mardi 28 septembre 2010

Continue, je t'en prie...

Le 28 septembre, Philippe Katerine est invité à rencontrer Bret Easton Ellis dans les locaux de France Culture; provocation géniale ou sincérité bluffante, notre barde national annonce d’entrée n’avoir jamais lu le moindre ouvrage de l’écrivain américain le plus doué de sa génération, avouant simplement trouver chouette la couverture que Grasset a décidé d’imprimer pour son dernier roman, roman que certes on lui a bien remis pour préparer cette rencontre, mais qu’il n’a pas pris le temps de lire, "tout plongé qu’il était dans le dernier Houellebecq".
Parce qu’il est évident, inversement, que Bret Easton Ellis n’aura jamais entendu parler de l’auteur du cultissime « Je vous emmerde ». Ca, ça ne choque à vrai dire personne.
Philippe Blanchard, dit "Katerine", a bien fini par réussir à percer les murailles de la notoriété française avec un album roulé sous les aisselles du mercenaire Gonzales, avoir dans la foulée tenté de surfer sur cette soudaine réussite avec une idiotie médiocre singée aux côtés de l’increvable Arielle Dombasle, et là, revenir avec un album rappelant vaguement ses premières amours « easy listening » scato-provoc, tout ça n’est pas vraiment suffisant pour atteindre les oreilles du géniteur de Sean et Patrick Bateman
Alors on est tenté de se dire que, quitte à se savoir dès le départ empêtré dans ce criant déséquilibre, notre gaulois aura tenté ce que lui seul peut faire : balancer, sourire angélique et regard de lapin, qu’il ne connaît pas plus ce « Ellis » que ce dernier ne le connaît lui-même. Mais ce qui reste drôle, c’est qu’on peut considérer aussi que c’est possible, je veux dire, que Katerine PEUT ne pas avoir lu la moindre ligne d’Ellis.
Finalement, de ces deux hypothèses, laquelle nous rend Katerine le plus sympathique ? Savoir qu’il est assez pisse-froid pour regarder Ellis dans les yeux et sans ciller, lui assener avec ingénuité un désintérêt totalement feint, ou être assez distancié de ce qui fait les carnets mondains pour ne jamais avoir cédé à la tentation (addictive, ô combien addictive) d’ouvrir un roman de l’américain nihiliste ?
En attendant, c’est vrai qu’elle est chouette, la couverture de « Suite(s) Impériale(s) ». Au moins aussi chouette, d’ailleurs, que celle du nouvel album éponyme de Katerine.
Je me remémore cette récente anecdote entre les deux hommes parce que je regarde mon exemplaire de « Suite(s) Impériale(s) » sans vraiment d’allant ; je viens de rentrer chez moi, et j’ai passé un interminable trajet de métro à ausculter ma figure puis mes bottes dans le reflet d’une double-porte de wagon souterrain, le cerveau épais ; je m’étais levé de la banquette plastique que j’occupais juste avant, parce que je venais de finir « Tais toi, je t’en prie ».
Jusqu’ici, je n’ai jamais aimé les Nouvelles. Je suis un amateur de roman. Jusqu’ici, j’ai aussi toujours fait semblant d’avoir lu Raymond Carver, parce qu’à l’inverse de Katerine, je n’ai pas réussi à comprendre que l’ultime snobisme n’est pas de gonfler sa pseudo Aura littéraire, mais bel et bien de bafouer sa propre connaissance, et parfois même, la renier jusqu’à sanctifier son savoir comme un autel secret.
Moi, j’étais juste intimement persuadé d’avoir lu Carver car j’avais à peu près lu tout les auteurs que doivent lire les lecteurs de Carver… Sauf que ce jour où je me suis décidé à acheter (racheter ?) un bouquin de Carver et que j’en ai attaqué les premières pages, l’évidence est tombé : je n’avais effectivement jamais lu Raymond Carver.
Je me suis mis à aimer les Nouvelles.
Enfin, non, je me suis mis à aimer les Nouvelles de Raymond Carver; tout en me disant que j’avais été un bien grand con de m’être persuadé si longtemps de l’avoir lu au point d’avoir oublié de le lire, j’ai dégommé pas moins de vingt allers-retours de métro, jour après jour, Raymond Carver palpitant dans mes doigts au gré de soubresauts pneumatiques.
