mercredi 27 octobre 2010

L'objet de mon affection

Dimitri Sokolov-Mitricht, au-delà d’avoir, pour tout amateur de romantisme russe, un nom qui fait voyager l’imagination, est journaliste à l’Izvestia de Moscou ; il se trouve aussi que «Courrier International nous relate que Dimitri Sokolov-Mitricht a mené une expérience pamphlétaire contemporaine, version slave : à l’opposé du procédé forcément « bigger than life » de l’américain Morgan Spurlock et de son pamphlet « Supersize me », Dimitri Sokolov-Mitricht s’est contenté d’une semaine passée « dans un studio ordinaire de type soviétique », avec pour mot d’ordre un quotidien quasi monacal destiné à éprouver une vie au consumérisme limité à l’extrême.
Résultat ? Là où l’américain s’astreint à trente jours d’expérimentation pour parfaire sa démonstration de la folie nutritionnelle qui s’empare de son pays et livre un film-documentaire témoignant de la menace qu’il a fait peser sur sa propre santé, le russe se contente d’une semaine d’immersion pour délivrer un article, sans avoir altéré aucune de ses facultés. Les deux méthodes fonctionnent pourtant aussi bien l’une que l’autre, chacune finissant par sensibiliser un vaste public. Fond contre forme ? Le russe écrit notre relation passionnelle aux objets au travers d’une privation qu’il s’inflige, l’américain filme notre relation addictive à la nourriture au travers d’une surconsommation qu’il s’inflige. Est-ce là une antépénultième preuve de ce manichéisme hérité des 60’s se complaisant dans l’opposition d’un supposé naturel extraverti de l’Ouest avec un tout aussi supposé pragmatisme introverti de l’Est ? Alors que les deux démarches visent un but quasi-similaire, suis-je plus touché par Dimitri Sokolov-Mitricht que par Morgan Spurlock parce que :
- Je ne mange que peu de junk-food, et que je préfère légitimement un ragoût d’agneau au thym à un menu « super size » (rappel : notre chaîne de restauration rapide nationale vient de lancer sur le marché un tout nouveau sandwich « X-Tra Long »…)
- Je ne suis que moyennement consommateur de cette mode de film-documentaires qui assènent des vérités (souvent catastrophisantes et systématiquement culpabilisantes) sur un monde bizarrement conscrit dont nous chevauchons tous la dérive
- Je préfère sans grande hésitation l’écrit à l’image
- Je préfère Michel Strogoff à Jason Bourne.
(liste non exhaustive).
Bref, voilà cet article intitulé : « Huit jours de bonheur loin de la consommation »

« Vous savez quel a été le plus grand pied que j’ai pris cette année ? Mon réveillon en Autriche ? Non. Mon reportage sur le Baïkal, au frais, pendant que Moscou étouffait dans la canicule et la fumée des incendies ? Non plus. La semaine où je me suis le plus régalé a été celle que j’ai passée tout seul dans un studio ordinaire de type soviétique, avec un canapé-lit, une table, un tabouret, une baignoire, un évier et un frigo. J’avais pris quelques sous-vêtements, un pantalon et une chemise. Je suis arrivé un vendredi et suis allé faire mes courses ; j’ai acheté à manger pour 1000 roubles [environ 24 euros], ce qui m’a suffi jusqu’au vendredi suivant. Autour de moi, rien de superflu.
Oui, messieurs les psychiatres, je veux parler de cette expérience. J’ai l’impression que je suis en train de développer une forme intéressante de paranoïa. Et que je ne suis pas le seul. Je commence à avoir peur du superflu, des papiers, des activités, des informations et même des plaisirs qui nous assaillent. Arrivé à un certain stade de l’existence, on comprend que trop de choses inutiles et absurdes se sont amoncelées autour de nous. Et que tout cela devient agressif. On se met donc à en avoir peur.
On a du mal à contenir son irritation quand on se voit offrir des cadeaux inutiles, ou même utiles, et on insiste auprès de ses amis pour qu’ils viennent à vos soirées d’anniversaire les mains vides. Mais ils n’écoutent pas. On réagit mal lorsque notre épouse nous propose d’aller chez Mega [gigantesque centre commercial] acheter une paire de jeans neufs, parce qu’un homme comme il faut se doit d’avoir cinq ou six pantalons différents. On est horrifié devant la quantité de jouets qui a envahi la chambre des enfants. Et on comprend soudain le bonheur que ça doit représenter de remplir un grand sac d’objets divers et d’aller le balancer à la décharge.
Si vous pensez que je suis en train de déplorer à grands cris la puissance destructrice des objets, vous vous trompez. C’est exactement l’inverse. Je suis consterné de voir à quel point ils ont perdu de leur force. Parce que j’aime les objets, je veux qu’ils fassent partie de la famille au lieu de n’être que des partenaires jetables. Pour moi, pas de brève aventure ; je suis animé des intentions les plus sérieuses vis-à-vis des objets.
Personne n’est absolument détaché du monde matériel. Tout objet valable a un côté pragmatique et esthétique, mais aussi sacré. Et c’est précisément cette fétichisation que la publicité exploite. Lorsque nous contemplons la naissance du nouveau modèle d’une marque automobile mondialement connue, notre inconscient se réveille, prêt à succomber à la grandeur de cette création divine, ou du moins à communier avec cette grandeur en la possédant.
Mais le culte des objets, comme tout autre, se désacralise lorsque les dieux deviennent trop nombreux. A quand remonte la dernière fois où vous avez vraiment “arrêté votre choix” sur un objet ? Et nos enfants disent-ils, émus, à leurs copains : “C’est le parapluie de papa, celui qui les abritait, lui et ma maman, au début de leur vie commune” ? Qui se souvient encore de ce qu’est un patrimoine familial ? Nous avons même cessé de considérer les robes de mariées comme des reliques à conserver précieusement. Aujourd’hui, les articles sont tout de suite hors d’usage, et même s’ils peuvent encore servir ils vieillissent mal, passent de mode, lassent leurs propriétaires. Ils entrent chez nous pour en sortir aussitôt, comme des amants furtifs ou des filles d’un soir, sans que nous ayons le temps de nous y attacher, voire simplement de les apprécier. Du coup, nous perdons aussi le sens de la mesure dans la consommation.
C’est ainsi que les objets se multiplient autour de nous, qu’ils s’entassent, nous submergent. Nous cessons de les comprendre, de les maîtriser. Chacun d’eux nous dit quelque chose, mais quand il y en a trop ils font un tel vacarme qu’ils en arrivent à nous empoisonner la vie et à nous désorienter. Nous sommes perdus dans notre espace existentiel. Les objets finissent par devenir des ennemis. Et ce n’est pas seulement un problème de riches. L’aspect financier ne change rien au caractère hostile du superflu.
Pour l’instant, en Russie, la prise de conscience du fardeau que représente le superflu ne touche pas grand monde. Trop de gens n’ont pas encore atteint la satiété, et, s’ils y sont arrivés, ils restent contraints de suivre la règle du jeu générale, encore édictée par ceux qui n’en ont pas eu assez. Mais mon inconscient collectif pressent que bientôt, très bientôt…"

