samedi 27 octobre 2012

Bouche grasse, chaleureuse et d'une minéralité saline...

Le cépage Chardonnay est originaire de Bourgogne, c’est-à-dire qu’il possède déjà l’avantage délicieux d’être à l’origine de vins faisant ouvertement la nique à cette avalanche écœurante de Bordeaux infects qui envahissent les rayons de supermarchés. Le cépage Chardonnay réussit d’ailleurs partout, et notamment en Amérique latine, où il donne corps à certains vins chiliens ou argentins qui sont de pures merveilles, sans parler de ces vins californiens (attention, terrain miné !), voire australiens (à vérifier ?) qui tiennent parfois la dragée haute aux plus nobles productions de l’ancienne Burgondie. Bref, passons.

Ici, s’il est question d’une de ces implantations pittoresques, il ne sera pas nécessaire de franchir de si lointaines frontières, et pourtant : une autre production surprenante, en se déplaçant jusqu’en Drôme, département de « l’enclave des Papes », se tient là entre les mains d’un certain Didier Cornillon.

A quelques 600 mètres d’altitude, versant plein sud, un raisin Guyot court pousse sur du cailloutis drômois, en plein diois, et donne naissance à un blanc 100% Chardonnay sans aucun levurage, à la couleur singulière d’une paille claire traversée de reflets jaunes et verts liquoreux : Le Clos de Beylière.

Ce qui déroute dans ce vin, au-delà de cette couleur mystique, ce sont ses arômes : par delà « une approche boisée à caractère torréfié », ils s’expriment, « compotés et bouquetés », tout en s’égayant de notes très épicées qui explosent en bouche comme un pot pourri de fleurs séchées, de fruits cuits et confits, puis, venant couronner le tout, ces notes de pain d’épice à la vanille et de curry viennent achever ce festival végétal à la puissance qui force le respect. Un blanc incroyable, sans aucune concession, iconoclaste, racé, qui ne peut se conseiller qu’avec des mets eux-mêmes têtus : poulets aux morilles, oies, terrines de foie de volailles, filets de St Pierre au gratin, St Marcellin, Comté fruités ou Roquefort vieillis : la capacité de ce vin à surprendre, sa volonté affichée de ne pas se plier aux standards en revendiquant un caractère entier et calculateur m’en font un délice au palais, redoutable par son fort TAVP (taux d’alcool volumique probable : j’adore cette abréviation…), offensif par son indépendance, il ne manque jamais de cueillir ses consommateurs là où ils ne l’attendent jamais, chacun de ses détracteurs me le rendant plus précieux encore… Vin pictural, chamanique et monacal : il refuse la débauche tout en soignant l’ivresse, embellit l’haleine au lieu de la charger, enlumine l’excès mais interdit la surcharge, et oblige à une modestie délicieuse en ces temps de turpitudes viticoles faites de maux de têtes et d’acidités fatales. Oyez, buveurs cérémonieux : que le Clos de Beylière vous soit offert au palais pour que ce jour là soit jour de fête.

samedi 20 octobre 2012

L'Armée des Douze Singes

La majeure partie de la flotte est constituée de ceux des petits épiciers, généralement bleus ou blancs, si fins qu’un angle de paquet de pâtes suffit à les déchirer sur toute une longueur, qu’on tente d’utiliser malgré tout mais qui se révèlent toujours inappropriés à quelque usage que ce soit et qui finissent donc par décorer de cette façon particulièrement apocalyptique les branches tordues des arbres morts plantés aux angles des squares, ou étouffer des bancs entiers de créatures marines diverses en plein cœur d’étendues liquides grisâtres sillonnées de bateaux à grues.

Pour les encadrer, il y a les sacs plastiques de taille moyenne de bonne résistance, les mauves, ceux qui viennent de la petite échoppe de surgelés. Ils sont parfaits pour la poubelle de salle de bain, opaques, solides, avec deux longues anses prédécoupées.

Le corps de commandement est reconnaissable : les grands blancs, ceux en haut desquels ont été collées à chaud de vraies poignées ; ils ont un double fond, ce sont des sortes de valises. Généralement d’ailleurs, ceux-là, il faut les payer. Leur usage est très versatile : on peut tout aussi bien y aligner quelques affaires personnelles pour sortir, ils ont ce côté sportswear élégant, mais ils sont aussi parfaits, par exemple, pour amener ses cadavres de bouteilles vides jusqu’au container. Larges, rectilignes, trapus, solides, avec une bonne tenue en main. Et anonymes.