J’ai très rapidement acquis la certitude que j’allais désormais parler de Raymond Carver à tous ceux que je croiserai, que ce soit pour acheter du pain comme pour couper le sifflet à ma propre femme lorsqu’elle tentait, le soir, de me raconter sa journée entière sans même reprendre son souffle.
J’ai commencé à glisser des tickets de métro au milieu des pages pour marquer les Nouvelles qui venaient de me couper le sifflet, avant de réaliser que j’avais glissé un ticket de métro au début de chacune des Nouvelles de « Tais toi, je t’en prie » et que non seulement ça devenait ridicule, mais qu’en plus, il faudrait que je me décide enfin à prendre un abonnement au lieu d’acheter tous ces tickets les uns après les autres, jour après jour. Ce livre n’avait pas besoin de marque-page. Chaque Nouvelle s’encastrait parfaitement dans l’espace-temps de mes trajets quotidiens, tantôt aller, tantôt retour, et je ne perdis pas le fil d’une seule histoire. Comment perde le fil de l’existence, du quotidien ? Comment se perdre sur le chemin clair-obscur des défaites ordinaires, comment lever la tête de l’oreiller des résignations, tandis que dans le métro lui-même l’œuvre de Carver s’étalait, bien réelle, cabossée d’amours amères aux odeurs corporelles ? Comment empêcher de s’insinuer ces fumets de mégots de cigarettes roulées, ces brouhahas de conversations de bars, ces excitations malingres de gars usés pour des femmes cellulitées et perdues, dans mon cortex sous pression ?
Carver ne m’a pas soumis à l’ivresse pénétrante des romans que j’affectionne, ceux qui emportent tout sur leur passage, amis, amours, enfants, emmerdes, temps qu’il fait, température, obligations, horaires, confort, conventions, réalités, pour vous plonger dans une espèce de dimension comateuse et zombifiante qui vous fait lire d’une main en mangeant des raviolis froid de l’autre tout en répondant des « hmm, hm, mm » à un interlocuteur pas vraiment identifié, non, Carver, les Nouvelles, c’est pas ça du tout. C’est comme une vie qu’on vivrait là, au milieu des personnages qui ne sont très vite pas plus des personnages que vous et moi.
Carver, c’est boire cette bière avec le type trompé qui sait qu’il va revenir auprès de sa femme et continuer de vivre comme si de rien n’était, c’est rouler à côté de cet autre qui a décidé d’aller abandonner le chien de la famille sur un coup de tête, quelque part près de la maison de son enfance, c’est enchaîner les cigarettes avec ce couple qui a décidé de s’installer à la campagne et qui scrute la façade de la maison cernée de buissons avec la certitude de ne jamais être capable d’y habiter. Carver, c’est communier ses propres hontes et la somme additionnée de toutes ses faiblesses avec des quidams lambda dans une messe grise et lente, désespérée, butée, obtuse, comme un train de marchandise rouillé lancé sur une voie de chemin de fer sans gare.
Sauf que le livre, lui, s’arrête, et qu’à cet instant, il ne s’agit plus de communier avec personne mais juste à devenir soi-même le personnage d’une autre Nouvelle.
Dans ma propre Nouvelle, maintenant que j’ai refermé « Tais toi, je t’en prie » dans ce wagon de métro, puis que j’ai passé les deux stations qui me séparaient encore de mon arrêt à m’ausculter comme un inconnu dont je regarderai la photo ratée sans le moindre intérêt, je suis planté devant le nouveau roman de Bret Easton Ellis.
Le mois dernier, j’aurai encore frissonné rien qu’à l’idée de l’ouvrir, mais là, je m’en fous. J’ai même pas envie de le commencer.
Je voudrai bien réussir à m’ennuyer. Oui, c’est à peu près tout ce que j’aimerai faire, à vrai dire.

