint d’anciennes brillances décaties.  
Nous étions du siècle de l’art gratuit non plus parce que l’Art était Gratuit, mais parce que le nôtre l’était. Nous tuions l’Art aussi sûrement que le silence, les arbres et les grands fonds marins.

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