Les sacs espions sont eux très nombreux. On les appelle les inutiles : les mini-sacs de ces très grosses enseignes - qui rechignent à en donner de grands non pas par souci d’écologie, sinon ils n’en donneraient pas du tout, mais juste par souci d’économie - ou des petites officines spécialisées comme les pharmacies : on y récupère ses petits achats très onéreux collés à un ticket de caisse accusateur, puis après les avoir extirpés de ces emballages extrêmement récalcitrants qui viennent encombrer une poubelle normale de façon incroyablement volumineuse et toujours aussi réfractaire, on les laisse invariablement traîner sur un bout de table un certain temps. On ne sait pas pourquoi, mais ces petits sacs aux couleurs criardes et aux logos envahissants ne terminent jamais immédiatement aux côtés de leurs congénères dans le fameux « coin à sacs ». C’est ainsi. Ils rechignent jusqu’à la dernière minute, poursuivant leur mission promotionnelle jusqu’à la lie, polluant nos espaces vitaux de leur présence flasque. On hésite à les jeter sans autre procès car ils représentent tout ce qui est détestable en terme de pollution, mais on s’aperçoit très vite qu’ils n’ont strictement aucun usage domestique : trop petit pour garnir les poubelles, pour transporter quoi que ce soit, trop marqués pour conditionner d’autres objets qu’ils ne sauraient emballer sans les anti-promouvoir, ils finissent malgré tout par hanter les fonds des « coins à sacs » pendant des mois, féroces, agressifs, persistants, sans jamais retenir notre attention.

Les transporteurs de troupes sont peut-être les plus dangereux : il y a plusieurs gammes usinées de ces sacs poubelles à l’éternelle couleur bitume, enroulés par des machines intraitables en étuis compacts de mauvais augure : des bons marchés livrés avec leur célèbre ficelle rouge, si fins qu’on reconnait les ordures à travers et que l’on n’arrive jamais vraiment à fermer après avoir bataillé cinq bonnes minutes pour en entortiller le col jusqu’à ce qu’ils se défassent systématiquement une fois étranglés par leur écharpe ridicule, s’ouvrant sur un côté comme une bouche de poisson agonisant à l’air libre tout en refusant catégoriquement de rester droit, jusqu’aux plus onéreux à l’épaisseur doublée, livrés avec leurs poignées intégrées à fonction rétractable, que l’on transforme en bombes compressées empilables à l’infini pour aller garnir d’improbables murs d’ordures invisibles et interminables dans une usine de retraitement aux desseins mystérieux et aux procédés inquiétants à la périphérie brumeuse d’une banlieue oubliée. Ceux-là servent bizarrement aussi aux situations extrêmes, emballant à la va-vite dans leur ventre odorant et aseptisé les affaires en boule des fuyards, des amants surpris, des sans-logis et des victimes de catastrophe.

Les gros véhicules sont une race à part : on nous les a refourgués pour transporter des objets très volumineux qui, par essence, ne sauraient tenir dans un sac plastique, même de dimension titanesque : jouets d’enfants surdimensionnés, tables basses exotiques, cadres à affiche sous verre, lampes à abat-jour indéboulonnable, nous avons arpentés des kilomètres de trottoir en pensant détenir avec ces poches gargantuesques des alliés précieux tandis qu’au lieu de ça, ils n’auront jamais manqué de complexifier le transport de ces marchandises incongrues qu’ils ne parviennent jamais réellement à cacher, tournant sur eux-mêmes en des spirales incontrôlables, leurs poignées se rabougrissant en une torsion plastique tranchante et compressive tandis que l’on en tamponne successivement, de chacun de ses deux genoux, le contenu au gré d’une marche ridicule. Une fois leur contenu déballé, on les comprime comme des ballons réticents encore à moitié gonflés pour les enfourner dans des recoins reculés, dessous d’éviers de cuisine, étagères de de boîtes à chaussures, jusqu’à ce qu’un nouvel objet hétéroclite et définitivement encombrant pousse bêtement à les ressortir pour entamer inexorablement une nouvelle danse grotesque.

Enfin, il y a les commandements d’élite, qui constituent l’aristocratie des sacs plastiques : leur matière est généralement anoblie par un mélange papier/carton, et ils sont tous repliables comme des cartes routières, selon des angles soigneusement définis qui les font ressembler à des origamis géants aux poignées de cordelette, à la griffe discrète et esthétique : on les conserve ailleurs, dans l’idée de les assigner à d’autres nobles missions : emballages de cadeaux sur -estimables, transports de vêtements spécieux ou de souliers de cuir, voire de plantes en pot décorées. Alignés verticalement sur les étagères les plus éloignées de placards familiaux dans leur étrangeté dépareillée, on ne les sortira qu’à l’instar des cadeaux eux-mêmes, choisissant leur teinte, leur taille et leur apparence avec soin. Comme les chats, ceux-là ont au moins neufs vies.