jeudi 16 septembre 2010

Le trône de Dieu (épisode 1)


Si le petit Nicholas Edward Cave passe son enfance dans l’Australie rurale des années 60, c’est dans un environnement littéraire : en plus des bestiaux, de la poussière et des culottes courtes, son père prof d'anglais et sa mère bibliothécaire, tous deux anglicans, font régner dans la maison une éducation religieuse imposante. Enrôlé dans le chœur de garçons de la cathédrale de sa bourgade, Nicholas développe donc assez rapidement des penchants contestataires qui ne vont pas tarder à circonscrire sa treizième année aux dortoirs d’une pension de Melbourne (la ville, enfin!), avant que ses parents et frères ne déménagent eux-mêmes jusqu’en banlieue et qu’il puisse rejoindre le foyer familial le soir pour y jouer du piano, la chorale de son école le comptant toujours dans ses rangs.

A 15 ans, "Nick" (on a en désormais fini avec le petit Nicholas) est inscrit au lycée, comme un certain Michael John Harvey, un certain Tracy Pew et un certain Phill Calvert. Les quatre joyeux drilles, après les présentations d’usage, se décident à jouer du rock le dimanche, sous le nom particulièrement approprié de « The Boys Next Door ». Ils sont rapidement rejoints par Rowland Stuart Howard, le gars du lycée qui sait incontestablement bien jouer de la guitare. A eux cinq, ils enchaînent les répétitions, les bières australiennes et les joints de cette herbe qui fait un malheur chez les aborigènes, et au final, au bout de quelques années et parce qu'ils ont fini par durcir le ton, ils deviennent le groupe le plus cool du lycée.

A la fin du lycée, au lieu de partir en fac pour assouvir un penchant avéré pour la littérature romantique, Nick entame des études de peinture qu’il ne suit quasiment pas : faut dire que les "Boys Next Door" jouissent maintenant du statut de "tête de proue post-punk" locale. Grâce à ça, ils se balladent dans toute l'Australie, et ça marche plutôt bien pour eux. Alors nos cinq compères, qui arborent maintenant des looks de revenants ambivalents, prennent une grande décision : changer de nom, et gagner l’Europe. On est en 1980, et « The Birthday Party » s’envole donc vers Londres, puis gagne Berlin-Ouest, la Mecque d’un nouveau rock expressionniste arty et violent.

La petite amie de Nick, Anita, les a suivis et bien lui en a pris : le groupe y devient rapidement célèbre, cumulant à la fougue rudoyante de concerts très noisy le charme chamanique et underground de cette Australie lointaine où ils consolident parallèlement une aura grandissante.

En 4 ans, la notoriété du groupe se transforme d'ailleurs en véritable culte.
4 ans, c’est aussi le temps qu’il faut au groupe pour asseoir une consciencieuse consommation de drogues en tous genres assortie à de grandes lampées d’alcools tout aussi divers. Ce régime a tout d’abord raison de Tracy, qui ne repart pas d’une tournée australienne pour entamer dès 1982 une tournée plus personnelle, celle des camps de travails et des établissements pénitentiaires. Le bassiste des Moodists le remplace pour les autres dates australiennes, quant aux tournées londoniennes, c’est parfois le propre frère de Rowland, Howard, qui s’y colle.
Entre Nick et Rowland, ça ne va d’ailleurs plus du tout, au point que le groupe éclate en 1984, non sans avoir ouvert une brèche à une kyrielle de courants post-punks comme le psychobilly, le deathrock ou encore le rock gothique.

Nick forme alors avec Mick « Nick Cave and the Bad Seeds » : libéré de sa pesante identité australienne, le groupe, totalement transfiguré par l'atmosphère berlinoise des 80's, se compose alors de Christian Emmerich, plus connu sous son pseudonyme Blixa Bargeld avec lequel il mène l’expérience industriello-anarchiste berlinoise «Einstürzende Neubauten», Barry Adamson, transfuge de « Magazine », combo post-punk ayant abrité M. Devoto des Buzzcoks et M. McGeoch qui officiera successivement dans les "Banshees" de Siouxsie puis dans le "Public Image Ltd" de John Lydon, et pour finir, d’un autre expatrié du pays des Kangourous, Hugo Race. Anita, toujours là malgré les dérives alcoolisées et hallucinées de Nick, y tient non seulement la basse mais écrit quelques titres.
Un premier album sort l’année même de la séparation du Birthday Party, en 84. Dans « from Her To Eternity», le nouveau ton est immédiatement donné : outre le clin d’œil du titre qui fait directement référence à « Tant qu’il y aura des hommes », (chef d’œuvre cinématographique de noirceur qui transfigure Frank Sinatra aux côté de Burt Lancaster et de Montgomery Clift au coeur des turpitudes d'une garnison de GI’s coincés à Peal Harbor à quelques jours de l’attaque japonaise), on y trouve un savant agencement de noirceurs faites de revisitations de Leonard Cohen, d’Elvis Presley, et de chants traditionnels.

