Y’a des types et des filles, ils font médecine. Ils sont doués,
travailleurs, issus de milieux friqués, ils passent leurs
années de fac avec des pulls sur les épaules et des soirées Moët, puis ces exorbitants temps d’esclavage en hôpitaux, puis dès
qu’on ne les y oblige plus, y’en a qui
s’arrêtent et qui deviennent de bons ou d’exécrables généralistes, et puis y’a
tous les autres qui savent que s’être autant démené, avoir autant sué, c’est
pas pour se retrouver à soigner des rhumes et des angines. Nan. Pour ça, il
faut avoir deux qualités : aimer les gens, et être modeste. Ou aimer les
gens, et être un peu véreux. Ou aimer les gens, et être un peu dépressif (y’a
beaucoup de généralistes dépressifs, si on remarque bien). Non, ceux qui
continuent, ceux qui se spécialisent, les gens : ils s’en tapent. Enfin,
pas tout à fait : sans eux, ils pourraient pas être professeur de grand-chose.
Mais à partir du moment où ces types et ces filles seront, après avoir à leur
tour quitté le giron de leur formations élitistes respectives, devenus de jeunes
professeurs et de jeunes professeures, on les retrouvera transformés. La mue
sera accomplie : ceux à quoi ils ont aspiré durant toutes ces années de
labeur, tout ce qui les a fait tenir, explose au grand jour clair de cabinets
aux bureaux et fauteuils très spacieux et aux tables de consultations très
réduites : ils font claquer les talons de leurs chaussures ou bottes de
cuir sur des parquets vitrifiés avec l’aplomb de ceux dont le temps est
précieux, ils appellent votre nom comme des examinateurs avant de vous dire
bonjour de cette façon si peu amène mais à laquelle on ne pourra rien
réellement reprocher ; après vous avoir coupé la parole pour exiger
l’information qu’ils demandent parce que les détails qui vous sont importants
n’ont pas d’importance, ils se mettront à vous assommer à l’aide de termes ardus
qui prouveront leur intelligence tout en prouvant votre impuissance, et ils vous
feront clairement sentir illettré et stupide, et plus d’être malade. Quand vous
n’aurez eu d’autre alternative que de reconnaître leur compétence et leur
efficacité (réelles), ils vous pousseront à les régler très vite des sommes
indécentes, plus vite que vous ne le
pouvez à l’aide de silence pesants, parce qu’il vous faut désormais partir
séance tenante, la veste sous le bras, le lacet de chaussure à moitié noué ;
pour ce faire, ils vous précéderont de façon obséquieuse pendant que vous vous
rhabillerez de travers, pour vous dire au revoir de cette façon mielleuse et
paternaliste avant de s’adresser à des secrétaires divorcées noyées d’heures
supplémentaires avec condescendance auxquelles ils vous refileront
sans plus vous regarder. Celles-ci vous feront attendre d’interminables quarts
d’heures pour imprimer des lettres et des ordonnances qui bloquent les
imprimantes et refusent de s’ouvrir sur les écrans, et vous repartirez vidé,
honteux, mais soulagé. Ces gars et ces filles-là, s’ils vous ont jamais aimé, ne
vous aiment plus. Ils aiment leurs silences, leur stress, leur importance, leur
diagnostic, leur rire sûr de lui, leur
élocution glaciale et économe, leurs regards d’en-dessous leurs lunettes ou de
derrière-leur-écran, l’en-tête fournie de leurs cahiers d'ordonnance, leur façon de regarder une
radio, leur pot à stylo et leur cadres grand format bardés de reproductions
d’œuvres d’art contemporaines. Mais ces gars-là et ces filles-là vous soignent.
Quand vous finissez par les trouver après des mois d’errances, de stoïcisme et
d’inconnu, ils vous scannent d’un trait, de leur antipathique laideur humaine, et
localisent avec la froideur d’une machine imbue d’elle-même le fardeau de votre
corps dysfonctionnel. La haine farouche
que vous leur porterez ne pourra ainsi jamais s’exprimer pleinement, votre
reconnaissance servile et apaisée empêchant toute possibilité de les écraser
d’un pamphlet rageur et bien brossé à l’encontre de la vacuité de leur âme, ou
plus prosaïquement, de les inonder d’un court crachat d’injures
particulièrement charretières. Ces gars et ces filles-là sont une sale race de
merde. Une sale indispensable race de merde.
Que n’avons-vous un corps…
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