Tous assurent le règne séculaire et pseudo-invisible des sacs, que nous subissons de façon évasive mais qui nous dévore lentement, occupant nos espaces domestiques avec l’acuité et l’intransigeance des matières mortes, promis à de plus longues existences que les nôtres, tandis que leurs avatars prennent possession de la terre toute entière dans un silence étrangement minéral, patient, têtu et inaltérable. Nous hébergeons tous chez nous ces armées de zombies qui ne dorment jamais, vérifiant soigneusement que nos stocks personnels ne diminuent pas trop, compilant chacun d’entre eux dans des ordonnancements précis et des emplacement distincts comme les croque-morts stupides et collaborant de l’étouffement des choses heureuses.

lundi 15 octobre 2012

Chroniques Architecturales

Vol. I
Nous habitions le vingt-deuxième étage de l’entrée Sud. La tour en comptait vingt-trois. Et deux décennies d’existence avaient suffi à l’entame d’un processus de délabrement encore discret mais irréversible. Erigée au cœur d’un ensemble qui en comptait une demi-douzaine, cette tour était, à en croire notre père, un fleuron d’architecture moderne : d’ailleurs, si l’on s’en référait au « Quid » familial (célèbre ouvrage « universel et francophone » revendiquant « 100% d’informations utiles et fiables » vaincu en 2007 par la déferlante web) de l’année 1974, elle comptait alors parmi les plus hautes d’Europe. Il est vrai qu’en termes de hauteur, elle donnait à voir : du haut de ses quelques 72 mètres, on voyait la totalité de la ville s’étirer jusqu’à la mer côté Sud, ou s’égrener vers les collines côté Nord. A vrai dire, par certains côtés, à l’aube des années soixante, l’ensemble immobilier tout entier, appelé « Nouveau Parc S. », se revendiquait légitimement d’une certaine audace : voici d’ailleurs quelques extraits de ce qu’en disait le promoteur Z., s’appuyant sur la « vision urbaine » de ses deux architectes, André C. et Jacques B., a qui l’on devait d’ailleurs d’autres impressionnantes érections de barres d’immeubles toutes pensées dans ce même style brutal, massif et belliqueux :
« Le groupe d'habitations est situé sur les terrains d'une ancienne bastide du XVIIIe siècle, dont le domaine a été divisé par le boulevard Michelet et dont la partie la plus à l'ouest est occupée par la Cité Radieuse. La confrontation avec la Cité Radieuse est évidente, mais alors que l'essentiel des réponses à ce vis-à-vis s’est jusqu’alors matérialisé par des immeubles cintrés et isolés, le plan masse du Parc compose avec plusieurs types de bâtiments : tours, barres et plaques, sur une conception plus avancée de l'espace. En effet, si la Cité Radieuse, avec son monument monolithe, n'entretient avec le sol qu'un rapport de séparation grâce aux pilotis, le projet de B. et C. cherche à maintenir une échelle proche avec les activités au sol. L'ensemble est constitué de galeries, liaisons couvertes entre bâtiments articulant les grands volumes de la ville dense et les nappes de l'échelle proche. »
Un peu plus loin, au chapitre « contexte » de la section Patrimoine de la ville, on trouve même ces surprenantes références : « Cette réflexion sur ces enchâssements de la ville dense a déjà lieu en 1952 à Manhattan, où le Lever House de l'architecte Gordon Burnshaft étage une construction basse de deux niveaux qui occupe entièrement la surface de l'îlot au-dessus de laquelle émerge le gratte-ciel connu pour son mur-rideau auto-lavable, puis en 1958 à Copenhague, où le SAS Royal Hôtel de l'architecte Arne Jacobsen reprend ce schéma superposant la nappe basse et la tour. Cette réalisation deviendra le modèle du « building à l'européenne », laissant envisager la cohabitation de la ville dense moderne et de la ville historique. Dans les compositions moins tenues par des contingences urbaines, les nappes basses vont redessiner l'espace au sol, réordonner les circulations indépendamment des masses bâties. »
Retrouver ainsi décrite la tour de mon enfance, vingt-cinq ans après que j’en ai quitté l’appartement familial aux allures de nid d’aigle parallélépipède, ne manque pas de me dérouter. En lisant finalement entre les lignes, voilà ce que moi je peux analyser de cette construction avant de me laisser dériver au gré de mes souvenirs. Le moins que l’on puisse en dire, effectivement, c’est que le « Nouveau Parc S » ne brillait pas réellement par la complexité d’un agencement urbain nécessaire entre « cohabitation de la ville dense moderne et de la ville historique » : si les restes préservés de la « bastide », qui auraient pu symboliser le pendant noble de cette cohabitation poétique, courbaient l’échine bien plus bas, quasiment dans un autre quartier, notre « groupe d’habitations » ne trônait lui qu’au lointain, effectivement sur d’anciens terrains, ne cohabitant avec rien d’autre que lui-même. Pour leur part, si de fameuses « nappes basses » redessinaient effectivement l’espace au sol, c’était assez différemment du tableau dressé ci-dessus. Il y avait bien, certes, cette fameuse « galerie marchande » oblongue et sombre côté Sud, ankylosée sous des toits plats de béton lézardés d’innombrables infiltrations brunes suintantes ceinturant un petit parking à ciel ouvert enclavé entre deux autres barres de moindre hauteur ; la rangée maigrichonne de commerces qui s’y serraient les côtes était renfrognée dans un noir lugubre, accolée au mur du fond d’un supermarché flambant neuf aux allures de bunker moderne.
Voilà d’ailleurs comment se traduit cette création lorsque le promoteur la dépeint :