Nick s’installe définitivement à Berlin qu’il affectionne, après s’être séparé d'avec Anita. Il y entame l’écriture d’un premier roman lui-même très sombre sur fond de thèmes bibliques, "And the Ass Saw the Angel".

De 1985 à 1988, les Bads Seeds enregistrent 4 albums : « The First Born is Dead », en 1985, est une plongée dans le blues sudiste américain, dans lequel les australiens se reconnaissent. Le groupe, réduit à 4 depuis le départ d’Hugo et d’Anita, explore, autour de l’évocation quasi-permanente d’Elvis Presley, le répertoire de John Lee Hooker comme celui de Johnny Cash, sans se départir de références systématiques à l’univers biblique si cher à Nick.
« Kicking Against the Pricks » et “Your Funeral... My Trial » sortent tous deux en 1986 : le premier, dont le titre fait une fois de plus référence à un extrait de l’Acte des Apôtres, est un album de reprises qui revisite aussi bien Roy Orbison que le Velvet Underground ; Thomas Wydler y intègre les Bad Seeds à la batterie. Le second, qui sort tout d’abord sous la forme de deux 45 tours « longue version », est particulièrement sombre, probablement empreint de l’impressionnante consommation d’héroïne de Nick. Le côté mystique du groupe y atteint un sommet, qui lui vaut probablement sa participation aux« Ailes du Désir » de Wim Wenders qui sort sur les écrans l’année suivante.
« Tender Prey », qui sort en 1988, est souvent considéré comme le chef-d’œuvre du groupe : Mercy Seat occupera désormais une place systématique dans les concerts de Nick Cave, devenant une sorte d'hymne désespéré et mystique pour une génération écoeurée par le règne massif du consumérisme. Cette même année, Leonard Cohen sort « I’m Your Man », My Bloody Valentine « Isn’t Anything », Jane’s Addiction « Nothing’s Shocking » et Sonic Youth, “Draydream Nation”.

Quelque part vers la Barbade, d’heureux parents accueillent une petite Rihanna.

mardi 14 septembre 2010

Ragnarök


Quand un réalisateur danois connu pour son goût prononcé pour l’ultraviolence abandonne un projet de film sur les Vikings pour cause de difficultés de financement, qu’il les compense en réalisant un film évènement ( « Bronson, le prisonnier le plus dangereux d’Angleterre »), puis qu’il reprend au pied levé son projet initial, tous les fans heroïco-geeks deviennent excités : ça sent bon le nouvel opus-évènement d’un genre couru mêlant bastons adrénaliniques et épopées protobarbues.

Mais ceux-là crieront rapidement au scandale : « Valhala Rising » est un film au sujet duquel le réalisateur avoue ne pas avoir éprouvé l’envie de faire le moindre de ces travaux de recherche qui permettent usuellement au spectateur de flatter sa coulpe cognitive.

Pour autant, pour qui veut bien voir (« Il faut apprendre à désapprendre pour réapprendre à voir » aimait répéter un de mes derniers prof d’histoire de l’art avec un zeste de flagornerie bobo), les champs de références de « Valhalla Rising » sont multiples, brillants et très à propos. Mais voilà, tous les poncifs du genre sont balayés d’un revers de gant : les vérités historiques y sont quelque peu bafouées, tandis que les codes et trames du récit s’éloignent systématiquement du manichéisme de rigueur pour livrer une œuvre naviguant sur des éclairs subconsciencieux déconcertants, caméra à l’épaule.

Il faut dire qu’au départ, Nicolas Winding Refn a juste entendu à son tour à la radio cette histoire de stèle viking découverte au Canada : après étude, d’éminents archéologues et autres historiens très sérieux avaient fini par s’accorder sur le fait qu’il s’agissait là d’une sorte d’avertissement : les Vikings auraient voulu signaler un danger. Cela a suffi à l’auteur de la trilogie « Pusher » pour éprouver l'envie de se lancer dans une nouvelle aventure cinématographique ; avec une telle accroche, le pire était néanmoins probable, le « Pathfinder » du clipeur Marcus Nipsel, aventuré sur le même filon dès 2007 ayant abouti pour sa part à un résultat certes graphiquement jouissif, mais frôlant toutefois le ridicule jusqu’à parvenir à s’y vautrer sans trop de remords et à plusieurs reprises.
Bref.

