mercredi 21 novembre 2012

Anne, ma soeur Anne...

Une fresque naïve de ville futuriste fourmillant de détails hallucinés, imprimée en plusieurs parties puis reconstituée à l’aide de longues bandes de scotch, coloriée assidument aux couleurs criardes de feutres Giotto. Un reportage nocturne et hypnotisant sur Soutine, regardé assis en tailleurs face à la télé en plein cœur de la nuit. L’intégrale de « Rails », de David Chauvel et Fred Simon rééditée en noir et blanc, puis le tome 1 de « Scarlet », de Brian Michael Bendis et Alex Maleev. « Have Yourself A Merry Little christmas » de Sinatra, à chanter à l’heure du bain. Existe-t-il quelque chose de mieux que Chopin pour exécuter de la danse classique. Une petite reproduction de la « danseuse » de Degas sortie de sa boite blanche immaculée après que celle du salon ait explosé par terre, se démettant d’un seul choc de ses deux bras pourtant repliés dans son dos et de sa tête. Une place crédible pour la petite fiole d’absinthe dénichée du côté des Basses Alpes. Ce que prédisent les runes. Une ordonnance circonspecte pour une prise de sang devant répondre à une liste de dix-neuf marqueurs. Une nouvelle marque de dentifrice pour ne plus avoir à subir, tous les matins, la même ignoble incompatibilité gustative entre menthe glaciale et café brûlant sans sucre. L’horloge de la cuisine, pour attendre l’échéance de cet interminable délai fixé pourtant très arbitrairement entre deux cigarettes. Un cadre de Schiele sans place adéquate rangé le long d’une paroi de combles. Fields Of the Nephilim est-il, définitivement ou pas, une pâle copie des Sisters Of Mercy. La vidéo intégrale, en anglais non sous-titré, de la conférence sur la question israélo-palestinienne tenue par Miko Peled à Seattle le 1er octobre 2012. Des chèques à tout un tas d’organismes anthropophages n’existant que par l’entremise de petites enveloppes à fenêtres au format précis à glisser derrière un feuillet informatisé, ce pliage mécanique débouchant invariablement sur une étrange adresse cryptée dévoreuse de compte bancaire. Comme une double peine, un timbre sur chacune d’entre elles, sachant que l’on n’aura jamais le nombre de timbre suffisants. Une après-midi de six bonnes heures derrière un écran d’ordinateur à compulser des informations inutiles, se lever, aller aux toilettes, essayer de faire autre chose et entamer la soirée en revenant s’asseoir au même endroit, mais cette fois, un verre à la main. Recommencer à poser régulièrement la main sur un radiateur pour en vérifier la température. Recommencer régulièrement. Recommencer. Une fresque naïve de ville futuriste fourmillant de détails hallucinés, imprimée en plusieurs parties puis reconstituée à l’aide de longues bandes de scotch, coloriée assidument aux couleurs criardes de feutres Giotto.