« La tranche sud s'organise dans la tension avec la courbure de l'immeuble voisin ; une tension résolue par un plan en manivelle enchaînant une des tours, une barre de plus de 150 m et une barrette en retour (…). La composition de tour, barre, nappe est généralisée, ce qui redessine l'espace au sol à partir d'un vide central baptisé forum par les auteurs, et autour duquel se distribuent les éléments d'un centre commercial comprenant succursale de banque, restaurant, brasserie, pharmacie et diverses alimentations. L'ensemble est bordé de circulations couvertes et de galeries qui desservent à la fois commerces et logements. Cette nappe qui réunit les principaux immeubles de cette seconde tranche est aussi percée de patios et creusée d'encoches qui éclairent les galeries. »
De l’autre côté, au pied de la face Nord, la « nappe basse » se matérialisait sous la forme d’un colossal parking à ciel ouvert, lui-même encadré par deux allées de garages privatifs perpendiculaires tracés au cordeau. Là, renfoncé derrière un no man’s land de graviers, le « Club », sorte d’ancêtre de MJC tenu d’une main de fer vacillante et outrageusement maquillée par une vieille maquerelle et son fils unique, tournait le dos à un Centre d’Accueil pour toxicomanes en voie de sevrage puis, séparé de ces deux voisins pour le moins gênants, un centre médical bicolore et trapu venait finir le « Parc » face à la devanture du supermarché aux lettres rouges gigantesques s’élevant à l’assaut de la tour voisine.
En revenant à notre descriptif, cela donne : « Jardins et surfaces dédiées aux activités sportives sont largement représentés mais aussi aire de spectacle ouverte et kiosque à musique. »
Enfin, clôturons ce tour d’horizon idyllique par cette conclusion imparable : « Cette barre est aussi alignée avec celle de l'opération voisine (traduire par « avec la barre d’immeuble plus basse construite dans la décennie précédente », ndla), ce qui indique la recherche d'une mise en place cohérente entre les différents ensembles. »
Dans les faits, notre tour était effectivement une sorte de poème. Oh, pas aussi académique que voudrait le faire croire les Ets Z. car il faut nécessairement ici préciser une donnée fondamentale qui ne figure étrangement pas à ce catalogue patrimonial de Région pourtant très détaillé : à l’image de quantité de logements de masse, le Parc S. sortit de terre en réponse au désœuvrement de centaines de milliers de rapatriés d’Algérie débarqués sur les quais du port durant un été caniculaire. Bâti entre 1961 et 1963, l’ensemble, dès qu’on l’auscultait de l’intérieur, n’avait ainsi plus grand-chose de commun avec cette noblesse architecturale de Manhattan ou de Copenhague avec laquelle toute filiation se révélait finalement pour le moins hasardeuse...
Pour notre tour, fleuron du Parc S par sa dimension mais parent pauvre de la modernité observée dans les « barrettes » voisines, un système de chauffage « par le sol » avait été retenu : une chaudière titanesque confinée dans les soubassements de l’immeuble (dans ces fameuses « nappes basses » donc) avait ainsi pour tâche, par le biais de savants calculs de pression, d’alimenter équitablement l’ensemble des logements. Pourtant, chaque hiver voyait la même zizanie se reproduire : tandis que les heureux occupants « médians », compris entre le septième et le quinzième, étaient effectivement sous le coup d’une température modérée, les habitants des sept premiers étages se retrouvaient proches de la suffocation, suppliant de baisser les thermostats, tandis que les occupants des huit derniers étages parmi lesquels nous comptions, grelottaient de froid en admonestant la conciergerie, éternellement prise à parti par deux fronts antagonistes, de pousser les manettes. De jouissives scènes d’ascenseur confrontaient ainsi lors d’une même descente les habitants du haut, blafards et emmitouflés dans de grosses écharpes, aux habitants rougeauds des étages inférieurs qui pénétraient dans la cabine en col de chemise, la veste au bras.
D’autre part, les fondations de l’immeuble ayant été construites sur des bases antisismiques et de résistance aux vents pour le moins étonnantes, la tour, dont la hauteur avait été jugée particulièrement audacieuse (les autres tours du Parc ne comptaient « que » dix-sept étages) ployait joyeusement à chaque assaut de Mistral pour préserver ses superstructures : du haut de notre impressionnant vingt-deuxième étage, nous regardions ainsi tanguer le lustre du salon avec circonspection à chaque apparition du vent, tandis que les grincements des portes-fenêtres, arcboutées face au front de mer distant d’un maigre kilomètre à peine d’un côté, ou aux crêtes des massifs ceinturant la ville de l’autre, saluaient avec bravoure chacune de ses colères venteuses qui composent le climat méditerranéen. C’était là une des expériences qui marquât mon enfance, cette sensation physique quasi imperceptible de tanguer au gré du vent comme dans la cabine d’un paquebot plongé au grand ralenti dans une improbable traversée des flots. Il nous arrivait même d’inviter des incrédules chez nous rien que pour le plaisir de leur ahurissement quand, passant de pièces en pièces, il leur fallait constater le même phénomène, chaque lustre de l’appartement tanguant poétiquement au gré du ploiement éléphantesque de l’édifice. Pour tout dire, même si personne ne l’avouait en dehors de ma mère, les jours de grand vent, nous avions tous la trouille.