A l’issue du tournage de « Bronson », N.W Refn rejoint donc son acteur fétiche Mads Mikkelsen (le « Stravinsky » du dernier Jan Kounen) pour un premier jour de tournage, plutôt déprimé : « Je ne savais rien des Vikings et ça ne m’intéressait plus du tout. Mais j’ai décidé de faire confiance à mon instinct, et c’est devenu pour moi aussi un véritable voyage psychédélique vers l’inconnu." Hum hmm… "Voyage psychédélique vers l'inconnu", autant de mots qui commencent à faire grimacer les aficionados du « 13ème Guerrier » et autres Peter-Jacksoneries doublées d'échos néo-Conaniques : le champ lexical du film est donc clairement inscrit ailleurs, bien que fortement imprégné de culture celto-nordique.


A partir de là, et en six chapitres distincts, « Le guerrier silencieux » se déroule comme un lent poème sombre, effrayant et hypnotique, (ultraviolent quand-même, si si, les premières minutes calment assez rapidement et d’un seul bloc l’ardeur guerrière refoulée du mangeur de chips lambda), mais en agaçant très rapidement les sens le long d’un égarement noyé d’incursions métaphysiques. Ha, oui, faut préciser, c'est dans un silence quasi-total : les dialogues sont rares, souvent à peine audibles, si rares qu’ils en deviennent gênants ; quant à la musique, elle est quasi-expérimentale.

(parenthèse : je me rappelle ici d’une soirée de permission pendant mon service militaire : parti aux côtés de camarades d’infortune affectés à la Cellule Vidéo du Quartier Général, et disposant à ce titre d’un vidéoprojecteur et d’un écran pliable, nous voilà dans les rayonnages de l’unique vidéoclub de Toul, bourgade lorraine ô combien sympathique. Sur place, je réussis à leur faire louer, au milieu d’un florilège de réalisations pornos allemandes du meilleur acabit, « Aguirre, la Colère de Dieu » de Verner Herzog, leur promettant un moment de régalade perverse. Je me rappelle encore aujourd’hui de leur cuisante déception, puis de leurs moqueries et du regard qu’ils avaient alors posé sur moi, mélange d’incompréhension, de mépris puis de dédain tandis que je restai seul, garni d’une vingtaine de bières bon marché, hypnotisé face à la stupéfiante dérive amazonienne de Klaus Kinski étalée sur écran géant. Je leur avais dit que ça ressemblait un peu à la fin d’Apocalypse Now. Oui, je leur avais dit ça. De ce jour, ils n’avaient plus cessé de ne m’appeler que « le Marseillais »… - fin de la prenthèse)
Devant « Valhalla Rising » je ne peux m’empêcher d’éprouver ce même sentiment de délice sadique, laminé par ce traitement cinématographique vicié du mythe Viking si populaire.


Sur l’écran, au centre de paysages titanesques, suivi, devancé, guetté, surplombé, sali, menacé, malmené, glorifié, sanctifié par une caméra à l’épaule intrusive, un esclave anti-héros, borgne et muet, commence par devoir lutter à mains nues comme un être-animal pour assurer sa survie avant de parvenir à échapper à ses bourreaux grâce à l’aide d’un garçonnet.

Après avoir assouvi une vengeance filmée « à la coréenne » (son ancien maître est ligoté le dos à un rocher et se fait arracher les viscères à mains nues avant d’être abandonné vivant, dans la plus pure tradition des sacrifices nordiques), le guerrier et le garçon tombent sur un groupuscule de Croisés quinquagénaires perdus dans les highlands d’Ecosse, eux-mêmes menés par un illuminé.

Le combattant borgne (comme Odin… et Snake Pilsken !), qui a accepté laconiquement de s’enticher de l’enfant, l’embarque donc depuis les côtes d’Ecosse aux côtés cette petite unité proto-chrétienne à destination d’une Jérusalem possiblement rédemptrice, sur un drakkar de poche.