Le week-end dernier, j'ai sué sang et eau pour participer à un vide-grenier. A l'aube, après un réveil pâteux et un chargement de coffre de voiture ressemblant étrangement à la fatalité du casse-tête d'un départ en vacances, je me suis retrouvé sur un terrain de baskett de quartier à étaler d'innombrables objets nous ayant appartenu, à ma femme, à ma fille et à moi-même, sur un carré délimité que nous avions recouvert de vieille couvertures. Puis, toute la journée, j'ai guetté les badeaux dans l'espoir de faire "de bonnes affaires" avec ces objets soudainement dénués de sens que nous souhaitions abandonner, mais en les monnayant. Puis je suis rentré après 10 heures de station debout pénible, harrassé. J'ai regardé chez moi, et j'ai eu la sensation d'un Tonneau de Danaïde inversé. Ou quelque chose dans le genre.
En même temps, il est un fait : j'ai le vide en horreur, et je suis très mal à l'aise dans les appartements à l'ergonomie minimaliste.
Je me dis que ce n'est peut-être pas la quantité qui tue le sacré, mais la qualité : au milieu du fouillis grotesque des objets que nous amoncellons, certains tranchent comme des idôles dans un champ : le chapeau en feutre gris de ma grand-mère, à la bordure tricotée si laide; le briquet à pierre de mon grand-père en forme de pistolet de pirate qui trône sur son présentoir en faux bois, et qui ne marche plus; l'almanach de Spirou de l'enfance de mon père; le couteau trappu très tranchant de style japonais offert par mon frère; oui, la liste est longue de ces objets emplis du sacre de ma petite vie humaine, prises ridicules sur un mur d'escalade s'élevant vers un ailleurs en forme de néant, qui prennent sagement la poussière à côté d'autres artefacts tout aussi stériles et tout aussi laids, mais dépouvus de dévotion. Et pourtant, pour éviter que l'objet sacré ne s'enferme dans son propre culte, n'est-il pas finalement plus sage d'en estourbir la portée à coups de trompe-l'oeil et d'autres pièges à intérêt superficiels ? Car l'amoncellement devient alors légèreté, connivence, là où l'objet sacré, isolé, unique, flamboyant, pèse du poids terrible de sa valeur dans le vide que l'on crée autour de lui, jusqu'à nous réduire à son silence grave.

vendredi 22 octobre 2010

Le Trône de Dieu (final cut)