L’ergonomie de l’intérieur de l’immeuble n’avait rien à envier à ces deux premiers particularismes. Deux ascenseurs, vertèbres mécaniques de l’ambitieuse construction, avaient été le théâtre, à la suite de notre aménagement, d’un protocole paternel visant à nous familiariser, mes frères et moi, à l’interminable ascension qu’imposait le retour jusqu’à nos pénates : engouffrés tous les quatre dans une cabine, nous laissions ainsi défiler quelques étages, une dizaine en général, avant que mon père ne bloque soudainement le réduit à l’aide du bouton d’arrêt d’urgence. Là, nous patientions durant d’atroces minutes dans une apesanteur imposée entre les deux parois tapissées de moquette marron côtelée, engoncés dans un silence morbide assujetti à la seule résonance spectrale de la voix du Pater Familias nous exhortant de façon professorale à la raison et au courage, insistant sur la fiabilité de la mécanique moderne, tandis que nous combattions une frousse palpable. Nous répétâmes cet exercice quasiment chaque semaine durant les trois premiers mois de notre aménagement, et force est de constater que ce parti pris finit par être payant, les ascenseurs devenant finalement un de nos terrains de jeux de prédilection. Structurellement parlant, si la cabine desservant les étages pairs était grande et spacieuse, sa voisine contiguë desservant les étages impairs, elle, était ignominieusement étroite. Si l’on admettait que le découpage de l’immeuble répartissait les plus petits logements du côté impair, le calcul s’acceptait. Le problème principal venait du fait que le seuil du « grand » ascenseur, une fois le rez-de-chaussée atteint, faisait impeccablement face à la cage d’escalier tentaculaire desservant tous les étages en un colimaçon vertigineux : au vu de la dimension de sa porte d’acier monumentale percée d’un unique hublot, on ne pouvait dès lors la pousser sans rencontrer le nez de la première marche de cet escalier s’élançant à l’assaut des vingt-trois étages de la structure contre lequel elle venait irrémédiablement buter ; le bon sens amenait, dans un premier temps, à dénoncer cette absurdité : il aurait suffi d’inverser le sens d’ouverture pour que le problème se résolve. Cependant, cette solution aurait entraîné une desserte directe du grand ascenseur sur le seuil du petit ascenseur, qui lui-même s’ouvrait, dans un souci légitime d’ergonomie, dans le sens opposé. Le problème était insoluble. Ce cafouillage architectural, dans un immeuble palpitant en permanence au rythme d’allées et venues verticales d’une foultitude de familles nombreuses, entraînait ainsi un phénomène d’engorgement lui-même insoluble : les occupants des deux ascenseurs - parfois prisonniers de leur cabine de longues minutes durant s’ils venaient des étages supérieurs -, aspiraient tous à en quitter le confinement au plus vite : inévitablement, ceux du « petit », très stressés, tombaient nez-à-nez avec ceux sortant du « grand » et devant, bon gré mal gré, s’extirper par un angle d’ouverture réduit par la butée contre la marche d’escalier. S’ensuivait un désordre permanent, les uns tentant de contourner la porte par contorsion, les autres essayant de faire reculer ceux du « petit » pour pouvoir refermer la porte, les premiers exhortant les seconds, de nouveaux venus pestant de leur côté dans l’attente de pouvoir à leur tour emprunter la cabine dans le sens ascendant, tout ce petit monde se bousculant et se pressant mutuellement dans des directions incompatibles, donnant au hall la dynamique aveugle d’une fourmilière têtue condamnée à un capharnaüm ininterrompu.
Enfin, pour couronner le tout, deux types de paralysie venaient rompre cette pittoresque arythmie quotidienne : les plus régulières consistaient en une panne de l’un des deux élévateurs. Sollicités à outrance et sans la moindre interruption, les cabines cacochymes qui hoquetaient déjà en permanence le long de leurs laborieux périples parallèles, avaient pris pour fâcheuse habitude de s’immobiliser pile poil entre deux étages dans de lugubres bruits de chaînes et de poulies, condamnant leurs infortunés occupants à une attente oppressante et généralement interminable. Si le plus grand des deux ascenseurs était touché, la petite cabine devait immédiatement endosser la totalité des tournées, devenant logiquement le réceptacle d’une frénésie d’allers-retours à pleine charge qui ne tardaient pas à entraîner sa propre panne, généralement sitôt que sa consœur était finalement remise en route. En toute logique, le processus s’inversait alors en direction de la grande cabine, générant avec la régularité d’un métronome une desserte finalement mono nucléique de l’immeuble tout entier. La deuxième catégorie de paralysie était plus loufoque : elle consistait en de trimestrielles pannes d’électricité touchant les parties communes. Non contentes d’immobiliser cette fois les deux cabines en même temps, elles plongeaient le hall et le grand escalier de secours dans le noir le plus complet et dès lors, l’immeuble prenait une autre dimension : basculant dans une réalité parallèle fantastique, des armées de spectres arpentaient l’enchevêtrement étroit de l’escalier dans les deux sens, le long de vingtaines de paliers stéréotypés. Dans l’obscurité la plus épaisse, les habitants se muaient en vers grouillant à la verticale d’un tronc fossilisé, poussant de concert des grondements harassés, les cavalcades de ceux qui descendaient se heurtant aux pénibles ascensions des grimpeurs dans une désorganisation rocambolesque traversée de faisceaux de lampes électriques jaunâtres. Enfants, nous adorions ces instants lunaires durant lesquels la tour se transformait en une aire de jeux géante propice à toutes les facéties : sous n’importe quel prétexte, nous nous lancions à l’assaut des quarante-six demi-paliers à grands coups de fous-rire, sillonnant les étages, enivrés de giration, sonnant aux portes dans la frénésie de courses-poursuites échevelées, prolongeant d’interminables parties de cache-cache mettant nos cuisses à vif. Si nous avions su quel coffret électrique abritait le disjoncteur général, il ne fait aucun doute que nous aurions généré nous même des pannes.