vendredi 16 novembre 2012

Les Maldives

- Mais moi je m’en tape, de ce qu’ils pensent !
- Bien sûr, on est tous comme ça, mais quand même y’a certaines situations où on peut pas tout se permettre, tu vois…
- Je vois quoi ? Hein, je vois quoi, dis-moi ? Tu crois réellement qu’il se fait chier des journées entières à bosser jusqu’à pas d’heure, à me laisser comme ça avec les gosses jusqu’à ce que je me retrouve à parler aux meubles tellement je sui seule, tout ça pour que le fric qu’il ramène me permette même pas de faire ce que je veux, où bon me semble ? Mais tu plaisantes ? Tu veux que je te les compte, ces après-midi pourries ou je me traîne entre quatre murs avant de descendre dans le centre arpenter ces magasins odieux remplis de vendeuses condescendantes en guettant l’heure de la sortie des classes, à monter et descendre des niveaux de parking en sous sol à la recherche d’une place où pouvoir garer ce machin énorme qu’il a acheté, aussi gros qu’un camion ? Tu crois que quoi, que je me régale ? Hein ? Que je passe ma vie à organiser des réunion Tupperware avec des Comtesses, c’est ç a ?
- Bah, en même temps, tu peux pas vraiment dire que t’as une vie disons… difficile.
- Ha, ben nous y voilà ! Il faudrait qu’on fasse du marteau-piqueur au mois d’août en plein soleil c’est ça, avec la trouille d’un contrôle de permis de travail, pour avoir ne serait-ce que le droit de prétendre à trouver certains jours pathétiques, hein ? Moi, j’ai pas le droit de me plaindre ? Faut faire pleurer dans les chaumières, comparer le prix des Pépito dans les rayonnages ? Et quoi encore ? Hein ? Ma vie, ma belle, y’a des tas de jours crois-moi elle est à chier, et le fait que j’aie une employée de maison à temps complet n’y change rien ! Je vais même te dire mieux : elle est plutôt tranquille, ma femme de ménage, si on y réfléchit bien : elle vient chez moi, elle passe l’aspirateur, elle sort un repas traiteur du frigo où y’a presque plus rien à faire, elle fout tout ça dans des casseroles neuves sur un piano gigantesque où tout cuit tout seul, elle refout tout ça au lave-vaisselle ça lui prend quoi, cinq minutes, elle plie deux ou trois draps, tout ça loin de sa marmaille insupportable qui doit gueuler ou vendre de la drogue je ne sais où, et elle se rentre peinard avec son petit bus qui te la ramène direct en bas de son immeuble, et la journée est finie…
- Attends, tu pousses un peu là quand même…
- Moi, mon mari, si je le vois deux soirs dans la semaine c’est Noël, et encore, ces soirs-là, à peine rentré il se vautre dans le canapé du salon en chemise avec une assiette toute prête laissée dans le frigo, et en général, il caresse plus le chien que moi… Et moi, pendant ce temps, je me fais chier comme la pluie dans cette baraque immense, à passer mon temps au téléphone avec des artisans biaiseux qui cherchent à me soutirer un max de fric, y’a des pièces à n’en plus finir où les gosses déversent leur bordel sans aucune interruption, si je leur demande de ranger faut voir comment ils me répondent, ils foutent rien à l’école, toujours là à demander du fric pour un oui pour un non, mais faut réaliser ma vieille, tout ça, c’est épuisant, ça te lamine le cerveau, je suis obligée de prendre des cachets si tu savais, y’a des jours, je t’assure que je t’enverrai chier tout ça et je me tirerai à Biarritz par le premier vol qui passe en te le plantant avec les gosses deux bonnes semaines comme un con, ça lui ferait les pieds…
- Ouais. Bon… Tétais quand même aux Maldives le mois dernier justement, il me semble.
- Et alors ? Si t’as la possibilité de le faire, tu fais quoi toi, tu pars quand même en Ardèche dans un gîte rural, c’est ça ? Juste histoire de pas faire jaser ? Parce que ce serait immoral pour ceux qui partent pas, hein ? Non mais si on raisonne comme ça ma vieille, on fait plus rien, hein ! C’est le minimum ça, ma belle, au moins ça, merde !
- En même temps, à coup sûr, telle que je te connais t’as quand même réussi à te faire un peu chier là-bas aussi, non ?
- Oh non, ça non, tu sais, les Maldives, c’est vraiment, vraiment cool… Y’a des types partout qui s’occupent de tout tout le temps, tu fous plus rien, t’as plus qu’à rester là dans un transat à moitié bourrée à attendre qu’ils viennent te chercher pour passer à table, lui, il disparaît tout la journée faire l’adolescent avec un masque et un tuba, les gosses font du jet-ski, et il finit même par me baiser, et plutôt pas mal si tu veux savoir… Tu peux pas t’imaginer la détente…
- Ouais, bref, t’es toute seule là-bas au lieu d’être toute seule ici, finalement.
- Ha non mais ça n’a rien à voir, là-bas… C’est pas pareil ! comment t’expliquer…
- Non non mais je comprends va, je comprends, t’inquiètes….
- … c’est qu’en fait, là bas, comment dire….
- Ben dis pas alors, dis pas…

lundi 12 novembre 2012

Espions

Est-ce qu’elle a choisi ses sous-vêtements avant de partir à sa rencontre ? C’est ce que l’on peut se demander maintenant qu’elle est là dans les étages de cet hôtel de luxe. On ne voit pas vraiment si elle a emporté un sac, tout va vite, tout est tendu. Ses escarpins très hauts frappent frénétiquement le sol feutré en laissant apparaître fugacement leur semelle rouge écarlate, les pans de son manteau noir s’entrouvrant sur ses collants noirs dont le haut dentelé est caché à mi-cuisse sous une robe noire à la coupe classique, la pâleur soudaine de son visage anguleux aux yeux vert d’eau affolés traversée par cette chevelure noire aux longues mèches défaites, ces boucles hors de prix pendant au bout de ses lobes comme deux gouttes dansantes, elle court le rejoindre comme un animal pris dans les feux d’une voiture.

mercredi 7 novembre 2012

Severance

La grange.

