mercredi 3 août 2011

My own private Idaho ( Part 2 )

Je me suis réveillé d’assez mauvaise humeur à une heure tardive. La matinée est déjà avancée, et pourtant de gros nuages d’un blanc duveteux défilent à grande vitesse vers le sud en travers d’un soleil mordant qui peine à trouver une trouée pour irradier les champs toujours lourds de la pluie de la veille. Je traîne en survêtement devant le bungalow, cigarette à la bouche ; on doit m’entendre tousser à des lieues à la ronde, par-dessus les champs silencieux. Nous avons des visages chiffonnés, comme si nous avions dormi sous une tente de fortune. Une maigre – mais longue – douche plus tard, je me sens mieux. J’ai séché le barbecue en le trimballant au milieu des chardons, puis je suis parti à la recherche de petit bois. Tout est encore si humide que ma mauvaise humeur a refait surface tandis que des nuées de sauterelles décarrent sous chacun de mes pas ; j’ai les chevilles lacérées par ces herbes courtes et dures qui se dressent jusqu’à la rivière, drues et farouches. Plus tard, quand deux flammèches émergent du petit creuset de ferraille dans lequel j’ai amoncelé bois, poignées de paille et morceaux biscornus de charbon de bois, je me sers un verre. Après avoir dégagé une fumée de sioux pendant quinze bonnes minutes, un semblant de feu se met à prendre dans le creuset en tôle et le vent se lève. Le ciel se charge à nouveau mais mon barbecue passe à la vitesse supérieure, pénétré de toutes parts par de grandes rafales tournoyantes. Quelques minutes plus tard, quatre poivrons vert se toisent sur la grille de guingois tout en grimaçant au-dessus des braises.
Nous choisissons de manger dehors, ce qui s’avère être une demi-mauvaise idée. Au milieu d’un repas composé de saucisses, de poivrons grillés, de tomates persillées et du reste de pâtes froides d’hier nappées d’huile d’olive, nous rentrons les uns après les autres récupérer un pull à l’intérieur. Je n’ai toujours pas réussi à chier depuis que je suis arrivé. Ca n’arrange pas mon caractère.
Au milieu de l’après-midi, j’encourage les filles à monter au hameau. La route grimpe sans discontinuité, de petits lacets très raides qui s’enchaînent sur un bitume gris délavé bosselé et creusé d’ornières. Au fur et à mesure qu’on monte vers le col les montagnes se resserrent autour de nous comme un étau ; la route se transforme en goulet étroit parsemé de tunnels creusés à même la roche. Ma femme avoue ne pas se sentir très à l’aise, la petite, elle, hésite entre être blasée et partager mon affection pour cette montée sinueuse au cœur du minéral. L’air s’est raréfié au point que j’en ai vaguement mal à la tête, si bien que j’ai un instant peur d’être assailli par une migraine, mais je m’efforce de ne pas y penser.
Arrivés au hameau, l’ambiance est lourde. Les nuages sont descendus très bas, et le temps reste indécis. Dans un silence gênant, des cris d’animaux retentissent d’un bout à l’autre des maisons qui s’entassent à flanc de montagne. Des hennissements, pour la plupart. Nous nous dirigeons à pied vers le grand enclos boueux qui marque l’entrée du village, où plusieurs chevaux sont attachés à un tronc d’arbre à quelques pas d’un préau. Autour, un gourbi fait de grandes mares odorantes, de fûts de tôle découpés et d’antiques pièces de charrue rouillées fait face à un ancien colombier retapé. Il y a là trois enfants, qui zigzaguent entre les bêtes aux naseaux fumeux.
Une fillette d’une dizaine d’année au visage farouche, vêtue de cette immonde tenue des lads – hautes bottes noires, pantalon d’écuyer sombre maculé de boue et gilet de cuir sans manches – nous accueille assez timidement mais le plus petit, qui doit avoir dans les sept ans, traverse la route pour prendre les choses en main, l’avant-bras droit dans un plâtre rapiécé. Trapu, les cheveux coupés ras, les jambes nues et les pieds enfoncés dans des bottes en plastique à la couleur indéfinissable, il s’avance vers nous d’un pas décidé. Le troisième le suit à quelques pas de distance. Ma fille n’en mène pas large. Le plus grand, celui qui clôture la marche, a l’air le moins dégourdi avec sa tignasse brune et ses grosses joues. Tous les trois pataugent dans la fange puante comme si de rien n’était, et s’égalent en crasse. Après une courte négociation qui nous déleste de cinq euros, nous nous en tirons avec Flamme, une ponette grassouillette aux sabots très écornés et au caractère acariâtre, puis nous partons sur une route de goudron. Nous sommes ici si loin de tout qu’on se croirait à l’étranger, ou au moyen-âge. Les sols fument, des animaux nous toisent l’œil morne, chèvres à la longue barbichette, porcs maigrelets souillés du poitrail à la truffe, coqs et poules décharnés pataugeant entre des engins agricoles à l’abandon, énormes vaches beige couchées sur le flanc dans des champs entiers de terre retournée gorgés d’eau sale, et partout, des chevaux ; dans des stalles branlantes, attachés à des troncs d’arbre, à l’abri dans un hangar, c’est eux qui se hèlent d’un enclos à l’autre, les naseaux frémissants, l’œil nerveux. Je ne connais rien en chevaux mais je me dis qu’ils doivent avoir peur de l’orage, à faire cette gueule hurlante et fumante comme si on allait les emmener à l’abattoir. Malgré tout, il se dégage de cet ilot de résistance montagnarde un sentiment de paix intemporel, de calme placide et puant très rassurant. Un type rougeaud obèse passe dans un vieux break Peugeot défoncé vers une destination inconnue, puis une femme sèche comme un parchemin trimballe des affaires indéfinissables vers une ruelle imprévue qui débouche au détour d’un mur de pierre à demi affaissé. Je me sens un instant horriblement urbain, incapable de m’adapter à ce qui se passe autour de moi, puis j’arrive à m’en foutre. La route est totalement déserte. La ponette, comme toutes les bêtes obligées de traîner des inconnus sur leur dos le long d’un itinéraire dépourvu d’intérêt, renâcle sans relâche et menace trois ou quatre fois d’envoyer valser la petite dans le bas-côté après qu’on l’ait écartée des accotements vers lesquels elle oblique obstinément pour brouter de vieux pissenlits, ou je ne sais quoi. J’ai envie de lui faire mal, donc je la regarde de travers en marchant à hauteur de son mords en observant les mouches qui harcèlent le coin de ses yeux. Ses poils, son crin sont si sales qu’elle en est caparaçonnée de croûtes ; je suis sûr que si je tape dessus, un nuage de poussière sèche va s’échapper comme un pet, avant de nous attirer une nuée d’insectes. Le temps se dégage un court instant. Impossible de dire si ce moment est agréable.
Quand nous reprenons la voiture pour amorcer la descente, un grand vrai rayon de soleil darde enfin sur le bitume. J’ai un peu la sensation de sortir d’un rêve grumeleux peuplé d’animaux et de purin tandis que nous traversons les tunnels de pierre tous feux allumés, et quand enfin nous débouchons sur la départementale, « You Shoot Me All Night Long » d’AC/DC arrive dans l’auto-radio. Alors que j’augmente le volume, ma femme se met curieusement à secouer la tête de façon très détendue, puis ma fille me demande si c’est ça du rock. Merde. Ca doit ressembler à ça, les vacances. Quelque chose comme ça.

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