Vol. II

Vivre dans ce « groupe d’habitations » moderne se révélât ainsi, pour la fratrie de garçons à laquelle j’appartenais, une aventure aussi passionnante que délurée. L’interminable parking offrait notamment une inépuisable source de trépidations. Côté enfant, le coffre à jouet en bois entreposé sur le balcon de notre chambre recelant un formidable arsenal de Winchester à canons sciés, colts 45 et leur ceinturon de cartouches, pistolets laser, fleurets, sabres courbes et autres joyeusetés, le samedi après-midi voyait se dérouler un même rituel : à la porte de l’entrée de l’appartement familial se présentait une ribambelle de mercenaires désœuvrés venant se fournir en armes, avant que le grand ascenseur ne fasse ainsi redescendre du vingt-deuxième étage, sous notre garde et au grand amusement de voyageurs inopinés, des hordes de Johnny Weissmuller, de Josh Randall, de Yul Bryner et de Han Solo jusqu’aux rivières de voitures à l’arrêt du parking, celui-ci se transformant tour à tour en bastions médiévaux, forts confédérés ou armées de blindés au hasard de diffusions de péplums, westerns ou films de capes et d’épées lorgnés en cachette sur le poste familial noir-et-blanc depuis le couloir central à la porte entrebâillée. Pendant ce temps, les allées bitumées des garages offraient, elles, des pistes cyclables d’impeccable facture le long desquelles des courses effrénées et des chutes sanglantes mettaient aux prises de tous premiers BMX (qui n’étaient encore que des « Bicross ») et de tous premiers skateboards (ceux à l’épaisse planche plastique crantée noire pointue et aux célèbres roues rouges), pendant que les portes lambrissées des boxes extérieurs étaient elles soumises, au grand dam de leur propriétaire, à de violents pénaltys tirés en enfilade par une brochette de Rocheteau et de Platini en herbe. Cette agitation infantile débridée durait quasiment sans interruption jusqu’à l’heure du repas vespéral : des têtes apparaissaient alors aux balcons et aux fenêtres sur toute la hauteur de l’édifice, et les uns après les autres, nous étions hélés depuis les étages pour regagner nos pénates dans un concert de prénoms vitupérant et de rappels à l’ordre tonitruants et nous remontions alors seuls jusqu’à nos hauteurs, bardés comme des mercenaires mexicains s’apprêtant à traverser le Rio Grande de toutes les armes que nous avions récupérées.
D’autre activités tout aussi ludiques mais nettement moins graciles s’offrirent ensuite à notre fratrie à peine un peu plus tard. Côté intérieur, la venue de nos cousins déclencha systématiquement des batteries de tests de physique justifiés par le formidable champ d’expérimentation que représentait un double balcon côté chambre surplombant 72 mètres d’à-pic : tandis que les adultes discutaient à l’autre bout de l’appartement en buvant des verres dans d’immondes fauteuils en velours, tout commença avec d’élémentaires crachats ayant pour objectif d’atteindre le haut des crânes de voisins des étages inférieurs inconsciemment penchés à leur propre balcon ; puis, dans l’ordre exponentiel de notre audace avait succédé à ce sport dans lequel nous étions passés maîtres le lancement intempestifs de maquettes d’avions de chasse Heller truffées de pétards « Mammouth » glissés dans le fuselage, le jet d’objets divers s’étant rapidement posé comme une véritable institution. Un premier pic de décadence fut atteint avec l’achat, à la droguerie d’en bas, d’un terrible lance-pierre qui nous permit d’endommager sévèrement un pigeon et trois mouettes ayant eu la mauvaise idée de venir planer un peu trop près de notre pas de tir. Enfin, l’apogée fût atteinte avec un sport extrême de splendide facture : le lâcher de sac plastique. Le supermarché local fournissant de splendides exemplaires de poches à poignées d’imposant volume, nous les remplissions consciencieusement d’eau avant des les balancer au-dessus de la rambarde et nous penchions ensuite pour les voir exploser sur le parapet protégeant les entrées, appesantis des dizaines de kilos supplémentaires accumulés durant leur chute vertigineuse. Cette ultime folie prit heureusement fin à l’initiative d’une patrouille de police venue directement frapper à la porte de notre étage après qu’une de ces bombes ait