Jusque là, bien que le traitement général du film ait déjà livré de lourds indices sur la déviation qui s’observe, le fan de film héroïco-historico-testostéronés se plaît à y croire : après un assaut décoiffant (et très déstabilisant) de violence pure, voilà que se profile une louchée de Croisade, avec au programme, normalement, d’incontournables sièges de forteresses et des maures assoiffés de sang, bref, autant de promesses alléchantes qui viendraient sauver un début de film plutôt biscornu et ma foi, un peu trop... naturaliste.
Que nenni. Le film se met à prendre une direction totalement inattendue, alors que dans un brouillard tout nordique, le borgne muet, l’enfant et ses camarades se retrouvent prisonniers d'une embarcation minable dérivant à l’opposé de son cap, droit vers l’inconnu ; au fil d'une série de visions hallucinées et kaléidoscopiques, le Borgne se met à muter en Passeur Antique le temps d'une traversée interminablement plate, atrocement lente, à l’inertie vicieuse et aux égarements malsains. Face à la peur de l’inconnu et à la langueur putride du périple, les hommes de Foi se remettent à craindre les forces obscures les plus oubliées tandis que les brumes ne cessent d’emprisonner le navire, floutant la réalité jusqu’à gommer les bruits de la navigation, qui disparaissent au profit d’une flottaison impossible à identifier au fur et à mesure que le voyage s’éternise et que le Borgne guette, comme une vigie christique de mauvais augure.

Arrivés enfin sur une côte (au Canada donc), une fois que la troupe - qui se croit désormais maudite- se convainc qu’il ne s’agit pas de la Terre Sainte, une vague de folie s’en empare : les hommes, épuisés par les privations, sont gagnés par un délire jusqu’au-boutiste. Dans un mouvement de caméra à la fois onirique et distordu, le réalisateur fait s’enchaîner des scènes improbables où se mêlent viols collectifs, assassinats et errances métaphysiques ; tandis que le capitaine Croisé dresse un inutile crucifix vers des cieux méfiants, le Borgne entasse les pierres d’un cairn, tout ça avant qu’un massacre anonyme ne commence ; sans que l’on ne puisse identifier l’ennemi, les survivants tombent un par un criblés de flèches dans les flaques putrides d’un marécage qu’ils ne sont pas parvenu à quitter, puis de farouches indigènes à peine vêtus, tout aussi muets que notre antihéros, apparaissent enfin en masse, et contre toute attente, achèvent le Borgne lui-même sans autre tergiversation.
Ainsi, à l’image de la fin particulièrement éprouvante du terrible « The Road » de Mc Carthy, le personnage principal tombe foudroyé dans sa quête d’un ailleurs improbable, laissant un garçonnet embarqué dans cette fuite indéfinissable seul face aux menaces d’un monde fini, dans un climat de perdition et de violence spectrale, arrachant le cœur de tout être normalement constitué.

Et le film s’arrête.

Là, le spectateur, harassé par les longues minutes opressantes du voyage puis terriblement sous pression après d'aussi longues minutes d'images imprenables et déviantes, crie à la merde.

Moi, je compte les jours avant un deuxième, puis probablement un troisième visionnage. « Valhalla rising » est une œuvre et non un film, une oeuvre arythmique, déstabilisante et inconfortable, tour à tour inutile, belle, stupide, grossière, ennuyeuse, fascinante, écœurante, idiote, séduisante, qui, pour finir, laisse assis sur la branche sciée de la circonspection.

Et bon sang, j’aime ça.

Maintenant, pour satisfaire la soif de quelques improbables amateurs d’univers Conanesques - dont je me revendique aussi, hé hé... - qui parcourrait ces lignes, voici un petit contrepied sous forme de rappel de ce qu’est le Valhalla : dans la mythologie nordique, la Valhöll (ou Walhalla, Valhalla, Valhalle), « demeure-des-occis », est le paradis Viking situé au sein même du royaume des Dieux où se situe la fortification d’Odin.