Les enfants des villes perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils passent à côté de sans abris qui installent des cartons sur un banc public pendant qu’ils regagnent leur maison après avoir fait les courses. Les enfants des champs perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils assistent à la mort d’une jument mettant bas un poulain mort-né. Les enfants des villes habitent de petits appartements soigneusement décorés dont les fenêtres donnent sur des rues saturées de voitures ; les enfants des champs de grandes bâtisses inconfortables aux vérandas ouvertes sur des horizons d’arbres. Les enfants des villes crachotent la fumée insidieuse de flots de véhicules ininterrompus les jours de pluie. Les enfants des champs toussent la fumée de machines agricoles phénoménales sur lesquelles ils grimpent à califourchon en plein soleil. Les enfants des villes devinent les mystères du sexe sur les devantures de kiosques à journaux ou en voyant des femmes laides à demi-nues arpenter un trottoir. Les enfants des champs abordent la crudité du sexe devant les clapiers, en se penchant sous un étalon ou en assistant à une insémination de vache. Les enfants des villes connaissent beaucoup de jeux pervers et drôles. Les enfants des champs adorent y jouer. Les enfants des villes doivent donner une main pour arpenter des trottoirs insalubres. Les enfants des champs disparaissent pour la demi-journée dans des bois environnants. Les enfants des villes prennent la voiture pour regagner une piste cyclable embouteillée, un casque aux couleurs criardes enfoncé de guingois sur la tête. Les enfants des champs jettent leur bicyclette au bord d’un fossé de route nationale pour aller ramasser un chouette bâton d’un mètre cinquante. Les enfants des villes savent se méfier des hommes. Les enfants des champs savent se méfier des jars. Les enfants des villes jouent avec de petits chiens inquiets sur un canapé d’angle. Les enfants des champs repoussent virilement les assauts de gros chiens babineux à l’odeur fauve. Les enfants des villes se font attacher à l’arrière de petites voitures rutilantes pour bailler derrière une vitre dans d’interminables embouteillages. Les enfants des champs grimpent à l’avant de monospaces boueux pour cahoter sur des chemins rejoignant des nationales vides. Les enfants des villes s’entassent dans le vacarme en se disputant les trois balançoires d’un jardin public entouré de grilles et de voitures arrêtées aux feux rouge. Les enfants des champs s’ennuient entre frères et se disputent sur des portiques de jardin mal arrimés. Les enfants des villes prennent des bus ahanant pour regagner d’immenses piscines résonnantes à l’eau tiède javellisée dans laquelle ils s’essoufflent la tête engoncée dans des bonnets en plastique. Les enfants des champs pédalent jusqu’à une rivière glacée dans laquelle ils sautent inconsciemment entre deux rochers sans enlever leur bermuda. Les enfants des villes ont des grands-parents trop bien coiffés chez lesquels ils s’ennuient en pantalon de velours dans des salons à l’air saturé dans la lumière usante d’abat-jours orange. Les enfants des champs ont des grands-parents revêches qui les chassent d’une maison surchauffée vers l’air glacial de l’hiver pour allumer une télé cachée dans un meuble en bois. Les enfants des villes entassent des jouets inutiles dans des corridors d’entrée à l’éclairage cru et dans des placards garnis de bacs en plastique. Les enfants des champs abandonnent des jouets inutiles sur le sol de parvis à auvent et dans des coffres fabriqués dans un atelier. Les enfants des villes attirent l’attention d’animaux captifs qu’ils veulent posséder en tapant stupidement avec le doigt contre des vitrines épaisses. Les enfants des champs touchent avec une curiosité teintée de dégoût des animaux morts ensanglantés avant des les retrouver dans leur assiette. Les enfants des villes trouvent des fois leur papa rigolo. Les enfants des champs savent qu’il est bourré. Les enfants des villes sont précieux, apprêtés, dédaigneux et capricieux. Les enfants des champs sont laids, farouches, colériques et leurs yeux brillent vite. Les enfants des villes ont les pieds tordus. Les enfants des champs ont les oreilles décollées. Les enfants des villes ont des grands-pères qui conduisent des voitures de luxe à l’intérieur minutieux et aux ailes rutilantes. Les enfants des champs ont des grands-pères qui conduisent d’énormes tracteurs verts aux roues démesurément craquelées.  Les enfants des villes ont des scooters qui font des bruits de crécelle sur lesquels ils se déplacent à deux, ceux des champs, des motos qui font des bruits de tondeuse qu’ils se prêtent à tour de rôle. Les enfants des villes grimacent en trempant le bout des lèvres dans une flûte sous le regard réprobateur de leur mère. Les enfants des champs se passent la langue avec un sourire mi-figue mi-raisin après avoir bu une gorgée de bière devant un père hilare. Les enfants des villes observent les animaux avec méfiance. Les enfants des champs les frappent. Les enfants des villes ont le teint pâle, des écharpes et une toux persistante. Les enfants des champs se promènent en polaire élimée, le nez morveux et les oreilles écarlates. Les enfants des villes viennent souvent loger près de chez les enfants des champs pour les vacances. Pourtant, les enfants  des champs ne viennent que très rarement en ville loger près de chez les enfants des villes, qui, de toutes façons, les ignoreraient. C’est dommage, parce que les enfants des villes adorent les enfants des champs, et les enfants des champs adorent les enfants des villes.