Chapter One : Nick & LeeNick Cave est membre d'une société semi-secrète fondée par le réalisateur Jim Jarmusch : au grand dam du véritable et légitime héritier, « The Sons of Lee Marvin » réunit des célébrités dont les traits du visage « pourraient laisser croire » qu'ils sont les fils de Lee Marvin ; elle compte, par exemple, Tom Waits, John Lurie et même Iggy Pop et Neil Young, tandis que John Boorman en est membre honorifique.
Lee Marvin ?
Au départ plombier, il se découvre une vocation lorsqu’un producteur lui demande de lâcher sa tuyauterie pour remplacer au pied levé un comédien tombé malade tandis qu’il est accroupi sous les chiottes d’un théâtre. Après de nombreux seconds rôles et quelques personnages hauts en couleur (comme le motard de L'Équipée sauvage), il devient une figure du film noir ; monstrueusement révélé par Fritz Lang dans Règlement de comptes, il enchaîne d'autres grands films criminels comme le formidable Les Inconnus dans la ville ou Un homme est passé de John Sturges.
John Ford lui offre la consécration avec L'Homme qui tua Liberty Valance, et il devient une star mondiale grâce aux Douze Salopards de Robert Aldrich, en 1966.
Vedette, il tournera deux futurs classiques avec John Boorman : Le Point de non-retour en 67 et Duel dans le Pacifique (1968) ; il deviendra un intime de Boorman au point que 13 ans après sa disparition, le réalisateur lui consacrera un documentaire très émouvant.
Pour l’anecdote, Lee Marvin interprétait lui-même les chansons dans ses films (cf La Kermesse de l'ouest de Joshua Logan en 1969)
La devise des « Sons of Lee Marvin » ? "If you look like you could be a son of Lee Marvin, then you are instantly thought of by the Sons of Lee Marvin to be a Son of Lee Marvin".


Chapter Two : Nick and « kino »On découvre la passion de Nick Cave pour le cinéma dès 1988 avec un rôle dans un film australien indépendant dont il a co-écrit le scénario, Ghosts of the Civil Dead, réalisé par John Hillcoat (grand clipeur vidéo devant l’éternel, à qui l’on doit hélas plus récemment le nullissime « La Route » adapté de Mac Carthy). Il rempile dans Johnny Suede en 1991, aux côtés d’un certain... Brad Pitt. Très attiré par le cinéma, Nick écrit en 2004 le scénario du néo-western The Proposition : poétique et violent, le film est à nouveau réalisé par John Hillcoat, la B.O. atmosphérique étant logiquement signée à 4 mains avec Warren Ellis. Les deux larrons remettent ça en 2007 pour L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (tiens, revoilà Brad).
Nick Cave et John Hillcoat projettent de réaliser un troisième film, une comédie située en Grande-Bretagne, dont le titre provisoire est Death of a Ladies Man (cf Leonard Cohen).

Chapter Three : Nick, words & the ChristLe second roman de Nick Cave, The Lonesome Death Of Bunny Monroe, est sorti en même temps qu'une nouvelle BO composée pour l'occasion ; Nick Cave livre des extraits des Pensées de Blaise Pascal sur le All the Pretty Little Horses du très mystique all-star band « Current 93 » (hum hum… rappel ? l'homme, dans son amas de concupiscence, ne peut trouver la paix intérieure et le véritable bonheur qu'en acceptant que Dieu lui vienne en aide par le biais de la grâce. C'est le pari de Pascal : gager la vie misérable que mène l'homme, certaine mais finie, et parier sur Dieu, incertain, mais infini. Tenté ?) ; Nick Cave a aussi écrit une introduction à l'Évangile selon Marc (une des trois synoptiques, et la plus ancienne de toutes) paru dans la collection Pocket Canon Bible Series.

Chapter Four : Nick & MickDepuis que Blixa Bargeld est retourné au Neubauten en 2003, Mick demeure le seul membre de la composition originelle des Bad Seeds.

Chapter Five(the last) : Nick, his old good piano and the young bitchy guitarFin 2006, Jim Sclavunos, Warren Ellis et Martin Casey amènent Nick a endosser… la guitare. Résultat ? Grinderman, qui est plus ou moins à Nick Cave ce que Tin Machine fût à David Bowie... Heureusement, Nick Cave & The Bad Seeds signent un retour fracassant avec un album s'inspirant librement de la résurrection de… Lazare, l’enterré vivant biblique dont le nom signifie en hébreu : « Dieu a secouru… »

Nick Cave ? The face of Jesus in my soup.

Retraite Urbaine

C’est une ville de siècles indifférents
C’est une ville de pauvreté goguenarde
C’est une ville de mer à ruelles et à grandes allées
C’est une ville à promontoires de plages étouffées
C’est une ville d’aspérités et de pierres salies
C’est une ville nu-pieds pleine de vents
C’est une ville de fumées inertes
C’est une ville de côtoiements suspects et de bruits lointains
Une ville de sirènes et de vitesse
De palmiers murés et de viandes laides
De canicule et de lumières
C’est une ville en pente
C’est une ville de métal incandescent
Une ville d’estaminet
C’est une ville de filles fardées et d’hommes-serpe
C’est une ville de nuit et d’après-midi
C’est une ville de nuage et de poissons
De poivrons et de crachats
D’asphyxie et de libertés illicites
C’est une ville de fratries et de méfiance
C’est une ville d’herbes brûlées et de bateaux à quai
C’est une ville sous ordures

mardi 19 octobre 2010

Grrrr.....

"Un randonneur américain âgé de 63 ans a été tué samedi par un bouc dans la parc national Olympic, dans l'Etat de Washington. Il se trouvait avec sa femme et un ami lorsque le bovidé l'a chargé, lui donnant un coup de corne dans la cuisse. Une attaque qualifiée d'"inhabituelle" par le service des parcs nationaux américains".
Direct Marseille Plus, Page "Monde", rubrique "En Bref" du Mardi 19 Octobre 2010.

