dimanche 2 octobre 2011

Ratatoum ta ta...

Ils sont à peu près vingt et à eux tous, ils doivent cumuler plus d’un millénaire. Le meneur, un Robert Hue rougeaud, s’est époumoné en battant la mesure d’une seule main et le porte-drapeau, grand échalas penchant à la scoliose menaçante, a tenu à figurer en première ligne, raide et désespérément pompeux comme une justice surannée.

C’est la Fanfare.

Réunie pour la fête œcuménique du patron du quartier, elle a ressuscité une éternité d’après-guerre, par surprise, immuable dans sa boiterie grinçante à la porte de l’église dans un fracas de cuivres emboutis voilà une demi-heure.

Puis l’office a débuté et le silence a regagné la place, comme après un mauvais réveil ; en bas de la volée d’escalier les trois rangs approximatifs se sont disloqués. Cheveux blancs, cheveux gris, cheveux sales et crânes lisses se sont agrégés en bouquets de brocolis décatis empreints de moustaches aux arrondis goudronnés de tabac brun, dans des éclats de chemises blanches et de fanions mal repassés. Du bar d’en face, des regards méfiants s’échangent dans un parfum d’anisette qui flotte dans le virage ; le dimanche prend définitivement son envol dans un éclat de soleil italien et d’odeur de pain. Même le bruit des voitures qui s’engouffrent dans le vallon est devenu familier depuis qu’ils se sont emparés de la placette, en amont de la procession tristounette levant haut une icône de Saint François d’Assise entourée de ses notables pèlerins, et que leur vacarme pétaradant a déversé en quelques accords biaisés un cortège jovial de souvenirs dans l’azur de septembre, ouvrant comme un signal les volets des maisons silencieuses sur des sourires débonnaires, faisant sortir les marchands sur le perron de leur échoppe et accourir les retardataires. Des cigarettes se fument maintenant, solennelles et amidonnées, quand soudain les cloches retentissent à nouveau.

Dans une bouffée de fraîcheur humide qui exhale de l’édifice aux portes soudainement grand ouvertes des relents d’encensoir, une nuée de scouts microscopiques coiffés de bérets pétainistes s’étiole en avant-garde de la foule endimanchée qui plisse les yeux sous l’assaut du zénith. Comme réveillée en sursaut, la fanfare retrouve instinctivement son alignement improbable et dans un succès fracassant, fait de nouveau éclater la parade dans une déferlante de couacs cuivrés et de martèlement de grosse caisse.

Le décor bascule tout aussi promptement : des enfants gavés d’excitation remontent le boulevard au pas de course, rejoignant la foule maigrelette qui s’est pressée en arc de cercle dans le virage. En quelques minutes, on n’aperçoit quasiment plus personne mais le tonnerre pétaradant semble gagner en puissance, galvanisé par ce flux de curieux grossissant : des païens bigarrés surgis d’on ne sait où se pressent autour des fidèles, les scouts virevoltent, et dans un incroyable retour rougeaud vers le passé s’agglutinent vieillards ahuris, poussettes claudicantes, clochards édentés, idiots de village, rombières, costauds rougeauds en débardeur, maîtres d’école, petites filles en rubans pastels, garnements hurleurs jetant des cailloux à la dérobée, chiens errants, agents de police blasés, élus locaux ventripotents et tout ce petit monde, dans un élan de fraternité stérile, communie dans cette dissonance paillarde et débraillée. Et la fête s’installe, adoubée par un soleil claironnant. De grandes ovations se mettent à ponctuer les pauses, tandis que des kyrielles d’enfants ont installé une ronde frénétique au gré des marches d’escalier qui surplombent la scène et que les clients du bar se sont levés, une main en visière. Essoufflés, empourprés, suants, les instrumentistes se sont scindés en trois rangs : les septuagénaires d’en haut, qui tiennent les cors, menacent de s’effondrer sous l’effet des exhortations du meneur entre deux époumonements que l’on ne perçoit presque plus ; au milieu, fiers et gras, les cuivres sexagénaires emmenés par un soliste rutilant crachent à perdre haleine dans les embouchures de leurs trompettes; enfin, en bas, face à la foule, le premier rang à l’âge canonique tangue sous l’effet d’un rythme apoplexique maintenu par miracle par une triplette de tambours équipés de sonotones et d’un duo réjouissant composé d’un joueur de caisse très en retard mais très motivé, et d’un joueur de cymbales aux yeux exorbités dont la machine personnelle semble s’être emballée.

Immuable, défiant le temps comme un sphinx de naphtaline, le porteur de drapeau clôture le rang, le menton tremblant pointé vers le nord dans un salut indéfinissable. Dos à la foule, le meneur, trompette à la bouche, le cou épais roide de sueur, bat irréparablement la mesure de sa main gauche potelée en lançant des regards noirs à qui veut bien les prendre, et l’ensemble, dans une grâce éléphantesque, tambourine un corpus de rythmes martiaux dégénérés dans une liesse universelle et jouissivement stupide.

Le bus prend un virage serré dans l’indifférence générale tout en crachant un apocalyptique nuage de diésel, les scouts se mettent à vendre des calendriers, et comme de petites rivières, des flux de passants se font et se défont en travers de la foule dans la bousculade. Enfin, une sorcière paillarde à la teinture mourante se met à danser avec la grâce d’une ballerine hallucinée, sourire cabossé de chicots offert à une foule goguenarde.

Il est bientôt midi.

« Une nation s’éteint quand elle ne réagit plus aux fanfares ; la décadence est la mort de la trompette. »

Michel Cioran.

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