C'est sur les champs de bataille que des vierges guerrières (pour les celtes) ou des Valkyries (pour les germains), cherchent et récupèrent les hommes les plus braves et les plus valeureux afin de les y ramener, pour qu’ils se préparent aux côtés d’Odin, après d’incessantes batailles titanesques au cours desquelles ils mourront puis renaîtront à l’envie, à la bataille finale, le Ragnarök.
Dans la Valhöll (le palais d'Odin qui possède 640 portes, des poutres faites de lances et des tuiles de boucliers), les guerriers sont heureux : le jour, ils combattent, se tuent, renaissent pour encore se pourfendre dans un champ clos. Puis, la nuit, ils boivent le lait (Hydromel) provenant de Heidrun la chèvre, puis mangent la chair de Saehrimnir le sanglier, et s'amusent.

Odin, lui, ne fait que boire, donnant sa nourriture à ses loups (!) tout en surveillant Loki, l'Ennemi, le dieux mauvais condamné à être attaché avec les entrailles d'un de ses fils sous un serpent dont le venin goutte sur son visage (yeah...).

Tous attendent le jour où, sortant des six cent quarante portes de la Valhöll en rangs de huit cents, ils combattront dans la guerre ultime d'où ne sortiront vivants qu'un couple d'humains appelés à repeupler le monde (mais cette fin là est très contestée, ça sent le détournement sauvage de la propagande proto-chrétienne du Vème siècle).

Il faut donc croire, si l’on s’en tient au titre du film de Refn, que le borgne muet atteint son Valhalla sous le tomahawk de rédempteurs canadiens en pagne.
A moins que ce ne soit le garçonnet, dont on ne saura jamais ce qu’il advient.
A moins que ce ne soient ces déroutants guerriers de la Foi tombés au champ d’honneur sur les rives d’un continent inconnu la croix de l’épée à la main, gagnés par la folie.
A moins que le Canada ne soit déjà la représentation du Valhalla lui-même, avec ses paysages brutalement magnifiques, et que le borgne ne soit amené à renaître l’instant d’après.

A moins aussi que rien de tout cela ne puisse être avancé, et qu’il faille s’arrêter de chercher tout ce qui déborderait des seules rives d’une longue traversée de nos peurs, de nos doutes et de nos fantasmagories.

Après tout, à chacun son Valhalla.

"Voyez cela, je vois mon père
Voyez cela, je vois ma mère
Voyez cela, je vois tous mes ancêtres
Qui sont assis et me regardent
Et me demandent de prendre place à leurs côtés
Dans le palais de Walhalla
Là où les braves vivent à jamais"

mercredi 1 septembre 2010

Etre et avoir l'été ?

"L'été se décompose mollement, comme une fleur fanée. Les plages redécouvriront bientôt le vide: n'oublions pas qu'une plage est un désert avec de l'eau salée devant.
L'été a été. C'est avec un pincement mélancolique qu'on le regarde s'envoler; petit à petit, il se transformera en souvenir. On songera bientôt avec nostalgie à ces mois de feinte liberté et de lenteur animale, où l'on panse ses blessures comme un convalescent, allongé dans un hamac, bercé par des rires d'enfants. On sourrira en se remémorant les films incompréhensibles qu'on a vus au cinéma quand il pleuvait. On ruminera ses illusions, ses frustrations et ses gueules de bois estivales.
C'est une saison de rencontres éphémères et d'abandons provisoires.
L'été ne tient jamais ses promesses, l'été est notre rupture préférée, chaque année l'été nous fait souffrir et jouir, mourir et ressusciter comme n'importe quel dieu fait homme.
Détester cette saison n'empêchera pas les autres d'être fades. Aujourd'hui 28 août 2010, je déclare solennellement ceci : je refuse l'automne, j'annule l'hiver, et le printemps est reporté. Je veux être et avoir l'été.
Glander n'est pas seulement agréable mais nécessaire à la survie de l'espèce humaine. Ralentir, faire du monde un été éternel, est notre seule chance de durer sur cette terre. "Démobilisation générale!" L'utopie de Gébé (L'An 01) est réalisable : "On arrête tout mardi, à 15h." Dans le film de Jacques Doillon tiré de la BD, on voyait Gérard Depardieu qui refusait de prendre son train et Philippe Starck qui refusait de faire de la publicité!
Une humanité alanguie, improductive et savoureuse, un peu abrutie, vaguement somnolente, cesserait de s'autodétruire. L'existence deviendrait comme une longue grasse matinée, un perpétuel dimanche d'août.
L'été est une saison d'extrême-gauche!"

Frédéric Beigbeider.
Edito de "Voici" n°1190.