"Des sauveteurs tentent de localiser les éventuels rescapés d'un crash sur une île peuplée de babouins mutants"
Résumé de "L'Attaque des Primates", film projeté par NRJ12 à 22h40 le Lundi 18 Octobre 2010

???

samedi 16 octobre 2010

vendredi 15 octobre 2010

Vendredi, dix-sept heure cinquante.

J'ose espérer que vous savez ce que vous faites. Cela va vous coûter un maximum.

("La route sanglante du jardinier Blott" - Tom Sharpe)

jeudi 14 octobre 2010

"...Il me faut raconter les choses que j'ai vues"



Quand on pense à Rodin, on pense à son Penseur. C’est drôle de dire ça comme ça.
Il se trouve que j’aime Rodin d’un amour sans conditions et que pourtant, je n’étais pas spécialement fan de son "Penseur" devenu une sorte de pitoyable référence de bistrotier. Or, un soir de désœuvrement littéraire, voilà que je me décide à attaquer « La Passion du Mouvement » de Dominique Jarrassé, entièrement dédié à Rodin : cet ouvrage est de ceux que l’on range comme des objets de décoration sur une étagère, du genre si imposant qu’on ne saurait jamais y consacrer qu’un œil distancié.


Généralement satisfaite par une œillade snobinarde sur une double page aux reflets glacés, notre curiosité y va avec ce type de livre de sa minute contemplative, avant qu’il ne faille déjà batailler pour le replacer, ahanant pour maintenir d’une main la rangée entière de pavés mitoyen ayant chuté lors de son extraction tandis que de l’autre, l’on doive manœuvrer pour ré-encastrer l’ouvrage à son emplacement initial, l’avant-bras crispé sur sa tranche épaisse comme une brique : et nous voilà à maudire l’idée saugrenue nous ayant saisie tantôt de vouloir l’ouvrir.


« La Passion du Mouvement » de Dominique Jarrassé, c’est donc ce genre de livre frappé d’anathème, que l’on n’achète que pour ne jamais avoir à l’ouvrir.


D’ailleurs, ces livres-là, on ne les achète pas : on vous les offre.


Bref, alors que je me lance, je me retrouve inexorablement face à cette fameuse double page, et le hasard me met face à « La Porte des Enfers ». Quelque chose se déclenche alors en moi qui brise le destin maudit des imposants volumes, et alors que je prends la peine inusuelle de me pencher sur le texte adossé aux photos, voilà que je découvre que « Le Penseur » n’est, initialement, nul autre que la transfiguration de Dante. Merde alors. Dante Alighieri ? Et voilà que tout commence.






Partons donc du début. Quelque part à Paris en 1840, la même année que Tchaïkovski et Emile Zola, naît le petit François-Auguste-René Rodin.

Ironie du sort, il est sacrément myope, ce qui ruinera passablement sa capacité à étudier à l’école et lui vaudra une maîtrise du français toute personnelle qu’il traînera comme un boulet toute son existence. Au-delà de partir myope, le garçon cumule les handicaps avec un échec cuisant lors de sa tentative d’entrée à l'École des Beaux-Arts : si il y réussit l'épreuve de dessin, il échoue trois fois de suite à celle de la sculpture. Rodin. Et oui. La cruauté de l’existence est bel et bien démocratique : les génies y passent aussi, en voilà une preuve supplémentaire, s’il en était besoin.
Par la suite, abattu par le décès de sa sœur, il part s’enterrer au noviciat de la congrégation du Très-Saint-Sacrement, en 1862. On ne peut qu’imaginer le tableau. Là, même s’il quitte quand-même la congrégation l’année suivante, l'anecdote rapporte encore que le buste qu’il réalise à l’effigie de Pierre-Julien Eymard, Révérend Père qui vient de l'encourager vivement à reprendre la voie artistique, n'obtient pas vraiment satisfaction aux yeux de son modèle, et termine… aux greniers. « Vie de Merde » comme on dirait en 2010. Et sitôt sorti, il en est plus ou moins de même avec ses pairs : alors que Rose Beuret, une ouvrière couturière âgée de 20 ans, lui sert de modèle et de maîtresse (et, à la fin de leur vie, d’épouse), son « Homme au nez cassé » est refusé au Salon de Paris.

Un peu aigri, notre Rodin débute alors une collaboration avec Carrier-Belleuse, sculpteur renommé du Second Empire. A cette époque, Carrier-Belleuse porte la sculpture vers la production en série, stimulé par une forte demande de la haute bourgeoisie qui s’engraisse sur le dos du bas-peuple (comme d’hab’, comme quoi y’a des choses immuables) : le jeune Rodin lui sert donc d’ouvrier reproducteur.
En 1870, voilà notre artiste maudit mobilisé comme caporal pour la guerre franco-prussienne ; réformé à cause de sa myopie, il retourne à son anonymat belge qu’il partage avec ce Carrier-Belleuse jusqu'en 1872. La vie y étant relativement morose, Rodin se paye malgré tout, comme un bon proto-prolétaire, un rêve minable pour ses 35 ans : il s’embarque pour l’Italie avec un objectif : « découvrir les secrets » de Donatello, et surtout, de Michel-Ange.

