A quelques rares exceptions près,
la plupart d’entre nous avaient arrêté de travailler comme des bêtes de somme.
Oh bien sûr on voyait encore rôder en ville de sacrées quantités d’ordures
juchés sur ces scooters surpuissants en pantalons ajustés, comme à l’époque les
roitelets sur leur palefroi (il est d’ailleurs intéressant d’observer ce « retour
sur symbole » chez ce chanteur en vogue ayant décidé d’incruster dans son
clip un plan le représentant sur le dos d’un grand étalon blanc sous le néon
d’un parking souterrain, chaussé - comble du dandysme - de baskets à semelles
lumineuses), aussi sûrs d’eux-mêmes que la suffisance pouvait le permettre. Des
filles faisant claquer des escarpins bien trop couture pour leur permettre de
marcher autrement qu’en imitant un de ces échassiers hantant les allées de
parcs animaliers, un sac griffé aux allures d’outre en peau pendu au coude. Des
quinquas ventripotents en chemise saumon, cheveux mi-longs et bas de jeans retournés,
fumant négligemment debout devant des vitrines d’agences ; des femmes aux décolorations
clonées de présentatrice TV garant en double file soit des SUV king size, soit
des Fiat 500 Nouvelle Génération, devant des pâtisseries de luxe ou des enseignes
de surgelés gastronomiques ; ces à-peine adultes aussi, cintrés dans des complets
Zara grisâtres, les cheveux gominés, bardés de tablettes, de smartphones et
d’oreillettes, zigzaguant entre les files au volant de ces épouvantables Smart.
Des qui s’en foutaient pas mal que le monde s’écroule. Des tarés obnubilés incapables
de lever le nez vers un nuage ou d’envisager dix jours de vacances ailleurs que
sur une île post-coloniale hérissée de murs terracotta séparant leur plage privée
de décharges à ciel ouvert ou de bidonvilles moyenâgeux. D’autres n’avaient
tout simplement pas compris que tout avait commencé à se fissurer, et
continuaient de marcher tête baissée vers le royaume des ombres entre deux
consultations de compte bancaire sur internet. Mais globalement, de plus en
plus d’entre nous laissaient tomber. Chaque jour, un nouveau décidait d’en
finir, un soir, une fois débarrassé de ses godasses. Face à l’armée
soigneusement rangée des supplices quotidiens, quand il ou elle pensait rentrer
chez soi et pouvoir enfin se détendre : dans l’ordre, une maison un peu
trop poussiéreuse, un lave-vaisselle à ranger à l’intérieur duquel au moins une
assiette ou un bol allait déverser une flaque d’eau de rinçage sur ses
chaussettes ou sur le carrelage qu’il faudrait éponger, un amas de linge sale
dans la salle de bain ou une boule de draps froissés dans le tambour d’un
sèche-linge, cette horripilante absence d’idée sur quoi faire à manger aboutissant
à la nécessité de devoir repartir jusqu’à une supérette jonchée de produits
infects allant invariablement faire se sentir coupable au moment de les
réchauffer puis