malencontreusement atterri sur le capot d’une voiture soixante douze mètres plus bas à la suite d’un lancement époustouflant opéré à 4 mains, éventrant la tôle et ruinant passablement le moteur. La rouste que nous en reçûmes m’en cuit encore l’arrière train. Côté extérieur, le centre d’accueil pour toxicomanes, avant d’être fermé définitivement sous la pression des copropriétaires, donnait lieu, lui, à de féroces rodéos de voitures volées menés directement sur le parking à la nuit tombée, au volant desquelles de drôles d’olibrius pas encore tout à fait devenus ces types complètement cinglés qui tirent désormais au fusil d’assaut à travers les foules, effectuaient de tonitruants dérapages contrôlés directement sous l’aréopage de fenêtres étagées, et ce jusqu’à ce qu’un habitant plus féroce qu’un autre – l’ensemble d’immeubles comptant une belle panoplie d’ex-légionnaires, paras et autres laissés pour compte de la débâcle de l’Algérie française – se décide à descendre, rapidement rejoint par une milice improvisée constituée de concierges, pères, cousins, oncles et frères aînés en tricots de peau tous prêts à en découdre ; grâce aux résidus de ces rodéos, de l’autre côté de notre tour, un autre sport occupa nos dimanches après-midi : dans l’angle mort de ce qui fut un terrain de sport, à l’abri de la plupart des regards parentaux, trônaient deux carcasses de voiture calcinées. Objet de toutes les convoitises, leur prise successive donnait inévitablement lieu à de terribles bagarres entre bandes rivales issues des tours avoisinantes, provoquant de nouvelles courses-poursuites effrénées délicieusement effrayantes. De temps à autre, il nous arrivait enfin de regarder, de loin cette fois, de nettement moins drôles pugilats opposant la localement célèbre bande dite « bande à Jo » - Jo étant une jeune gitane de quinze ou seize ans balafrée sèche comme une trique et mauvaise comme une teigne, commandant une troupe cycliste hétéroclite et joyeusement belliqueuse de quelques douze galavards - aux non-moins célèbres « descentes » des cités avoisinantes du Roy d’E. opérées à grands renforts de cyclomoteurs surchargés de passagers aux pieds écartés qui déferlaient tous pots d’échappements dehors (saluons au passage le cultissime « kit 70 Pollini » qui transformait un 103 Peugeot en une sorte de Dragster incontrôlable) sur nos parkings préférés comme une razzia de peaux-rouges…
Mais ne nous méprenons pas : ce désordre était joyeux, bruissant, bigarré, parfumé à la Gitane, aux papiers peints orange, à la Main Pif et à la Chasse au Gaspi : j’arborais alors du haut de mes dix ans mes toutes premières Santiags que j’avais convaincu ma mère de m’acheter « noires à talons biseautés et surpiquées de dragons rouges », me faisais dans la foulée exclure des cours de catéchisme à cause du badge King Size de « Killers » piqué dans ma veste en jean « Charles Bronson », étais autorisé à assister aux débats chevronnés lancés dans la chambre de mon frère aîné à la suite de la sortie de « Back In Black » sur la légitimité de Brian Johnson à succéder honorablement à Bon Scott, regardais la bouche bée un Francis Lalanne dans sa veste en daim aux manches à frange expliquer à mon frère la nécessité d’introduire la guitare folk dans l’animation de la messe dominicale de leur lycée, regardais ce même frère partir chancelant en direction des Urgences aux bras de mon père avec un doigt en moins à la suite d’une mauvaise manouvre au volant de sa TY, bref, nageais avec une concupiscence affamée dans ces années qui virent Giscard nous dire « Au revoir » et qui marquent pour toujours ce que je suis devenu, et à jamais, me fait aimer comme détester l’Homme dans ce qu’il a de plus trivial et de plus beau, tout en m’ayant radicalement convaincu d’une chose : ne plus jamais habiter, une fois adulte, dans quelque grand ensemble que ce soit.
Et pourtant, chaque fois que le hasard me fait emprunter les rues du 9ème arrondissement et que je franchis en voiture ce rond-point étroit de la rue Aviateur Lebrix , je ne peux m’empêcher de lever les yeux vers le ciel sur ma droite et chercher, le nez collé à mon volant, tout en haut de cette tour qui se délite encore aujourd’hui majestueusement sur fond de ciel bleu azur, le volet de ma chambre.