Là, ben, il prend une claque. Une de celles qui marquent les hommes pour une vie entière.
De retour, il renonce déjà à la Belgique et fonce à Paris, où il visite toutes les cathédrales de la capitale et là, dans la foulée, se lance dans une grande œuvre, l'Âge d'Airain : la statue en plâtre représente grandeur nature un jeune soldat belge de 22 ans, Auguste Feyt, qui arrondit ses fins de mois en faisant modèle. Plusieurs exemplaires en sont réalisés par moulage, et Rodin l’inconnu l'expose ainsi au « Cercle artistique et littéraire de Bruxelles » et au « Salon des Artistes français de Paris ».
Là, scandale.
Faut dire, sa statue donne une telle impression de vie qu'on l'accuse tout simplement d'avoir « fait un moulage » sur un modèle vivant.
Mais cette fois, il semblerait que notre homme en ait fini avec sa série noire : des experts se succèdent, puis prouvent unanimement son génie. Ouais, « génie » qu’ils disent, les experts. Et là, comme tout bon scandale, celui-ci, plutôt retentissant pour l’époque, amorce enfin sa gloire et sa fortune. Voilà que les commandes officielles abondent, si bien que François-Auguste-René Rodin devient, tenez-vous bien, « portraitiste mondain ».

Cette histoire de moulage lui colle néanmoins à la peau comme la scène de la piscine à Loana, et ce, jusqu’en 1900 où il soumettra une fois encore à la critique l'Âge d'Airain lors de l'Exposition Universelle de Paris (1900, année où pendant ce temps, à Barcelone, un jeune merdeux prétentieux répondant au nom de Pablo Picasso expose pour la première fois, tandis qu’à Paris, 26 toiles de Monet sont présentées d’un coup, comme un tir de chevrotine impressionniste fraîchement inspiré d’un séjour anglais marqué par la découverte de Tuner. C’est aussi dans le courant de cette année 1900 que décèdent Friedrich Nietzsche et Oscar Wilde, mais bon, ça, c’est pas très gai (même pour Oscar Wilde)).
Le père Rodin, cette histoire de moulage, faut le dire, ça l’agace : dès 1878, il crée un « Saint Jean Baptiste » bien plus grand que nature, presque juste pour prouver que ses trucs, lui, il les sculpte, et qu’'il n'a pas recours au moulage. Et cette fois, son Saint Jean Baptiste qui, il faut le dire aussi, calme tout le monde, porte en lui bien plus que la preuve de son honnêteté : il porte un Style, un style en totale contradiction avec l’académisme d'alors.

Rodin, du coup, on le respecte. Ouais. Ca rend les choses plus simples, ça c’est sûr : voilà qu’il pêcho une sculptrice de génie de vingt-quatre ans sa cadette, Camille Claudel, et il s’installe au 182 rue de l'Université, dans le 7e arrondissement de Paris : c’est là que par l’intermédiaire d’un certain Edmond Turquet, l'État français lui commande alors en août 1880 une « porte » pour un futur (et très hypothétique) « Musée des Arts Décoratifs » devant occuper une aile du Musée du Louvre.

Là où c’est cool, c’est que ce Turquet ne se contente pas d’apporter à ce sculpteur controversé une réelle possibilité de reconnaissance (et la perspective d’un gain de 8000 francs !...), mais lui offre surtout la liberté de choisir le thème de la future « porte ».

Rodin a trop ramé pour rater l’occaze : c’est une commande d’Etat, il se lancera donc dans une composition indomptable.

Il prend prétexte d’un double sujet romantique, « l’univers de Dante », et dans une moindre mesure, « celui de Baudelaire » : en fait, il meurt d’envie de réaliser un tour de force, en matérialisant d’innombrables scènes pour scander à la fois la « descente aux enfers » de l’un, et la « chute des damnés » de l’autre. Pour autant, à 40 ans, Auguste n’a pas vraiment envie de se soumettre à une œuvre quelle qu’elle soit : ses esquisses, tout d’abord très fidèles au texte, restent sur une table tandis que les premières terres et les premiers plâtres ont déjà pris la tangente… Parce qu’en fait, il n’a toujours pas digéré le coup de l’Age d’Airain : faut avouer qu’il est plutôt buté, le gars Rodin. « Je n’avais pas l’idée d’interpréter Dante, j’ai juste été content de prendre « L’Enfer » comme point de départ parce qu’on m’avait accusé d’utiliser des surmoulages : pour prouver complètement que je peux modeler d’après nature aussi bien que les autres, j’ai résolu de faire la sculpture sur la porte plus petite que nature. » Et ouais, c’est comme ça : quand on l’a en travers, on l’a en travers.

Avec Saint Jean Baptiste il avait fait dans le plus grand ; là, il veut donner dans la quantité, et en plus, dans le plus petit. Bon, en même temps, cette obsession de démonstration technique c’est aussi un prétexte : le père Rodin, en fait, c’est quand même un indécrottable romantique, et Dante et Baudelaire, ben, ça l’émeut.

