vendredi 31 août 2012

Rendez-vous en terre inconnue.

J’ai fait la sourde oreille à ces jours paisibles qui se sont écoulés dans l’air sans discontinuité, apportant bravement leur part d’insouciance au milieu du fracas habituel. J’ai à la fois notion précise du temps qui est passé, je pourrai le noter posément sur une feuille comme un chiffre, mais la substance n’a cessé de faire défaut. Ces journées noyées de soleil, ces virages au volant d’une voiture coopérative et feutrée que j’ai pris d’une seule main,à une allure minable au milieu de paysages lavés de construction au point de paraître louches. Ces sourires complices, ces dîners doucereux au milieu d’un soir tombant, une de nos mains battant lentement l’air pour chasser un insecte opiniâtre du dessus d’une assiette. Un soupir d’aise au moment de s’allonger sur un lit inconnu. J’ai tout traversé comme un fantôme dilettante ayant reçu la permission provisoire d’arrêter de hanter son lot d’âmes usées pendant quelques semaines, guettant l’instant ou il faudra reprendre mes chaînes pour ululer en plein cœur de la nuit, debout et blanc dans le fond d’une pièce, les yeux rougis vrillés sur un dormeur quelconque mais inexplicablement, personne n’est plus venu me chercher . Tout s’est poursuivi avec cette même bizarrerie, comme une sorte de mauvais canular qui se devait de durer jusqu’à ce que j’y croie vraiment, jusqu’à ce que j’ai cédé ou tout au moins m’y sois fait, pour s’éventer et m’éclabousser d’un rire jaune et ossu avant que de m’admonester sèchement, puis qu’il me faille reprendre criblé de honte et d’auto-humiliation Tout à ma suspicion, j’ai lu ces choses passionnantes sans pouvoir rien en dire, sans arriver à en conjurer, comme d’habitude, une foule aveugle et anonyme d’en partager les délices. Les trois tomes du « Monde des à » de A.E Van Vogt, qui sont pourtant bien ce que j’ai lu de plus jouissivement déroutant en matière de science-fiction. Et bien, je n’ai rien pu en dire. Aujourd’hui encore, je peine à m’armer de ce courage qui s’empare d’habitude si facilement de moi au moment où je referme une œuvre qui m’a bouleversé (ce qui arrive finalement assez souvent) et qu’il est donc temps pour moi, comme un mécanisme suisse de précision, de prêcher dans un vide familièrement ingrat avec la conviction et la foi d’un illuminé débarrassé de la nécessité qu’on l’écoute.
Là, rien.
J’ai tenté de scanner des illustrations de Robert Crumb, ces portraits dérangeants de femmes croqués à partir de comptes-rendus de psychiatrie du début du siècle dernier, mais là encore j’ai échoué, sans même que cela ne m’agace véritablement. J’ai aussi lu ce livre à moitié hérissant de Joseph Connolly dont Michel Blanc a mené une adaptation cinématographique plutôt réussie sous le titre « Embrassez qui vous voudrez ». Là aussi, d’ordinaire je n’aurai pas tardé à décrire ce mélange subtil de dégoût et d’attirance que ce livre, décroché sur une étagère d’une maison de vacances louée à la semaine, m’avait procuré. Mais rien. Tout ce que j’aurai pu en dire m’est apparu fade et inutile. D’ailleurs, tout ce que je voulais dire m’a semblé une sorte de prêchi-prêcha informel sans la moindre étincelle, comme ces pépiements insupportables des pauvres types qui vous abordent dans les rues passantes des centre ville dans l’espoir pourri de vous tenir le crachoir à propos de je ne sais quelle Bible, les yeux remplis de cette empathie suave et répugnante. Alors je n’ai rien fait. Cela n’a pas cessé de me mettre mal à l’aise mais cette fois il m’a été impossible de réagir face à cette vague de bonhomie gracile qui s’est emparée de nous comme le bras d’un ami vous entraînant vers un comptoir à l’heure où le soir s’est décidé à pousser tout le reste pour s’asseoir à califourchon au-dessus de votre tête. Je n’ai rien eu à faire d’autre que de me laisser faire et de me gratter le menton en essayant affablement de me trouver plutôt pas mal dans des glaces de salles de bain inconnues. Je me suis même saoulé sans la moindre ténacité ni aucune rigueur, avec gentillesse. A tout bien considérer, cela n’a rien à voir avec l’été.
Je veux dire, le fait d’être en vacances, tout ça, tout ce qui peut logiquement s’ensuivre. Non, c’est juste que je n’ai pas eu envie.
Peu après, en pleine nuit, alors qu’on était de retour et que malgré tout ce que j’avais pu prévoir les choses n’avaient toujours pas changé, je suis tombé sur un type en chemise blanche debout sur les tuiles du toit de mon voisin et alors que j’étais parti pour lui exploser le crâne au moyen d’une hache de décoration, j’ai fini par comprendre qu’il cherchait juste à fuir sa femme ivre de jalousie qui tambourinait déjà comme une aliénée assoiffée de vengeance à une porte de maison lointaine, derrière laquelle se tenait, livide, une quelconque maîtresse angoissée. Et toute cette vie a continué de tourbillonner autour de moi comme un Sirocco bienveillant, sans plus que je n’éprouve le moindre besoin de débarrasser mon cerveau de quoi que ce soit : d’hypertendu, il semblait devenu inexplicablement amorphe ou indifférent, mais de façon sympathique.
Et puis soudain, Jean-Luc Delarue est mort.