mercredi 3 octobre 2012

Et aux mal nées, quelle valeur, pour quelles années ?

Est-ce que vieillir c’est regarder filer les minutes en s’effrayant de sa propre inertie, au lieu de s’ennuyer de façon agréable ? Est-ce que vieillir c’est se familiariser avec l’envie du sommeil, après avoir tant honni l’idée même de s’allonger avant de ne plus arriver à tenir une paupière ouverte ? Est-ce que vieillir c’est préférer déambuler la nuit à quelques encablures de chez soi, seul et le nez en l’air sans se soucier de l’heure, au lieu de traverser la ville à plusieurs d’un pas de course imbécile, l’aube dans le dos ? Est-ce que vieillir c’est aimer être chez soi, au lieu d’aimer avoir un chez soi ? Est-ce que vieillir c’est opter pour le vin et en boire beaucoup, même en sachant que le vin donne mal à la tête ? Est-ce que vieillir c’est réfléchir au marasme du lever au moment de déglutir et au final, s’angoisser à l’idée que se réveiller semble de toute façon rester, pour toujours, une épreuve ? Est-ce que vieillir c’est soudainement avoir peur d’être malade, au lieu de détester être malade ? Est-ce que vieillir c’est aimer manger un fruit à n’importe quelle heure, mais détester devoir les trimballer jusqu’à chez soi tout en bannissant de ses habitudes le fait de n’en acheter qu’un à l’étalage, avec une piécette ? Est-ce vieillir c’est s’occuper systématiquement de se nourrir ?  Est-ce que vieillir c’est arrêter d’aimer la musique pour ne plus s’émouvoir que de certaines musiques ? Est-ce que vieillir c’est se soucier d’être beau non plus pour paraître, mais pour arriver à être ? Est-ce que vieillir c’est s’épuiser pour choisir des vêtements, et donc acheter plusieurs fois les mêmes ? Est-ce que c’est arrêter de peindre ? Perdre plus de temps au contact d’un animal ? Est-ce que vieillir c’est craindre de devoir rencontrer un proche, hésiter à se sentir bien en sa présence puis grimacer sitôt que l’on est à nouveau seul ? Est-ce que vieillir c’est se languir de tuer les après-midi en caressant l’idée du crépuscule, et le crépuscule une fois venu, regarder finalement filer les minutes en s’effrayant de sa propre inertie ? Est-ce que vieillir c’est souhaiter ardemment rétrécir le dialogue pour flotter dans le règne cossu du monologue, comme dans un bain devenu froid ? D’ailleurs, est-ce que vieillir c’est se faire couler un bain et s’emmerder immédiatement dedans ? Est-ce que c’est commencer à compter avec circonspection les choses que l’on sait réparer ? Est-ce que c’est prendre un certain plaisir à allumer de très grosses bougies en même temps que des lampes de salon, mais détester avoir à les éteindre, et les lampes, et les bougies ? Est-ce que vieillir c’est, même en sachant que déplacer des objets, des choses ou des pensées pour les aligner reste vraiment vide de sens, éprouver une forme de nécessité à mettre de l’ordre ? Est-ce que vieillir, c’est se sentir devenir une sorte de... type ?