Dès octobre 1880, l’Auguste, il a avancé les travaux au point de recevoir un premier versement de 2.700 francs. C’est la fête. Faut dire qu’en quelques mois, sa « porte » s’est couverte de groupes parmi lesquels, déjà, Paolo et Francesca et Ugolin, qui occupent chaque ventail. Il s’est déjà mis à prendre pas mal de liberté avec Dante, immisçant des figures tirées de sa propre imagination qui prennent des connotations érotiques pas très « dantesques »…

Il a parallèlement pris le parti de bannir tout accessoire de « mise en scène infernale » : il n’y aura pas ni d’animaux fantastiques, ni de serpents ni de diables… peut-être un petit squelette discret par-ci par là au milieu du fourmillement de nus féminins, mais c’est tout. Idem pour « l’Horrible» : pas de corps torturés ou mutilés comme dans la description du poète : le tourment des damnés sera ici traduit uniquement par les positions, et la tension des muscles. L’œuvre devient ainsi petit à petit indifférente à la référence littéraire, à quelques indices près : fasciné par les Centaures que Dante évoque au chant 12, il s’attèle à donner corps à des créatures hybrides finalement inspirées d’Ovide (pornocrate post-Jules César au nez extrêmement proéminent, qui lui valu le surnom de « Naso » et une réputation plutôt « membrée ») dans leur inspiration classique, c’est-à-dire non plus à valeur de symbole semi-cauchemardesque mais en générant plutôt des créatures tiraillées elles-mêmes entre spiritualité (partie humaine) et bestialité de leurs instincts (partie chevaline)…
En bref, il s’emballe, le père Rodin : le voilà à envisager, après seulement deux mois de travail, une extension de la « porte » initiale par le biais de deux figures latérales, Adam et Eve, prévoyant une porte de 4,5 mètres sur 3,5.

Il explique à ses commanditaires que sa porte « comprendra, en dehors de bas-reliefs, beaucoup de figures presque ronde bosse ». L’ampleur du projet fascine l’administration (toujours prompte à la mégalomanie), qui lui promet un crédit de 18.000 francs : les différents inspecteurs qui se succèdent au chevet de l’œuvre sont si scotchés par sa monumentalité que, malgré le fait que son achèvement paraisse de plus en plus improbable, l’Etat finit même par lui allouer la somme de 25.000 francs, puis de 30.000 francs ; bon, en fait, comme toutes les subs, il n’en touchera le solde - et encore, en bataillant - qu’en 1917, l’année où il meurt. L’administration, c’est l’administration.

De 1880 à 84, Rodin travaille donc comme un beau diable (hé hé). En fait, il est foutrement excité par les possibilités de son sujet : passion, violence, désespoir, corps tombant et grouillant, contorsions, déséquilibres, lascivité… Du coup, son « Jugement Dernier » prend des accents de bacchanale : tout dans sa Porte est devenu prétexte à un monde érotique étourdissant. Attention, faut pas croire : les corps tendus dans une souffrance mêlée à la volupté, c’est quand même pas si loin de Dante non plus (on ne parle même plus ici de Baudelaire, spécialiste incontesté du stupre et de la luxure accouplés à la souffrance) : la sensualité présente dans La Divine Comédie s’exprime : celle de la passion de Paolo et Francesca Rimini, mais aussi celle de Dante lui-même qui, porté par Vigile, doit traverser l’enfer et le purgatoire pour aller pêcho sa Béatrice directement au Paradis…

Et nous y voilà : éloigné qu’il est du thème initial, Rodin ne souhaite pas vraiment représenter le poète italien en situation, associé à la figure trop lourde de Virgile. Il le conceptualise plutôt seul, assis sur un rocher, au centre du tympan de sa Porte, comme seul élément fixe et stable dans cet univers tourbillonnant qu’il fabrique tout autour.
Et puis, comme le fameux musée tarde à se construire (un peu comme la L2), et qu’il n’a plus même à se soucier du cadre, son imagination ne connaît plus de limites : la composition se met à proliférer de manière quasi-fantastique jusqu’à ce que plus de 200 figures soient créées, entrelacées dans un espace aux dimensions d’une véritable cathédrale, tandis que l’œuvre toute entière se transforme en réservoir de motifs. Ivre de formes (et un peu de pinard), Rodin la qualifie « d’Arche de Noé ». C’est pas faux : cette Arche s’inscrit finalement comme une mutation de la tradition chrétienne de représentation de l’univers infernal, à cela près qu’elle sert plutôt de prétexte à imaginer un monde érotique qui finit même par étourdir un des maîtres du genre de l’époque, l’inégalé grivois Félicien Rops…

La Porte paraît presque achevée en 84 : des devis de fonderie sont même donnés, même s’ils ne seront suivis d’aucune réalisation. En effet, la construction du Musée est tout bonnement suspendue (tiens, toujours un peu comme la L2 avec ses histoires de voisins pas contents), tandis que de premières voix s’élèvent pour attirer l’attention sur cette œuvre en mutation/perdition : Octave Mirbeau, le pamphlétaire aigri de l’époque, s’esbaudit même en ces termes cette même année 85 : « Ceux qui ont pu admirer dans l’atelier de l’artiste les études achevées, et celles en cours d’exécution, s’accordent à dire que cette porte sera l’œuvre capitale de ce siècle. Il faut remonter à Michel-Ange pour avoir l’idée d’un art aussi noble, aussi beau, aussi sublime », avant de tout bonnement comparer la Porte de Rodin à « celle de Lorenzo Ghiberti, dont Michel-Ange disait qu’elle mériterait d’être la porte du paradis »…

Michel-Ange ?

Le plus célèbre critique littéraire de l’époque vise incroyablement juste, et enfonce le clou à la découverte de la figure centrale : « Le Dante est assis, le torse penché en avant, le bras droit reposant sur la jambe gauche et qui donne au corps nu un inexprimable mouvement tragique. ». Ce que le critique parvient à percevoir, c’est que cette représentation du Dante a déjà laissé place à une dimension bien plus universelle : cet homme nu à la puissance contenue, au torse musculeux, incarne désormais un « Penseur » proche de celui même de … Michel Ange.

Rodin finit par avouer : « Devant cette porte, mais sur un rocher, Dante absorbé dans sa profonde méditation concevait le plan de son poème. Ce projet n’aboutit pas. Maigre, ascétique dans sa robe droite, mon Dante séparé de l’ensemble eût été sans signification. Je conçus un autre « Penseur », un homme nu, accroupi sur un roc où ses pieds se crispent. Les poings aux dents, il songe. Ce n’est point un rêveur. C’est un créateur. » . Tout est dit ; le temps passant, Rodin ne s’est plus guère soucié d’illustrer quoi que ce soit, mais ne s’est plus fixé pour but que de modeler des corps. Des nus. De les combiner dans des compositions qui les mettent en valeur.
Le Dante de sa Porte est devenu Le Penseur, qui est ici le « créateur », soit Rodin lui-même. Pas plus que Michel-Ange, il ne se soucie d’ailleurs de la ressemblance avec le modèle : Le Penseur, c’est lui.
Michel-Ange, lui, est omniprésent dans La Porte. Enchevêtrements des corps, grouillements, rappels des enfers antiques, puissance athlétique et goût des torsions corporelles, foultitudes de traits sont directement empruntés au « maître » (Le Penseur, de parenté désormais flagrante avec le « Pensieroso », mais aussi, par exemple, l’index de l’Adam de Rodin directement issu du plafond de la Sixtine…). Pour autant, jamais Michel-Ange ne se serait permis de telles répétitions, la où Rodin, imprégné du travail de Carrier-Belleuse, l’aura érigé comme principe même de sa modernité. Là où quelques tristes sires de ses contemporains se plaisent à le taxer de paresse, le génie du sculpteur s’exprime dans ce marcottage, clé de composition d’un Rodin qui use de ses figures comme d’un vocabulaire dont « La Porte de l’Enfer » est le lieu des expériences linguistiques les plus variées.
Pourtant, fatigué de patienter après ce musée fantôme, Rodin décide de commencer à détacher des morceaux de son monument : les corps exquis, pleins et désirables des femmes, ceux musculeux et athlétiques des hommes évoquent si peu les figures décharnées de Dante qu’ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’être modifiés pour s’intégrer à d’autres compositions sans le moindre caractère « infernal ». La Porte est tout simplement abandonnée au profit de ses éléments détachés, qui se mettent à constituer, indépendamment les uns des autres, l’œuvre de Rodin toute entière.

Parmi elles, La Méditation, figure initialement appuyée au pilier droit des hauts-reliefs du linteau : ma préférence à moi, mon rêve, mon éblouissement depuis toujours. Celle que je peux contempler sans aucune lassitude, jamais, toujours hypnotisé, bouleversé, terrassé par sa sidérante perfection, et dont je viens de découvrir, transi, l’origine : sans voix, je ne peux que saisir quelques mots à « l’Art » de Théophile Gautier, l’inspirateur des Parnassiens :
« Tout passe. L’art robuste / Seul a l’éternité. / Le buste / Survit à la cité. / Et la médaille austère / Que trouve un laboureur / Sous terre / Révèle un empereur. »

Ce ne sera qu’autour de 88 que Rodin se ré-attèle à l’œuvre, avant de s’en désintéresser à nouveau : entretemps, il vide la Porte de la quasi-totalité de son contenu. L’exposition qu’il en fait en 1900 la présente ainsi presque entièrement dépouillée de ses sculptures saillantes. Il se laissera persuader plus tard de revenir à sa conception primitive, et c’est en cet état que sera finalement immobilisée l’œuvre, avec ses 6 mètres de haut et ses 4 mètres de large, sans même les figures latérales d’Adam et Eve abandonnées par la suite pour être converties en trois figures répétitives de l’Adam pour la surplomber.

Poids ? 8 tonnes.

Un plâtre complet en est fait en 1916, tandis que Rodin lui-même n’en découvrira jamais la première fonte, réalisée en 1926 : il meurt à Meudon le 17 novembre 1917, la même année que Buffalo Bill et Mata Hari (et plein d’autres aussi, mais moins drôles).

Merde, Rodin ; toi qui le côtoie, Dieu est-il vraiment un fumeur de Havanes ?

mercredi 13 octobre 2010

Sur le pont...

SUR L'EAU

Je n'entends que le bruit de la rive et de l'eau,
Le chagrin résigné d'une source qui pleure
Ou d'un rocher qui verse une larme par heure,
Et le vague frisson des feuilles de bouleau.

Je ne sens pas le fleuve entraîner le bateau,
Mais c'est le bord fleuri qui passe, et je demeure;
Et dans le flot profond, que de mes yeux j'effleure,
Le ciel bleu renversé tremble comme un rideau.

On dirait que cette onde en sommeillant serpente,
Oscille, et ne sait plus le côté de la pente;
Une fleur qu'on y pose hésite à le choisir.

Et, comme cette fleur, tout ce que l'homme envie
Peut se venir poser sur le flot de ma vie,
Sans désormais m'apprendre où penche mon désir.


Sully Prud'homme

mardi 5 octobre 2010

Le Trône de Dieu (part Two)

Après avoir publié un recueil de textes, de chansons et de pièces de théâtre incluant une partie de son travail avec Lydia Lunch, (muse no-wave auto-proclamée, post-héroïnée, acoquinée à l’inénarrable James Chance, rencontrée à l’époque de Birthday Party), Nick vient péniblement à bout de son roman.
Déboussolé, il quitte Berlin-Ouest mais au lieu de regagner son Australie natale, il décide d’opter pour les côtes brésiliennes, comme un fuyard baudelairien. Le fils qu’il y conçoit avec une styliste porte alors à quatre le nombre de sa progéniture, tandis que la puissance évocatrice des rythmes latins, et plus particulièrement ceux de la Saudade, le happent ; la Saudade ? Pour les romantiques brésiliens, un état d’humeur plus qu’un style de musique; le tempo d’une complainte censée parler aux apatrides qui pleurent avec élégance la nostalgie d’un passé fantasmé ; un cousin proche du "spleen" des auteurs romantiques français, en somme. De cette plongée dans les humeurs brésiliennes, Nick ramène « The Good Son » : il se découvre apaisé, amoureux, presque gai. C’est peut-être aussi le sevrage qu’il a entrepris dans ce pays farouche qui vient trahir avec dandysme son pessimisme viscéral.
Viscéral? Nick ne tarde pas à regagner la Perfide Albion pour donner naissance à « Henry's Dream », le septième album, sorte d’hommage aux poèmes de John Berryman, l’un des papes du Confessionnalisme américain. Alors que les fans déroutés se réjouissent, apparaissent pour la première fois Martyn P. Casey à la basse et Conway Savage aux claviers : tous deux australiens, ils deviendront des « « membres piliers » des Bad Seeds à partir de l’enregistrement de cet étrange concept-album qui fait s'entrecroiser des personnages d'une chanson à l'autre.
Sur sa lancée, le groupe sort « Let Love In » en 1994 : l’un des albums de Nick Cave and the Bad Seeds les plus abordables, qui vaudra notamment au titre "Loverman" d’être successivement repris par Metallica, puis par Martin Gore.

Une année passe : c'est largement assez pour que le groupe s'enfonce inexorablement dans ses noirceurs. « Notre première intention était de réaliser un disque que personne n'aime, de ceux qui servent simplement à faire joli dans une collection, mais que l'on n'a jamais envie d'écouter ». Back to black… Avec "Murder Ballads" le groupe livre un album entièrement dédié au meurtre et aux meurtriers. Sont-ce les trois duos (deux réalisés avec des femmes : PJ Harvey avec laquelle Nick vit une passade, puis la rescapée des 80’s Kylie Minogue avec laquelle il finit par signer un véritable « hit » ; enfin, un troisième avec l’inénarrable Shane McGowan des Pogues), toujours est-il que l’album connaît contre toute attente, et comme un pied de nez à son créateur, un vrai succès public. Si les arrangements y sont doux, et pour une fois très accessibles, les paroles, elles, ne transigent pas : elles sont profondément lugubres. Prémonitoires ?
Dès 1997 on retrouve Nick et ses Bad Seeds empêtrés dans la poudre et l’alcool : "Murder Ballads" finit d'emporter le groupe derrière son cortège funèbre, et telle une voiture-balai fantomatique, "The Boatman's Call", album encensé par les esthètes rock-critic, sort de la brume : bien loin des arrangements grandiloquents jusqu’ici livrés aux mains des Bad Seeds pour théâtraliser des récits noirâtres de personnages dignes de Poe, c'est une plongée introspective dans l’âme de Nick Cave, au cœur de laquelle errent le fantôme de Viviane Carneiro, son amour brésilien, et celui de PJ Harvey. Bizarrement, deux Bad Seeds supplémentaires viennent prêter main forte au line-up pour entourer cette veillée minimaliste déclinée au piano, dans laquelle on discerne l’empreinte du "Blood on the Tracks" de Bob Dylan écrit en 1975 pour évacuer son divorce d’avec Sara Lownds… Jim Sclavunos, vétéran de la scène no wave repêché des Teenage Jesus and the Jerks, le groupe de Lydia Lunch, et le génie multi-instrumentiste Warren Ellis.
Cette même année 97, le monder perd Colonel Parker -l'impayable manager d'Elvis-, Allen Ginsberg, Notorious B.I.G, Jeff Buckley, Barbara et Mickael Hutchence, tandis que toutes les platines CD de la planète résonnent aux notes de deux des plus grands succès de cette fin de siècle : "Homogenic" de Björk, et "OK Computer" de Radiohead.